dimanche 6 mai 2018

En protestant... Jean Daniélou, Le mythe du malheur



Il serait intéressant de tracer la généalogie de l'humanisme dont nous parlons. Sans doute le grand ancêtre en est-il Nietzsche. Il y a dans la révolte de l'auteur de Zarathoustra contre tout ordre une grandeur indéniable. Mais Nietzsche est le premier à avoir affirmé que c'est sur la mort de Dieu que peut se construire l'homme. Il a bien défini ici l'attitude que nous examinons. Nietzsche éprouvait à l'égard de Dieu une sorte de jalousie. Il supportait impatiemment d'avoir à reconnaître une grandeur qu'il ne pouvait pas posséder. C'est vraiment lui en qui s'exprime l'athéisme positif, pour qui l'homme n'existe que s'il est la valeur suprême. Ce que Nietzsche a bien vu aussi, c'est le lien de Dieu et d'une morale objective. Il est le premier représentant de la morale de situation. Il a bien vu que la morale était inséparable de Dieu, qu'elle était non une loi abstraite, mais l'expression d'une volonté personnelle. Et sa transmutation des valeurs consiste à substituer une morale qu'il se donne à lui-même à une morale reçue d'un autre.
Cette attitude se retrouve chez nombre d'écrivains et de philosophes. Je prendrai l'un des exemples les plus frappants, La Condition humaine de Malraux. On y trouve la recherche (selon la remarque même d'un personnage) de la vie elle-même et de la souffrance fondamentale, c'est-à-dire une certaine expérience foncière d'ordre métaphysique, qui est l'existence elle-même. Les personnages la cherchent dans des orientations différentes. C'est dans l'acte de tuer que Tchen trouve une plénitude de lui-même qu'il essaie de préciser comme étant l'extase. De la même manière — et la chose est assez frappante parce que le personnage à certains égards pourrait sembler se situer dans une perspective différente — Clappique, au moment où il joue tout l'argent qui lui reste, éprouve une intensité d'existence que souligne l'un des personnages. Peu importe que ces solutions soient dérisoires : elles sont l'expression d'une sorte de plénitude dans l'instant, d'une intensité d'existence qui apparaît comme la valeur suprême. Ce qui fait l'intérêt du livre, c'est que les personnages y vivent intensément. Il n'y en a pas qui soit un tiède. Même des personnages peu sympathiques comme Ferral ont une certaine grandeur. Dans l'esprit de Malraux, il trouve dans sa volonté de puissance une affirmation de soi-même.
Le monde de Malraux est un monde d'où la médiocrité est absente, où il s'agit de vivre dangereusement. L'essentiel c'est d'atteindre la plénitude de la liberté et non pas de réussir. La réussite n'a aucun intérêt, qu'il s'agisse du plan personnel ou politique ; la pire gaffe que fait le malheureux pasteur, c'est de parler à Tchen de bonheur. Les personnages de Malraux ne cherchent pas le bonheur, ils cherchent la plénitude. C'est pourquoi il est remarquable que le fait que leur destin aboutisse à une catastrophe ne les empêche absolument pas de s'accomplir. Au contraire, s'ils finissaient dans le succès politique ou sentimental, ils s'embourgeoiseraient. Le malheur est nécessaire pour montrer qu'ils n'attendent rien du destin, mais qu'au contraire c'est dans la mesure où leur destin est plus tragique qu'il apparaît mieux que la seule chose qu'ils cherchent, c'est le dépassement d'eux-mêmes. Peu importe de réussir ; l'importance est d'avoir été grand. Il y a à cet égard un épisode où Malraux rejoint le mythe, celui où nous voyons le destin de Kyo suspendu à la petite boule qui roule sur la table de jeu. On a l'impression ici d'une espèce de contraste extraordinaire entre l'absurdité du destin suspendu à un événement dérisoire et la seule chose sérieuse qui est l'attitude devant le destin.
