lundi 5 mars 2018

En cultivant... AD Sertillanges, La charité, couronnement spirituel



L'humilité était un fondement : voici le faîte. L'humilité préparait la maison : voici l'hôte.
Sainte Catherine de Sienne, dans une comparaison frappante, se représente la vie spirituelle comme une sphère destinée à se développer toujours, et dont ces deux vertus seraient les pôles. Plus la sphère croît, plus le pôle inférieur descend et plus le pôle supérieur monte : ainsi la charité s'accroît et s'élève à mesure que le cœur humble s'approfondit.
L'humilité, préparant ainsi l'amour, fonde en nous la plénitude du divin sur le rejet du satanique. L'immortel se substitue au mortel. L'éternité résorbe en soi le temps.
On voit qu'une primauté particulière est réservée à l'une et l'autre vertu, bien que ce soit en des sens contraires. La charité est première en dignité et doit tenir le premier rang dans notre intention ; l'humilité, première comme point de départ, sera la condition permanente des réalisations. Ainsi l'explique Ruysbroeck l'Admirable dans une lettre à Marguerite van Meerbeke : « Par-dessus tout, poursuivez Dieu et aimez-le ; en outre, prenez la dernière place, afin de gravir les hauteurs ».
Se tourner vers Dieu pour l'aimer et reconnaître son tout ; se retourner vers soi-même pour se mépriser et se rejeter en tout ce qui n'est pas communication divine et appel divin : tel est le double mouvement dans lequel consiste une vie spirituelle correcte et active. C'est le souffle : on aspire, on expire ; on appelle à soi un air vivifiant, on rejette les déchets et les toxines. La vie est ainsi un perpétuel échange entre le vivant et un milieu nourricier qui expulse de lui, en y pénétrant, ce qui lui serait contraire.
La supériorité de la charité éclate ainsi, et d'autant plus que c'est elle – la charité – qui crée l'humilité et qui se donne ainsi à elle-même sa propre base. Par l'humilité on s'oublie ; mais on ne s'oublie jamais que par amour – pourrait-on, sans aspirer à rien, consentir au vide ? – et c'est donc par amour qu'on devient humble devant Dieu et soumis à l'ordre. Si l'on veut, il y a réciprocité, comme dans toutes les actions circulaires dont la vie est le type ; mais dans les actions de ce genre il y a quand même quelque chose de premier, et c'est ici l'amour.
Au surplus, cela ne va-t-il pas de soi ? L'Evangile tout entier est-il autre chose que la bonne nouvelle de l'amour de Dieu pour les hommes et l'appel à l'amour des hommes pour Dieu, ensemble ? Telle est la charité en son double objet n'en faisant qu'un seul, et tel est le christianisme. La loi d'amour est toute notre morale. Le reste, le détail des préceptes, n'est qu'un service et une défense de l'amour.
Et voici donc la charité promue au rang non pas seulement de reine, mais de mère des vertus. Elle les exige et elle les fait naître ; elle les nourrit et elle les guide ; elle les stimule et les pousse vers leur fin où elle a plus que jamais sa place, puisque cette fin est la connaissance amoureuse dans la joie et dans la paix.
La connaissance amoureuse de Dieu a dès maintenant valeur de vie éternelle, étant elle-même la vie éternelle, au dire de notre Maître ; mais il faut épanouir cette vie et la défendre au cours de ce temps : à cela servent les cheminements et le combat des vertus, dont l'humilité est le principe.
On comprend que tout cet ensemble, dont la conception autant que la réalisation dépasse l'homme, présuppose une divine intervention, et tout d'abord une divine parole. Tout s'unit dans l'amour, et l'amour est tout ; mais l'amour sait son commencement, qui est la foi, comme il pressent sa fin, qui est la paix heureuse. Lui-même anime la foi et imprègne la paix ; mais il n'en est pas moins précédé et suivi de l'une et de l'autre. À l'origine de son mystère il y a une communication, à la fin un repos.
La charité mère des vertus
Vertu signifie force, et à ce titre la vertu chrétienne mérite bien son nom, car non seulement elle est une force par elle-même, mais dans sa perfection elle est une force universelle : par elle, l'obéissance de l'homme s'approprie la puissance de Dieu.
Au sens propre du mot, la vertu n'est pas une façon d'agir, c'est un principe intérieur d'action, une disposition heureuse acquise par habitude ou par grâce, le résultat d'une culture ou de l'action intime de l'Esprit, de telle sorte qu'il s'agit, pour la vertu ainsi considérée, d'établir la structure de l'âme afin de régler ses mouvements. C'est en ce sens que Novalis a dit : « Un caractère est une volonté complètement cultivée ».
Pour le chrétien, qui ne conçoit la vie intérieure que sous le régime de la grâce, la vertu ne peut consister principalement à se cultiver, mais à se laisser envahir par le courant spirituel que Jésus a provoqué dans le monde. Ciseler son âme comme un bibelot d'art, ou la marteler à grands coups à la manière du surhomme, ou la guinder selon le mode stoïcien ne mènerait à rien pour la vie éternelle, et il n'est question pour nous, dès maintenant, que de vie éternelle.
Je ne parle pas de renonciation au temps, je parle de l'imprégnation du temps par l'influence de l'éternité, et c'est pourquoi être vertueux, pour nous, chrétiens, cela consiste principalement non à nous travailler d'un effort solitaire, mais à nous ouvrir au ciel.
C'est par l'union à Dieu que tout commence, Dieu prenant l'initiative des rapports et l'âme offrant sa coopération fidèle. Union à Dieu, c'est-à-dire amour, car l'amour seul a le pouvoir d'unir les êtres, et c'est pourquoi nous parlons indifféremment, dans la langue chrétienne, de l'ordre surnaturel et de l'ordre de la charité, de la loi de grâce et de la loi d'amour.
Un triple amour intervient ici, en quoi consiste tout le jeu sacré de la vie commune proposée par Dieu à l'homme. Il y a un amour qui nous dépasse et qui est de Dieu à nous : c'est l'Esprit éternel que Dieu nous communique par sa grâce. Il y a un amour à notre niveau et qui est de nous à Dieu en vertu de la grâce. Il y a un amour qui descend de nous et se répand sur tous les êtres.