Il semble d'autre part que toutes les fois que les personnages de Malraux essaient de donner une justification de leur attitude, de parler, soit d'une cause, soit d'un idéal, soit d'une raison quelconque de vivre, les paroles sonnent faux. Je donnerai des exemples. Quand Kyo, avant de mourir, se trouve dans le préau et exprime l'idéal qui est le sien, il aboutit à une formule assez creuse et qui se trouvait terminer un film médiocre : « Mon souvenir vivra du moins dans la mémoire des hommes ». Quand Gisors explique sa philosophie, plus ou moins indienne, dans laquelle il exprime une vague réconciliation de l'existence personnelle et du tout, nous sommes également déçus. Autant l'attitude de Malraux en présence de l'existence est grande, autant toutes les fois qu'il esquisse une réponse métaphysique, il nous déçoit. Il y a une disproportion entre une certaine attitude devant la vie et tout ce qui serait une justification. Les personnages de Malraux ne meurent pas pour une cause ; les causes sont un prétexte à mourir : ils cherchent à mourir, pour rejoindre le fond obscur de l'existence. La pièce ne joue dans aucun sens politique. Toutes les causes politiques apparaissent, je pense, finalement secondaires par rapport à ce que recherchent réellement les personnages.
Est-ce à dire pourtant (et c'est ma troisième remarque) qu'il n'y ait pas dans le roman une certaine éthique ? Je crois qu'il y a chez Malraux un grand sens de la vertu et des vertus au sens cornélien du mot. Et ses personnages sont à bien des égards animés de vertus véritables. C'est par exemple une certaine camaraderie et fraternité humaine, une exigence de dignité qui se trouve exprimée assez paradoxalement dans la note d'humanité la plus juste, par Valérie en face de Ferral. Par ailleurs ces personnages nous donnent continuellement l'exemple d'un courage extraordinaire. Il est incontestable qu'il y a en tout cela une grandeur d'humanité rarement atteinte. Or, c'est ici où j'arrive du point de vue chrétien à quelque chose de grave et où nous sommes en présence des vrais problèmes. Le cas de Malraux est différent de celui de Sartre. Il est certain que l'éthique de Sartre n'a rien qui risque de nous tromper et de nous duper. Nous sentons trop tout ce qu'elle a d'inacceptable. Au contraire, l'éthique de Malraux, parce qu'elle rejoint certaines grandeurs humaines, nous pose un vrai problème. L'idéal qui est celui de ses personnages dans la mesure où ils expriment une sorte d'existence pleine en dehors de tous les conformismes, a quelque chose qui peut nous séduire.
Or, cette attitude se situe sur un plan strictement humain et au plan des relations d'homme à homme. Non seulement elle ignore, mais elle écarte farouchement tout ce qui viendrait contaminer cette pureté humaine qui est précisément la seule chose qui mérite d'être pleinement recherchée. En sorte que toute présence de Dieu, toute relation à une vie religieuse apparaîtrait comme altérant une certaine authenticité d'humanité. Le monde de Malraux, au point où nous le présente La Condition humaine, apparaît comme un monde volontairement fermé à Dieu, un monde fermé sur une volonté de faire des relations d'homme à homme la valeur suprême. Or, ceci me paraît être ce qui représente aujourd'hui la tentation essentielle, celle d'un certain humanisme social, celle non pas de faire le mal, mais celle de montrer qu'on n'a pas besoin de Dieu pour faire le bien, c'est-à-dire en somme de montrer que l'homme est parfaitement capable par lui-même d'atteindre les véritables grandeurs et qu'il n'a rien à attendre de Dieu.
Il est très caractéristique dans cette perspective que si les héros de Malraux vivent dans un climat de vertus humaines, ils sont dans une absence totale de ce que j'appellerai la grâce au sens chrétien du mot. Ils sont grands tout en étant en état de péché mortel. Il y a une dissociation totale chez eux entre une éthique qui correspond à une certaine grandeur humaine de dignité et les valeurs morales chrétiennes. Chaque personnage se trouve joindre à sa grandeur quelque tare particulière. Gisors est opiomane et il fait partie de l'essence du personnage qu'il soit opiomane. Valérie est une demi-mondaine. Tchen a en lui le goût du sang et du meurtre, d'autres celui de l'érotisme. Ici j'éprouve une gêne profonde devant le climat même qui est celui du livre, devant l'expression de cette totale dissociation de la grandeur morale et de la grâce spirituelle, de l'idéal chrétien évangélique. Quelqu'un citait ce mot de Malraux : Dieu peut mourir, rien ne serait changé. Je crois précisément que, pour Malraux, Dieu est mort et que tout est changé. Je crois que l'éthique que nous propose Malraux est une éthique qui se ressent profondément de ce que pour ses héros Dieu est mort et qui n'est plus celle à laquelle nous tenons, parce que nous pensons que c'est la seule où l'homme puisse se réaliser pleinement.
Je finirai en me demandant comment on peut essayer de situer la position de Malraux. Il me semble — et je reviens ici à ce que je disais au début — qu'il y a chez Malraux un idéal de grandeur tragique qui a sa raison d'être en lui-même. « Le martyr sans la foi », dit Montherlant dans Port-Royal. Un martyr qui endure une souffrance qui ne se justifie pas parce qu'elle est le moyen d'une rédemption, mais qui apparaît comme la suprême grandeur, parce qu'elle est la souffrance fondamentale : la souffrance d'exister, mais non pas en vue de quelque chose. La liberté est la fin suprême dans un monde absurde où il ne peut y avoir pur elle que déception. La position de Malraux me paraît joindre celle de Sartre au point de vue métaphysique, alors qu'il s'en sépare par sa sensibilité morale. Malraux a raison de condamner la contrainte d'un monde social qui brime l'homme et qui l'empêche de s'accomplir. Mais là où il a tort lui aussi, c'est quand il ne se demande pas s'il n'y a pas un ordre dans lequel l'homme puisse s'inscrire sans se détruire, s'il n'y a pas une possibilité pour la liberté de s'ouvrir à un amour et à une espérance.
Or, ici, il faut le dire, ce n'est pas l'absurdité du monde qui suscite la révolte, c'est la révolte qui introduit d'abord l'absurdité dans le monde, pour y trouver ensuite une justification ; les écrivains dont nous parlons ont besoin du mal pour se révolter ; car le pessimisme est la nourriture nécessaire de la révolte. Ce qui est premier c'est la volonté de révolte ; et c'est parce qu'ils ont d'abord cette volonté de révolte, parce que d'abord ils veulent dire non au monde, parce que d'abord ils veulent mettre en question la création, parce que d'abord ils veulent refuser de reconnaître que ce monde est bon et qu'il est l'œuvre de Dieu, qu'ils cherchent partout toutes les raisons qu'ils peuvent trouver d'avoir à le refuser et c'est pourquoi la révolte invente le pessimisme, cherche le scandale, ne souligne jamais que le pire, se détourne de tout ce qui peut être valable de manière à pouvoir dire ce non qu'elle veut dire.
Mais, dira-t-on, parler ainsi, n'est-ce pas faire bon marché de ce qu'il y a dans le monde qui justifie la révolte. Dans un monde absurde, elle est la seule chose qui soit encore possible. Elle est le dernier refuge de la liberté. Ce refus de prendre son parti de sa condition est la marque même de la grandeur de l'homme. À ce titre on la rencontre aussi bien chez les chrétiens que chez les non-chrétiens. Les grands révoltés du monde moderne, ce sont Rimbaud, Nietzsche, Camus, mais aussi Dostoïevsky, Bloy et Bernanos, tous ceux qui selon le mot de la Jeanne d'Arc de Péguy, ne prennent leur parti de rien. Il y a entre des esprits si différents un certain air de famille, une communauté des révoltés. Mais à l'intérieur de cette communauté, à ce niveau de grandeur où les rassemble leur commune révolte, celle-ci sonne pourtant bien différemment.