La charité, c'est cela ; c'est l'amour de Dieu en nous et notre bonne volonté qui l'accueille pour le faire agir au dedans et le répandre. C'est, entre Dieu, nous et nos frères, un seul Esprit d'amour. Et l'on comprend que les vertus de l'homme surnaturalisé ne puissent avoir une autre origine.
Pour que nous fassions le bien et avancions vers la vie éternelle ; pour que nous ayons au dedans, pour une telle action, des moyens proportionnés à l'effort, il faut que l'Esprit de Dieu consume pour ainsi dire le nôtre, en tout cas le surélève, l'anime, de telle sorte qu'unis à Dieu par le fond de l'âme et par toutes nos puissances, nous soyons en état de nous conformer aux vouloirs divins et de donner effet aux fins généreuses qu'envisage pour nous tous la providence du Père céleste.
Quiconque est dans la charité est dans la même mesure pur et parfait. Quiconque est pur et parfait est nécessairement, et dans cette même mesure, animé par la charité. Pour le chrétien, la charité et la vertu ne sont donc, au fond, qu'une seule et même chose. On se donne à Dieu et l'on s'ouvre à l'action de Dieu en agissant, en s'abstenant, en souffrant ou en jouissant conformément à l'ordre providentiel, selon lequel, également, Dieu se donne. Ainsi le lien d'amour détermine la vie sainte, se manifeste par la vie sainte, et le développement de la vie sainte accroît cet amour.
Quant aux vertus diverses qui composent notre harmonie intérieure ou ce que j'appelais tout à l'heure la structure de l'âme, elles résultent de ce que l'amour, en nous, suit sa pente dans toutes les directions que la vie lui propose. Vie intérieure, vie extérieure ont des requêtes auxquelles l'amour doit satisfaire, des dangers auxquels il doit parer, et il faut bien qu'il ait pour cela, si je puis dire, son outillage. Mais jamais il ne s'agit au fond que de l'amour. Que Dieu soit aimé en tout et qu'en tout triomphe et aboutisse l'amour de Dieu, c'est la vie morale chrétienne et il n'y en a pas d'autre.
Tout y est contenu, et tout s'y conditionne à tel point qu'aucune vertu ne peut subsister séparée de toutes les autres. Car si nous faisons quelque chose par vertu, c'est-à-dire par amour du bien – c'est-à-dire, chrétiennement, par l'effet de la charité – partout ailleurs, le motif étant le même, nous agirons également, et toutes les vertus, en nous, seront acquises. S'il en était autrement, c'est que nous agirions pour un motif égoïste ou orgueilleux, personnel ou étranger, mais non point par vertu.
« Celui qui possède une vertu, dit saint François d’Assise, s'il ne blesse aucune des autres, les possède toutes. Celui qui en blesse une n'en possède aucune et les offense toutes ». Tel est le prodige. C'est que, au‑dessus des vertus, qui sont multiples, variables en leurs formes, complexes et parfois hasardeuses dans leurs applications, il y a l'unité de la simple adhésion à Dieu ; il y a l'amour réciproque où Dieu fournit l'influx de grâce qui se dépense en vertus et reçoit en retour, au delà de toute vertu et de toute grâce, l'âme dans sa joie et dans son repos.
Si le chrétien pensait à ces choses, pourrait-il échapper à tant de sublimité, de promesses et de virile douceur ? « Quand une fois on a compris ce que c'est que la vérité, écrit Jacques Rivière, on ne peut plus mentir ». Quand une fois on a compris l'amour, pourra-t-on ne pas aimer ?
La charité mère des vertus religieuses
Il est inutile de rappeler pour chaque vertu ce que nous venons de dire de toutes ; mais parcourir brièvement leurs groupes principaux ne peut manquer d'intérêt pratique.
En tête sont les vertus religieuses, c'est-à-dire, au dedans, la dévotion et l'esprit de prière, inspirant, au dehors, les gestes d'adoration, les pieux sacrifices, l'usage des choses sacrées qui honorent Dieu et nous consacrent à son service.
On a beau galvauder le mot dévotion, on n'en peut éluder la grandeur. Il nous rappelle ces héros de l'antiquité – tels les Dèces dans Tite-Live – qui se dévouaient ou se vouaient à la mort pour le salut de leur peuple. Pour nous, la dévotion a quelque chose de moins tragique habituellement, mais de plus étendu et de plus haut. Elle nous anéantit en esprit pour donner à Dieu l'être qui lui appartient et qui est tout l'être, y compris le nôtre. Nous reconnaissons ce que Dieu est et que nous ne sommes pas, ce que nous ne sommes que par lui et ne serions pas sans lui. Nous le grandissons de toute l'infinie destruction que nous opérons devant lui au bénéfice de sa gloire, que nous aimons et que nous faisons nôtre. Ainsi, au dernier stade d'un coucher de soleil, la terre se laisse envahir par la nuit pour que le ciel s'enflamme. Mais de cette flamme qui palpite autour d'elle, la terre fait sa parure ; elle l'exalte et ne s'en détache pas. Et toi, chrétien, quand tu te perds en Dieu, tu assures, pareillement, la divinisation de ton être ; le bienheureux néant, le vide merveilleux attire en toi le Tout, et d'autant mieux que tu n'en as pas souci.
Aux yeux du théologien, la vertu de religion a donc pour rôle d'assurer le prompt accomplissement de ce qui regarde le service d'honneur dû à Dieu. Et cela, ajoute-t-il, procède de l'amour ; car c'est l'amour qui rend prompt au service de l'aimé, comme c'est le service, en retour, qui entretient ou réchauffe l'amour. Aussi, saint Thomas d'Aquin appelle-t-il le culte une « protestation d'amour », observant qu'on est toujours enflammé pour l'honneur de ce qu'on aime ; que l'amour provoque l' « extase », c'est-à-dire la projection de l'âme dans son objet ; qu'à cet objet on veut du bien, ce qui signifie Dieu n'ayant pas de besoin en lui-même une volonté que Dieu soit Dieu, et qu'il le soit partout où s'étend sa création et où s'organise son règne. De telle sorte que si la vertu de religion ne se confond pas avec la charité, elle la touche par en bas, comme une cime la nuée, comme l'intellect à son plus haut sommet touche à l'ange.