Il y a une ambiguïté de la révolte. Et c'est ce que l'on méconnaît quand on veut la considérer à l'état pur. Elle se définit en effet par le fait de dire : non. Mais tout dépend de ce à quoi on dit non. À un premier niveau on dit non à l'injustice. Révolte et justice sont notions corrélatives. L'expression de la révolte, elle apparaît dans l'enfant qui, les poings serrés, dans sa rage impuissante, voit puni celui qui ne le mérite pas. C'est là que s'enracine la révolte de beaucoup d'hommes. Elle est faite de la muette indignation accumulée en voyant méconnu ce qui mérite d'être respecté et aimé. Elle grandit en présence de l'injustice sociale ou de l'oppression politique. Elle devient révolution, quand elle est prise de conscience d'une communauté des révoltés qui veulent briser leurs chaînes.
Cette révolte est sacrée. Mais Camus nous a appris à voir qu'elle est courte. Ce qui dépend de l'homme est limité. C'est la pire des mystifications que de laisser croire aux hommes qu'ils peuvent parvenir à aménager un Royaume de Dieu sur la Terre. En les orientant vers la solution illusoire de l'histoire, on les détourne des tâches réelles. On ne peut faire qu'un peu de bien aux hommes, mais du moins on peut faire ce peu de bien. Cette solidarité modeste à laquelle aboutit l'œuvre de Camus, qui dénonce impitoyablement les ambitions optimistes, qui sait qu'une certaine prétention à étaler la justice sert d'ordinaire de prétexte à toutes les terreurs et que les crimes de raison sont les plus dangereux de tous, est l'expression la plus juste de la révolte dans le cadre de la condition temporelle de l'homme.
Mais ceci dit, on voit bien qu'on est seulement au seuil du problème. Car les injustices sur lesquelles l'homme a prise sont en effet limitées. Et la vraie révolte surgit au plan de ce sur quoi l'homme n'a pas de prise et sur lequel l'homme lucide sait qu'il ne peut avoir prise. Aucune révolution, aucun progrès scientifique ne supprimeront le scandale qui fait que les petits enfants meurent, que les justes sont persécutés, que les peuples sont précipités dans les guerres. Et quand bien même l'effort de l'homme ferait reculer ces maux, il resterait qu'ils ont existé. Le scandale de la souffrance de l'innocent condamne le monde et justifie la révolte.
Ce scandale, on ne peut l'évacuer. Le monde, tel qu'il est, est injuste, nous devons le dire. Toutes les solutions rationnelles, les chrétiennes et les athées, sont ici dérisoires. Jamais on ne nous fera admettre l'optimisme rationaliste de Condorcet ou de Marx, de Bossuet ou de Teilhard. Rien n'est pire que de vouloir ici justifier Dieu. Ce sont ces apologies qui font justement perdre la foi. Car elles sont trop démenties par les faits. Si nous devions juger les choses selon les normes de notre justice, Camus aurait raison de citer Dieu au tribunal de la justice humaine et de le condamner en bonne et due forme, par un jugement inexorable. Car il est évident que, si la justice consistait dans une répartition des biens et des maux temporels proportionnelle à la diversité des mérites, le monde que nous connaissons n'y serait aucunement conforme.
Mais en présence de cette injustice qu'il faut d'abord reconnaître, il y a la révolte de Nietzsche et il y a celle de Kierkegaard. Kierkegaard reconnaît que le monde n'est pas conforme à ce que nous appelons justice. Mais il en appelle à une autre justice. La foi de Kierkegaard est foi en des voies cachées, dont la sagesse est plus grande que la nôtre. Et peut-être en est-il mieux ainsi. Quand on voit ce que les hommes font du monde, quand ils l'organisent selon leurs vues, on peut se demander s'il n'est pas préférable après tout qu'un autre qu'eux y poursuive un dessein qui nous reste caché, mais dont les fissures que sont dans le monde la souffrance et la joie, la mort et la vie, nous laissent entrevoir la grandeur. Le monde tel qu'il est ne laisse place qu'à deux attitudes : la révolte et la foi. La foi n'est pas la justification du monde. Elle suppose, au contraire, le scandale, puisqu'elle consiste à le surmonter.
Mais cet acte de foi, appel jeté par l'homme, captif et impuissant à se libérer, vers un salut qui lui viendrait d'un autre, c'est cela même que refuse le révolté. Seulement ici, il faut faire attention que révolte a changé de sens. Il ne s'agit plus de la révolte contre l'injustice. Celle-ci, nous l'avons dit, nous l'assumons. Mais il s'agit de la révolte devant la dépendance. Ce n'est pas l'injustice à qui on dit non, mais la souveraineté de Dieu. La révolte est refus d'obéir. Et ici nous sommes en présence de ce qui est sans doute son sens le plus profond – et le plus ténébreux. Le reste jusqu'ici était refus du mal. Mais ici la révolte est cause du mal. Le mal, l'injustice sont sous le signe de la révolte. La pure, la première, l'exemplaire révolte, c'est la révolte de l'ange, racine vénéneuse d'où tout mal procède et qui suscite perpétuellement le mystère du mal qui nous environne – et dont le Christ seul nous délivre.
Or, autant la révolte, au premier sens du mot, apparaît comme l'expression de la grandeur de l'homme, autant ici je dois dire, parce que je le sens dans tout mon être, elle me paraît exprimer sa mesquinerie. Elle est la marque d'un esprit incapable de la disposition souverainement grande d'un cœur, l'adoration, c'est-à-dire l'aptitude à reconnaître la grandeur, même là on ne le possède pas. Or, ceci est la marque même de la générosité de l'âme. C'est elle qui fait la qualité incomparable de Dante ou de Shakespeare, de Claudel ou de Bernanos, de Jean de la Croix et de Pierre de Bérulle. La révolte, au contraire, est ici le fait de celui qui est centré sur soi, qui considère les choses en fonction de l'avoir. Nietzsche l'a dit : il était jaloux du Christ, impatient d'avoir à reconnaître dans un autre une grandeur qu'il ne pouvait s'approprier.
Ceci aboutit à deux attitudes contre lesquelles je me sens protester de tout mon être. Ou bien c'est une indigence du sens de Dieu, comme une myopie spirituelle, qui est un manque de qualité. Quand on réalise le poids presque intolérable de la gloire divine, cette densité d'existence écrasante et merveilleuse, l'ignorance de cela apparaît comme une déficience et une pauvreté. Ou bien c'est alors le sacrilège positif, le goût de piétiner le sacré. Et ceci je dois le dire, me paraît aussi vil que de piétiner les droits de l'homme. Tout mépris est médiocrité. Je me sens avec ce Dieu méconnu. Je me sens jaloux pour lui.
Ainsi avions-nous raison de dire que ce n'est pas l'injustice qui est la source de la révolte, au sens où nous la trouvons aujourd'hui, mais que c'est la révolte qui est première et qui cherche dans l'absurde sa justification. Et c'est pourquoi nous contestons qu'il y ait un lien entre la grandeur et le malheur. Nous affirmons, au contraire, que le bonheur est la vocation héroïque de l'homme. C'est par un absurde préjugé que certains, de notre temps, font profession de le mépriser et n'admettent de grandeur que tragique. Loin d'être une facilité et un confort, le bonheur est une difficile conquête. Il n'est pas ce havre paisible, où l'on vient chercher un refuge par lassitude et par lâcheté, mais l'aventure toujours recommencée de ceux qui n'acceptent jamais de se résigner devant l'échec. Certes, il peut comporter des pièges et son usage n'est pas sans risques. Il y a des bonheurs égoïstes qui enlisent certaines destinées. Mais convient-il encore ici de parler de bonheur ? Car les réussites apparentes ne réussissent pas à le donner. Leur façade peut masquer l'anxiété d'une âme qui n'est réconciliée avec rien. Et les plus hautes réussites spirituelles surgissent parfois au sein de l'échec apparent.