Dans la Somme théologique, la vertu de religion est cependant rattachée à la justice. C'est en effet une justice. Mais avec Dieu comme entre les humains, la justice n'est que le minimum de l'amour. C'est un premier lien. C'est un effet de notre société – disons de notre amitié – avec Celui qui nous offrit son alliance. Et nous n'allons pas pratiquer avec Dieu cette étrange politique d'amis qui ne se croient point tenus aux égards, s'agissant de ceux avec qui, pensent-ils, on ne se gêne pas.
Ce constructeur d'Ibsen nous donne une leçon, qui bâtissait d'abord des églises, puis des maisons pour les hommes, et enfin, des châteaux en Espagne. Les châteaux en Espagne ne nous manquent point, et, mon Dieu ! il ne faut pas nous en plaindre, car l'utopie, comme le mirage, n'est que de la vérité déplacée et qui peut instruire. La maison de l'homme foisonne aussi à bon droit ; on la voudrait seulement plus dégagée des bas-fonds et plus stable. Mais l'Église, ce palladium des maisons assemblées, ce modèle des châteaux de rêve, qui se passionne pour elle ? Certains la renient comme indigne d'eux : c'est qu'eux-mêmes n'en sont pas dignes. Ils cherchent de belles relations, des amitiés utiles et glorieuses ; mais où donc les prennent-ils ? « La religion, écrit Novalis, c'est la morale élevée à sa suprême dignité » : pourquoi l'homme moral de maintenant en oublie-t-il les gestes ?
À l'opposé de cette négligence, Bossuet conçoit la dévotion et la décrit à la manière d'un total abandon. Abandon non point passif, mais ardent et actif autant qu'il le faut ; car en se livrant, on livre aussi ses puissances actives. Et cette remise de l'âme est toute empreinte de charité, parce que la charité l'inspire et que toujours ce qu'il y a de meilleur dans l'ardeur inspirée de plus haut vient à l'ardeur de ce qu'elle emprunte à sa source. La charité, qui inspire la justice religieuse, la dévotion, l'abandon pieux, ne les déserte pas.
On ne fait point tort, en parlant ainsi, à la primauté de l'amour. L'amour crée l'unité ; la religion reconnaît et consacre la subordination ; mais c'est ici la subordination à Celui qui, tout ensemble, est la souveraine grandeur, le souverain principe et le souverain bien propre objet de l'amour. La religion peut-elle l'ignorer, et son culte faire abstraction de ce qui, nécessairement, prédomine ? L'amour enveloppe la religion ; la religion à elle seule n'impliquerait point l'amour. Il y a eu des religions de terreur. La nôtre est fille, et compagne, et excitant magnifique de l'amour.
Par là, nos vertus religieuses sont un cas particulier de ce Retour à Dieu que l'antiquité tout entière ne put qu'esquisser, que l'Évangile pousse au terme. Tout vient de l'amour et tout y retourne au moyen d'actes appropriés dont les actes de religion prennent la tête. De Dieu, perpétuellement, nous sortons, et nous y devons faire retour en esprit par l'adoration, la prière, l'extase de dévotion et d'amour fidèle. C'est une manifestation de ce que Paul Claudel appelle « le sentiment de la tige, le mystérieux attachement placentaire ». Et c'est une source de joie, comme tout ce qui est de l'amour, avec une nuance d'allégresse qui correspond ici à la promptitude, la joie au sens le plus profond et le plus intime demeurant le propre de l'amour en son gîte secret.
La charité mère des vertus individuelles
Nos vertus ne sont que l'effet de notre adhésion à Dieu et au règne de Dieu. Est-il question de vertus individuelles, ou personnelles, on y trouve la marque d'une adhésion qui se fait voir personnelle aussi, non seulement quant à son motif et à son intention, mais dans sa matière.
Il s'agit alors de nous retrouver, nous-mêmes, purs et intègres, dans l'amitié de Dieu et de sauvegarder, parce qu'il en a le souci, toutes les valeurs que représente notre personne. Tout d'abord la vie, don initial, support de tous les autres, et avec la vie ce qui en fait le prix sur ce terrain de la personne : les biens du corps et les biens de l'âme en son fonctionnement propre.
On pourrait croire une telle préoccupation étrangère à l'amour divin, qui est désintéressé et fait pour ainsi dire abandon de soi. Mais nous savons que le désintéressement ainsi compris serait une grave offense. Notre possession de nous-mêmes n'est qu'un usufruit. Encore les fruits de la vie appartiennent-ils, en premier, au Créateur de l'être. Manquer de respect à notre âme ou à notre corps, n'est-ce pas porter atteinte à l'amour qui nous les donne, et qui entend les régir avec nous d'un régime de croissance, d'accomplissement et de joie ?
C'est pour nous-mêmes que notre intégrité personnelle intéresse Dieu, notre père ; mais elle l'intéresse aussi comme agent universel, vu que chaque personne, comme chaque être, si minime qu'il soit, est un élément de son œuvre et un moyen de ses desseins. Que si la charité crée entre Dieu et nous l'union des vouloirs, elle doit avoir pour première tâche – l'honneur de Dieu d'abord satisfait par l'adoration – de cultiver ce territoire du moi où nous avons plus que nulle part accès et puissance.
Nous le ferons par amour, comme l’amour nous le demande. À l'amour souverain nous donnerons ce gage de travailler à consolider son règne en notre être, sous la forme des vertus particulières qui l'achèvent. « Celui qui est mauvais à lui-même, dit le Saint Livre, envers qui sera-t-il bon ? » Prétendra-t-il honorer ses frères, honorer son Dieu, celui qui, solidaire du Tout dont Dieu même est le centre, ose se mépriser ? Les vertus individuelles, dans leur ensemble, ne sont qu'un multiple amour de soi, qui, à son tour, uni à l'amour du prochain, est un amour de Dieu par personne interposée, si je puis dire, simple cas particulier que la charité universelle enveloppe et consacre.
Il n'y a pas de vertus purement individuelles, puisque l'œuvre de Dieu est d'une seule venue et nous concerne toute ; mais il y a des vertus surtout et immédiatement individuelles, celles qui assurent la sauvegarde et le développement heureux de ce fragment d'humanité qui a reçu notre nom. Un tel, ami de Dieu, chantier de Dieu pour une œuvre intime aux retentissements larges, aux extensions impossibles à mesurer : ne suffit-il pas de cette appellation pour nous forcer au respect et au culte vertueux de nous-mêmes ?
Autant le culte du moi, lorsqu'il est égoïste, est affreux ; autant, référé à Dieu, il est noble et doux : ainsi les soins de l'épouse qui se pare pour l'époux, toute donnée et tout attentive. Une âme doit être un Saint des Saints. Un corps est un temple où l'Esprit créateur, qui y déploie son art jusqu'à mener la matière aux confins de la pensée, veut se donner une figuration digne de ce prodige. Nos vertus sont pour cela l'ornement de choix et elles s'offrent à l'amour pour qu'il brille, travaille chaque jour plus profond et se répande.
« Il y a des choses dont il faut jouir, dit saint Augustin ; il en est d'autres dont il faut user, et le péché ne consiste que dans l'interversion de cet ordre ». Nous devons jouir de Dieu et des biens spirituels en Dieu ; nous devons user de nous-mêmes en faveur des biens spirituels rapportés à Dieu. Dans cet usage, la prudence surnaturelle nous guide ; la force d'âme, la sobriété, la chasteté, la modestie, l'esprit de sacrifice, la mortification des sens, la mesure dans le sommeil et la veille, le travail et le repos, la distraction et le sérieux, tout le comportement personnel de la vie nous secondent. Et à toutes ces vertus, auxiliaires ou maîtresses, la charité qui domine tout ne tient qu'un unique langage, n'adresse qu'une seule admonestation, ne lance qu'un seul mot d'ordre : prends garde à l'amour.
La charité mère des vertus familiales
Le foyer est un intermédiaire entre l'individu et la cité. Ce que confère la charité à la vie individuelle et ce que nous la verrons fournir à la vie sociale trouve donc ici son cas mitoyen.
Les époux et les enfants sont à la fois autres et uns, autres un peu plus en ce qui concerne les parents, uns davantage des parents aux enfants, leur dépendance charnelle. Un Américain s'expliquant sur le foyer français en donnait cette définition : « C'est l'endroit où la famille se trouve toute en chacun ». Beau témoignage, qu'on voudrait toujours mérité. Mais là où cet idéal se réalise, on se demande comment il pourrait se maintenir, si l'amour, lien d'un rassemblement si parfait, n'a quelque garantie supérieure aux caprices, aux égoïsmes, aux vices individuels qui ont tôt fait de tout brouiller dans le plus uni des groupes.
Nos attachements – et surtout de tout près, comme ici – exigent un détachement en commun : détachement de soi, détachement du temporel tentateur, au profit des hautes valeurs morales. Un idéal partagé consolide puissamment l'amour ; mais c'est seulement quand cet idéal est illimité, qu'il est fort contre tant d'ennemis intestins dont chaque participant de l'amour peut fournir à lui seul toute une troupe. C'est devenu un lieu commun, que l'amour finit dès qu'on a découvert les limites de ce qu'on aime, et il n'y a qu'une façon de ne plus voir un être humain limité de toutes parts, c'est de s'unir à lui dans son idéal.
Les femmes disent volontiers que les hommes gâtent l'amour. « Ils nous aiment pour nos défauts, écrit l'une d'elles, pour ces mêmes défauts qu'ils nous reprochent, et ils nous aiment aussi avec leurs défauts. C'est cela qu'on met passionnément en commun ». Il n'est souvent que trop vrai, et la communauté est alors bien malade ; car le reproche qui se joint au faux amour en a vite dévoré la substance. L'amour disparaît ; le reproche reste, et tout s'effrite, désormais, dans la vie à deux.
À trois, quatre, cinq ou davantage, il en est à plus forte raison ainsi. Les va-et-vient de l'amour, avec leurs nuances de respect et de sollicitude, d'obéissance et de dévouement, de gratitude et de don, ne résistent guère aux tiraillements de la passion pécheresse, qu'elle soit instinctive, comme chez l'enfant, ou acceptée, peut-être cultivée, chez des éducateurs qui ne savent pas s'éduquer eux-mêmes.
L'ennemi commun, dans la famille, c'est le mal, L'ennemi du mal, nous l'avons découvert dans le sentiment qui est un amour du bien inconditionné et universel, parce qu'il s'attache au Bien suprême. Là est le point de raccordement des sentiments familiaux comme de tous les autres. Il y a seulement ceci de spécial que, du fait de l'amour et du but poursuivi, qui est l'éclosion d'êtres immortels, la famille est une institution de valeur illimitée et éternelle. La concevoir comme uniquement temporelle et lui retirer son aspiration infinie, c'est l'avilir ; c'est de surcroît la livrer à tous les risques.
La paix, ce trésor sans prix, cette condition d'éclosion des êtres nouveaux et de réfection, de détente ou de progrès pour les autres, comment ne serait-elle pas apparentée à la vertu de toutes la plus élevée, la plus à même, par là, d'éviter les collisions, comme l'avion se rit des embouteillages et des chocs de véhicules dans les voies urbaines ?
C'est l'élévation de l'âme qui procure la paix ; c'est son élévation au plus haut sommet, à Dieu et à l'amour de Dieu, qui la rassure contre toutes les craintes. Ces guerres « plus que civiles » dont parlait un Romain, ces guerres affreuses de foyers qui ressemblent au populaire panier de crabes, tous les efforts de la parade mondaine ne les peuvent cacher ; mais le moindre effet de charité les écarte.
Quand Dieu habite la maison, il y double et il y associe en lui tous les êtres ; il sert de médiateur à tous les sentiments, confirme les bons vouloirs et tempère les rancœurs. Cette maison est une « maison de frères », comme le veut l'Ecriture, parce que Dieu en est le Père. Au rebours, le groupe placé plus ou moins hors l'amour de Dieu est en danger permanent de dissension comme de corruption et d'échec, parce qu'au fond, il s'est placé hors de l'amour même.