En réalité, si l'homme moderne prétend dédaigner le bonheur, c'est d'abord souvent qu'il s'en est rendu incapable. Son avilissement le fait douter qu'il lui soit possible et lui en enlève jusqu'au goût. Et c'est là le fond de l'abîme. Si nous voulons sauver les hommes, il faut d'abord leur rendre le désir même du salut et la confiance qu'il leur est possible. Mais ceci se heurte en eux à une secrète complicité avec le néant et avec la mort. Et cette complicité est finalement l'expression d'une volonté d'appartenance. Car tout esprit un peu lucide sait que tout bonheur est un consentement et une gratitude. Il y a beaucoup d'humilité à accepter d'être heureux. Et l'orgueil a besoin du malheur pour en nourrir sa révolte. Il prétend redouter le bonheur comme une prison, parce qu'il n'a pas le courage d'en affronter les exigences.
Les jeux de l'homme et du bonheur sont bien étranges. Le bonheur se dérobe à ceux qui le poursuivent et il visite ceux qui ne le recherchent pas. Comme l'Esprit, il souffle il veut. Les Anciens l'identifiaient à la capricieuse Fortune. Et les plus sages d'entre eux recommandaient de ne pas s'y fier. Et il est sûr que la vraie manière de n'être jamais déçu, c'est de ne jamais rien attendre. Mais cette sagesse à son tour est bien courte. Car le bonheur est la vocation de l'homme. Il vaut mieux souffrir et ne pas renoncer au bonheur que trouver la paix en y renonçant. L'homme courageux est celui qui continue de croire au bonheur malgré tous les échecs et tous les démentis. Et le vrai visage du bonheur finira toujours par se montrer à lui.
Car le bonheur finalement n'est dans la possession d'aucun bien particulier, mais dans la découverte du sens même de l'existence et dans la communion avec l'absolu. La tristesse est dans la division et le partage. Elle nous envahit quand nous ne savons plus où nous allons. Elle est dans la division des désirs, dans la dispersion du cœur. Le bonheur est dans l'unité. Il habite dans les profondeurs du cœur, dans un sanctuaire inaccessible, où il n'est à la merci de rien. Il est, au-delà de la diversité des événements, leur unité secrète, qui en fait une vocation, l'harmonie fondamentale de l'existence, sa marche vers l'absolu de Dieu.
Les hommes ont tort d'opposer le devoir et le bonheur. C'est un secret orgueil qui leur fait supposer que le devoir est plus pur quand il n'attend pas de récompense. Il y a un fond de jansénisme en cela, à quoi les Français sont plus enclins que les autres. Montherlant reconnaît que ce qui l'attire dans Port-Royal, c'est que pour lui la souffrance est la grandeur suprême. Claudel, qui, lui, croyait au bonheur, avait raison de dénoncer ce masochisme. Car Dieu veut notre bonheur. Il demande de nous que nous le laissions nous rendre heureux. L'affirmation de la coïncidence finale du bien et du bonheur, de la liberté et du destin est la revendication foncière de l'existence humaine, malgré tous les démentis évidents que lui apportent les apparences. Et elle est vraie non seulement de la vie future, mais de la vie présente.
L'erreur de beaucoup d'hommes est d'identifier le bonheur avec certains moments de leur existence et de redouter pour lui l'épreuve du temps. Ils voudraient arrêter leur vie à certaines minutes parfaites et voient dans le temps une menace pour leurs fragiles bonheurs. Le bonheur est pour eux le paradis irrémédiablement perdu du passé. Or, rien n'est plus faux que cela. Car les divers bonheurs qui visitent une existence et qui sont des grâces de Dieu n'ont pour but que d'éveiller un goût du bonheur que le temps seul approfondit, dégage de ses revêtements, dépouille de ce qui n'est pas l'essentiel. Et après nous avoir fait aimer Dieu dans ses dons, il nous le fait aimer pour Lui-même.
Jean Daniélou sj, in Scandaleuse vérité