C'est Dieu, qui est l'amour substantiel. On ne peut avoir part, hors ce foyer, à ce qui en émane et y retourne. Ou l'on aime Dieu, ne serait-ce que sans le savoir – heureusement cela se peut et cela même est fréquent – ou, à vrai dire, on n'aime pas.
Les vrais amants, les absolus, vont-ils protester, faisant leur Dieu de leur objet, si ce n'est de l'amour même ? Qu'ils y songent mieux, et ils nous permettront de dire : on ne se doit pas à l'amour créé ; on ne se doit pas entièrement l'un à l'autre. L'âme immortelle est unique et libre. On s'aime ; on s'appuie ; on ne fait qu'un d'une certaine façon, mais d'une unité d'ordre et d'inhérence mutuelle qui laisse subsister l'autonomie de la personne. Au sens absolu du terme, on ne s'appartient pas. Toutefois, si l'on se donne en commun à plus haut que soi, ce n'est pas pour aimer moins, puisque la source de l'amour est alors plus active, puisqu'on en reçoit davantage, et que dans cette irruption de l'absolu, accueillie d'un seul cœur, se resserrent tous les liens.
La charité mère des vertus sociales
On entend par vertus sociales : la piété patriotique, le respect des autorités, l'affabilité mutuelle qui écarte l'esprit de litige, la véracité qui établit la confiance des rapports et la libéralité qui les favorise ; avant tout et par-dessus tout, la justice. Sans charité à un quelconque degré, l'assemblage de telles exigences ne serait-il pas un leurre ?
Le triomphe de la charité est de nous faire aimer nos ennemis, parce qu'une force se mesure à l'obstacle et l'inimitié est le plus grand que rencontre la vie commune. Au surplus, l'intervention d'un pouvoir est d'autant plus manifeste et glorieuse qu'aucune autre n'y peut suppléer ; or où trouver, hors la charité, une force unitive en état de surmonter la haine ?
Les ennemis à part, l'amour trouve devant lui des co-associés naturels appelés concitoyens. À leur égard, le minimum qui est attendu de lui, c'est la justice. Un minimum, dis-je, et pourtant, au dire de saint Thomas, la justice est de toutes les vertus morales celle « en qui éclate souverainement la splendeur de la vertu ». La raison en est qu'elle crée l'ordre, qu'elle réalise ce bien supérieur aux biens individuels, ce bien collectif ou social que notre Docteur déclare plus haut et plus divin : majus et divinius bonum. « La justice est une puissance éminemment bienfaisante », avait dit déjà Aristote, et le sévère penseur ajoutait, comme en s'exaltant : « Ni l'étoile du matin, ni celle du soir ne sont aussi admirables ».
Seulement, quoi que prétendent des chrétiens diminués ou des penseurs sans doctrine, la justice est fondée sur l'amour. Hors la fraternité initiale, ce qui prévaut c'est la lutte pour la vie, au besoin la chasse à l'homme, ce n'est pas la justice. Et d'autre part, pour que justice soit rendue d'homme à homme, à l'intérieur du groupe, pour que de chaque homme au groupe même pris en sa collectivité la justice rayonne, toutes les vertus sont requises : vertus individuelles, vertus familiales, dont nous avons marqué la filiation par rapport à l'amour.
L'amour partout, l'amour toujours. Il est le ciment de la cité comme le ciment des âmes, comme il est le lien de l'unité intérieure. Et si la source de l'amour est là-haut, en l'amour premier, il faut bien que la charité prenne en garde la société, comme elle protège la famille et l'homme.
Quand on parle de piété patriotique, on évoque une causalité qui se tient à notre égard entre nos familles et l'Agent premier, entre nos père et mère et la Providence. Dérivation du culte de Dieu et extension du culte familial, ce culte-là est donc soumis aux mêmes conditions et nous devons le déclarer dans la même dépendance de l'amour.
Le respect des autorités ? On en rit, et que de chrétiens cèdent en ce point au siècle. Mais ces chrétiens ne le sont que de nom, ou ils s'oublient. Le théologien leur rappelle que le citoyen doit au gouvernant l'honneur, à cause du rang, l'obéissance répondant à l'autorité, et la gratitude pour le service. L'égoïste inconscient s'estime toujours mal servi ; mais le serviteur de Dieu n'attend pas d'être bien servi pour servir lui-même ; il n'exige pas d'être d'accord pour obéir, ni satisfait pour honorer : il réfère tout à Dieu et se trouve donc ramené, à travers tout, à l'amour suprême.
Toutes les vertus sociales sont dans le même cas ; elles ont toutes les mêmes attaches, parce qu'elles ont les mêmes exigences et les mêmes périls. « Nul n'est vraiment ami de l'homme, écrit saint Augustin, s'il n'est d'abord ami de la Vérité première », cette Vérité qui n'enseigne pas seulement, qui inspire et qui entraîne. Le caractère « premier » de cette Vérité agissante donne à la charité qui s'y unit un caractère universel. Une charité ainsi patronnée peut imiter la bienveillance de Dieu à l'égard de tous les êtres, puisqu'elle imite son infinité.
Sans cela, qu'espérer d'un corps social livré aux convoitises, aux jalousies, aux revendications mauvaises sous couleur de justice, ou aux refus de la justice sous couleur d'ordre et de prospérité ? Le chassé-croisé des égoïsmes est fatal, tant que le moi n'est pas amené à un niveau où il rejoint tous les autres et volontiers les adopte. Aimant le prochain « comme soi-même pour l'amour de Dieu », on peut consentir à la volonté d'autrui comme à la sienne propre, sans autre partialité que celle du bien considéré comme supérieur ou plus apparenté à notre cas providentiel. Au contraire, s'aimant par-dessus tout ou ne préférant qu'arbitrairement, pour n'avoir pas rencontré de préférence première, on est dans la bataille ; on joue des coudes, des griffes et des dents ; à plus forte raison ne consent-on pas au don gratuit et n'accepte-t-on pas de souffrir par autrui, de souffrir pour autrui, dispositions sans lesquelles il n'y a pas de réelle paix.
L'enfer est de ne pas aimer, et telle est une société où un amour supérieur ne crée pas l'amour mutuel et ses vertus d'ordre. La société réprime des actes, elle en récompense d'autres : elle ne va à la racine de rien. La racine est au plus profond, dans les préférences essentielles du cœur, dans l'élan premier qui donne le branle à tout le reste. Aussi, saint Augustin, après avoir marqué que la justice est la vertu sociale par excellence, écrit-il : « La justice est un amour au service de Dieu seul », c'est-à-dire qu'en servant Dieu par amour, on est amené à de justes rapports avec tous ses frères ; c'est-à-dire que si la justice est la « gardienne du droit d'autrui », comme le note saint Thomas, la charité est la gardienne de la justice. Qui possède la charité et se laisse posséder par elle, épuise le droit et le dépasse ; la justice, même fondée en amour, ne lui suffit pas ; le libre amour lui paraît une dette, et ainsi pense-t-il, comme Jésus en face de Jean, « accomplir toute justice ».
Au fond, tout le monde convient plus ou moins de ces choses. Quand on les nie, c'est qu'on se méprend sur ses propres pensées, et une heure vient où elles jaillissent. « La justice est née de l'amour, écrit Edgar Quinet ; il a seul fait ce miracle ». Et comme tout connaisseur profond de nos affaires humaines, il accorde que ce meilleur bien, ce bien plus divin qu'est le bien de tous appelé bien social, seuls les fervents du bien divin sont en état de le servir avec générosité et constance. Cela va de soi, si le bien social est le plus haut accomplissement des vœux de la Divinité sur la terre, si c'est lui qui réalise en perfection l'homme, cet ami du ciel.
La charité régulatrice des vertus
La règle des vertus est la raison, et en un sens il n'y en a pas d'autre. « Le bien, pour l'homme, est d'être selon la raison », répète souvent saint Thomas à la suite du Pseudo-Denys. « Ta lampe, c'est ton œil », nous dit le Seigneur lui-même dans l'Evangile, Mais la raison n'est pourtant qu'une règle seconde, ayant une origine qui est avant elle lumière et décret. La règle première est la Raison créatrice ; la règle première est Dieu même, et Dieu joue le rôle de règle d'autant mieux qu'on est davantage uni à lui, ce qui se fait par la foi sans doute, mais surtout par l'amour. Aimer, n'est-ce pas vouloir ce que veut l'ami, alors qu'il veut bien, et la réciproque étant ici de droit, aimer, n'est-ce pas vouloir en commun les mêmes choses ?
Au surplus, la vertu n'est que la recherche du bien en des matières diverses et sous divers noms : comment sa règle ne serait-elle pas le Bien premier, qui contient et justifie tous les autres, qui est pour eux ce que sont pour la science les évidences qui en renferment les conclusions et en jugent toutes les démarches ?
Celui qui aime Dieu veut pour Dieu, finalement, tout ce qu'il veut, et rejette à cause de Dieu, à titre dernier, tout ce qu'il rejette. C'est là une forme du vouloir qui imprègne le vouloir tout entier, en raison de quoi les théologiens appellent la charité la forme des vertus, c'est-à-dire tout ensemble l'impulsion qui les meut et le point de vue supérieur qui les guide.
Cette conduite, cette régulation s'exerce par intermédiaire. C'est la prudence, qui est en nous, à l'instar de la Sagesse éternelle en Dieu, comme le conseil d'administration de l'amour. Tout ce que Dieu fait est fait au nom de l'amour. Dans tout ce que nous faisons nous-mêmes, Dieu voit l'amour. Dans tout ce que nous faisons avec un cœur uni à Dieu, nous voyons Dieu et l'amour de Dieu. Ainsi se poursuivent, entre notre généreux Infini et nous, les échanges.
Toute la grandeur de telles relations serait dissipée, si la régulation de la charité n'était attentive, précise et vigilante assez pour éventer et esquiver tous les pièges. Il y a un amour désordonné de la vertu. Il y a une poursuite de la vertu qui a les allures d'un vice. Pour être sage, il ne suffit pas de savoir où aller, il faut savoir aussi de quel pas s'avancer, et encore où s'arrêter.
Comment procède, en nous, le progrès spirituel ? Ce qu'on appelle vertu acquise, c'est le fait d'avoir été vertueux auparavant. Il faut commencer. Il faut persévérer avec patience, combinant la lumière et l'action et accroissant l'une par l'autre ; car on ne trouve son chemin qu'en le prenant, et il faut se mettre à l'œuvre, si l'on veut assurer son esprit et comprendre. Peu à peu, à son heure et non à la nôtre, vient la sécurité de l'action, et sa facilité, et sa douceur. Vouloir intervertir cet ordre, c'est préparer les déceptions et la défaite.
« Les anges, sur l'échelle de Jacob, ont des ailes, dit saint François de Sales ; cependant ils ne volent pas ; mais ils montent et descendent, avec ordre, d'échelon en échelon ». On pourrait ajouter : ce qui fait ainsi monter dans un ordre obéissant les anges de Jacob, ce sont leurs ailes mêmes, les ailes de l'amour. Vivent ces ailes, qui sont en même temps des régulateurs et des freins paisibles ! Vive le coup d'aile qui n'est pas de nous seuls, comme le coup de reins prétentieux, mais qui appartient aussi à l'atmosphère céleste, au concours mesuré de l'Esprit !
On fait souvent l'éloge du caractère, et c'est à bon droit ; pourtant, du caractère on glisse parfois à l'entêtement de l'homme volontaire et de l'esprit buté. Rien de plus hostile au caractère vrai, qui est raison autant que force. La défense est ici fournie par une adhésion souple et sans condition aux divins vouloirs, et n'est-ce pas à la vertu de charité qu'elle s'emprunte ? à ce prix seulement le caractère est « le bon génie de l'homme », comme le veut Héraclite. Le caractère naturel active et affermit ; mais il faut un autre génie pour concevoir la vie, pour la mesurer, pour en régler les rythmes en conformité avec notre être supérieur, qui est divin en participation et en destinée dernière.
C'est bien surtout au spirituel que vaut ce précepte d'un de nos savants : « Il faut moins chercher ce qui manque pour l'ajouter que ce qui existe pour l'enrichir ». Ce qui existe, c'est la condition où Dieu nous place et les grâces qu'il nous fait : notre amour de sa volonté tire de là toutes règles d'enrichissement et d'avance. Quant à ce qui manque, nous l'attendons de l'avenir s'il lui plaît ; nous le lui abandonnons s'il le refuse. Telle est la vraie prudence dont la céleste charité est la gardienne.
« Aimons la charité, dit le sage Contenson : elle organise la vie ; elle enflamme le cœur ; elle informe les actes ; elle corrige les excès ; elle compose les mœurs ; elle vaut pour tout, et sans elle rien ne vaut ».
La charité animatrice des vertus
La vertu n'est pas quelque chose de fixe et de dosé une fois pour toutes ; elle est croissance autant qu'acquisition, et elle est conquête. Grande ou petite selon le regard qui la juge, elle peut répondre aujourd'hui à l'ambition qui l'atteint ; demain l'ambition qui l'a dépassée la poursuit encore. Qu'est-ce que la vertu hésitante du pauvre hère, pour l'honnête homme formé ? Qu'est-ce que la vertu de l'honnête homme pour un saint ? Un saint qui oublierait sa bienveillance ne verrait-il pas dans le même tas sordide nos vices et nos vertus ?
Saint Paul veut qu'on s'élève de vertu en vertu comme de clarté en clarté : c'est un programme qui paraît présomptueux, qui peut l'être, ainsi que nous le disions, mais qui, tenu dans la volonté de Dieu, est simplement normal, si la vie est d'elle-même un déploiement et si dans l'aileron se sent déjà une aile. Refaire chaque jour sa vie à une échelle plus élevée, la reprendre en sous-œuvre, est une exigence tellement inhérente à cette vie, qu'on n'y peut renoncer que par une défaillance du principe de vie lui-même. Or, quel est ce principe ? L'amour, encore une fois. Donc l'amour est un principe animateur qu'on doit voir toujours à l'œuvre au service des vertus et au bénéfice de leurs effets dans le monde.
C'est bien le cas, chez tous ceux que l'aiguillon de l'amour a touchés. Les saints n'ont de cesse, en eux-mêmes, au dehors, tant qu'une possibilité de croissance leur paraît subsister pour cette synthèse des vertus que nous appelons intégrité, rectitude, pour chacun des éléments qui la composent, pour le bien en un mot, et pour tous les effets du bien.
On serait tenté de leur dire : » que d'agitation ! que de bruit ! » Ils répondraient : « j'entends en moi la voix du prophète : Crie, ne t'arrête pas ». Préférez-vous, mortels, aux clameurs stimulatrices, la mort silencieuse qui dissout dans vos âmes tout ce qu'elles ont d'immortel ?
Ah ! si ce cri retentissait plus loin ! Trop de choses l'assourdissent ; mais il n'en est pas moins permanent dans l'Église, dont le rôle collectif est celui même des saints, le précède et le suscite. L'Esprit qui est l'âme de l'Église est un amour entraînant qui voudrait renouveler de jour en jour, par la croissance de toutes les vertus conjuguées, la face de la terre. C'est le Feu immortel dont parle Bossuet, et dont l'action ne s'arrête même pas à l'humanité, simple point de ralliement de forces plus vastes, mais, par elle, tend à renouveler aussi, grâce à l'amour, l'être universel.
L'Eglise n'est pas seulement humaine, elle est cosmique ; elle lie la constellation des hommes à toutes les constellations du ciel. Il y a une flamme au sein des mers astrales comme au sein de notre océan et comme au cœur de la terre, une flamme qui ne se connaît pas, mais que la charité connaît, elle qui en est le point de concentration et d'éveil, la conscience.
Les étoiles attendent l'homme pour aimer ; l'homme veut aimer par elles. Ce que la charité anime, ce ne sont pas seulement les vertus humaines, mais ces vertus des cieux dont parle le psaume, puisque « tout est pour les élus » et doit donc obéir à une même impulsion fondamentale et à un même mouvement.
Où règne l'amour souverain dont la charité est l'expression une et universelle, plus une miette n'est perdue de l'amour qui anime la vie du monde ; toute force est employée dans le bon sens, toute tendance aboutit et toute recherche découvre un trésor, car elle cherche là où il faut, là où le Créateur a déposé les éléments requis pour l'édification de son œuvre.
Hélas ! comme nous allons ici à contre-voie ! Le monde se débat dans un désordre hostile et opprimant ; les éléments écrasent les hommes et les hommes se heurtent dans un inexprimable chaos. La clef de tout est perdue. Les vrais buts et, par suite, les vrais moyens, nous échappent. Le gardien du but, où est-il, sinon dans cet amour souverain qui inclut tout et peut muer notre royaume de confusion en une harmonie heureuse ?
L'amour est tout. Le principe de l'animation universelle à partir du cœur des hommes, est l'humble et magnifique charité. Quand elle régnera, nous aurons des âmes, nous aurons des groupes, nous aurons une civilisation, une chrétienté intégrale et consciente, une Eglise catholique au plein sens du mot, et un univers.
La charité libératrice
La vertu est par elle-même un déploiement de vie, un épanouissement, comme l'exercice de nos membres ou de nos sens, comme le sport, comme l'art : elle ne devrait pas nous donner l'impression d'une contrainte. Si la nature n'était faussée, il serait naturel d'obéir à la raison, comme il l'est à présent d'obéir aux sens. Nature, choix du meilleur en vue des fins de la nature, voie normale et promptitude de l'élan dans cette voie : ce sont là des notions connexes. La vertu n'est pas un carcan, mais une aile.
Pourtant, le fait est là. Une vie vertueuse exige un effort soutenu, souvent de l'héroïsme, et c'est pourquoi, bien à tort, des philosophes prétendent mesurer le mérite vertueux à l'effort dépensé, la louange à la contrainte. Aristote n'en est point d'accord. On nomme vertueux, dit-il, ceux qui se plaisent à faire des actes vertueux et non ceux qui y répugnent. Un virtuose n'a-t-il pas d'autant plus d'art qu'il exécute des tours de force en se jouant ?
Reste à savoir pourquoi et dans quelles conditions le virtuose se joue des difficultés et l'homme vertueux se plaît à l'œuvre bonne. Le feraient-ils, si le premier n'était attaché à son art et ne s'y était consacré avec ardeur, si le second n'aimait la vertu, ses objets, les modèles qui représentent pour lui la vertu, les chefs qui la lui recommandent et, avant tout, le Maître souverain de l'œuvre humaine ?
L'amour fait ainsi retour pour libérer de ses contraintes, après l'avoir stimulé, le travail vertueux dans tous ses domaines, pour dégager devant lui et lui aplanir ses voies.
Qu'elle soit à conquérir, à maintenir ou à accroître, la vertu de l'héritier d'Adam lui est une peine ; mais Augustin est là pour lui dire : « Où il y a de l'amour il n'y a plus de peine, ou, s'il y a de la peine, on aime la peine ».
On peut agir par crainte des châtiments, temporels ou éternels : alors la liberté de notre âme semble précaire. Si tel est le cas, l'amour encore libère l'homme moral en transformant cette crainte servile en crainte filiale, en inquiétude non de pâtir, mais de déplaire à l'objet aimé et d'en être séparé. C'est là une crainte d'une tout autre espèce ; elle n'a plus rien de la peur ; car la peur s'adresse à la force ou à la méchanceté, cette crainte-ci à la majesté et à la tendresse.
L'amour même nous rend captifs, il est vrai ; mais que ceux qui aiment me disent s'ils ne voient pas dans cette captivité une liberté enivrante, une délivrance de tout, une légèreté, une impression d'envol qui semble devoir vous emporter aux étoiles. Ah ! non, l'amour n'est pas enchaîné, et s'il s'adresse à l'Être sans bords, à l'Être en possession de tout et qui nous l'offre en partage à ce seul prix de l'amour, où est alors la chaîne ?
Libre, en ce monde, pour le chrétien, cela veut dire libre de soi et de tout pour se faire le captif de Dieu, mais captif par amour et, par conséquent, libre et bien plus que libre, puisque l'heureux élu s'assure ainsi sur toutes choses un glorieux pouvoir.
On peut redouter de manquer à l'amour et, par suite, à ce qu'il nous octroie : nous sommes tous pécheurs. Mais l'espérance, liée à l'amour, ne nous assure pas seulement du but, à charge pour nous seuls d'en fournir les conditions : elle nous promet du secours et nous libère ainsi de la crainte apeurée de nous-mêmes. Crainte prudente, soit ! qu'elle persiste et écarte de nous les surprises toujours possibles ; cette crainte est bonne, et l'amour soucieux de lui-même ne la déconseille point. Une femme aimante disait à son ami assez ingénument : « Oh ! que j'aurais du chagrin, si je m'apercevais un jour que je vous aime moins ! » Ce chagrin-là, c'est de l'amour, et la crainte de ne plus aimer prouve qu'on aime. Pourtant, l'amour garde confiance en soi, et il la gardera d'autant mieux s'il s'appuie sur le puissant Amour qui jamais ne nous manque.
De là vient ce qu'on appelle, en mystique, la liberté des enfants de Dieu ; c'est l'état intérieur du juste ; c'est ce qui fait sa sérénité. Le juste appliqué aux œuvres de vertu n'est pas accablé par le poids de la vertu ; il est supérieur à ce qu'il fait, sachant pourquoi il le fait, et ce pourquoi lui est une source de liberté plus que le travail ne lui inflige de contrainte. En même temps, en un même moment, on peut agir ardemment pour Dieu et se reposer paisiblement en Dieu, ainsi que Dieu même. Dieu est tout ensemble l'éternel agissant et l'éternel repos, parce que l'action, en lui, n'exige pas plus d'effort qu'elle ne trouve d'obstacle ; à ses amis, il fait part de cette double qualité qu'harmonise son essence.
On n'est pas un bon travailleur si l'on ne domine sa tâche assez pour se sentir libre en face d'elle. Travaillant par amour, on est libre deux fois : de la liberté que donne l'altitude de l'âme et de celle que procure au cœur envahi d'un seul sentiment l'oubli de l'univers.
La charité unifiante
La charité, qui a Dieu pour principal objet, s'épanouit et s'épanche en suivant toutes les pentes de l'amour de Dieu, en épousant les objets de Dieu, ses créations, ses appels, ses soucis, ses espoirs, c'est-à-dire toutes choses. Comme Dieu est Esprit et ramène tout à l'esprit, notre amour de toutes choses en lui est essentiellement une fraternité qui s'adresse aux créatures raisonnables, mais avec des prolongements et des références aussi étendues que l'être même.
L'amour de charité se fait voir ainsi unifiant au maximum. Rien n'échappe à ses prises, et il ramène tout à l'un, parce qu'en tout il voit Dieu, la création de Dieu, le travail de Dieu, la tendresse de Dieu, l'attirance de Dieu, l'éternelle intimité de Dieu qui est consommation et béatitude.
Notre inconscience est grande de négliger si totalement, parfois, ce contenu de notre credo qui recèle tant de beauté et de force inspiratrice. Nous sommes unis et divisés ; nous ne sommes qu'un et l'on croirait, à nous voir agir, que nous sommes ces frères ennemis se déchirant d'autant mieux que l'irrémissible unité de leur vie les exaspère. La création matérielle nous paraît hostile : une mécanique cruelle, disons-nous, une officine de poisons, une geôle, un abattoir gigantesque, un charnier. Pourtant, y a-t-il une différence d'homme à homme, un intérêt, une dissidence d'esprit ou de cœur qui puisse lutter en importance avec la simple qualité d'homme, de chrétien, c'est-à-dire d'enfant de Dieu et d'associé éternel ? Et y a-t-il une proportion entre ce que l'univers complote soi-disant contre nous et l'infinie générosité de ses promesses ?
Folie de la haine, de l'envie, de l'ambition, des compétitions, de toutes les revendications qui provoquent les luttes intimes et les luttes sociales ! Absurdité de nos plaintes à l'égard d'une nature qui gémit, comme nous, et enfante, destinée à n'enfanter que notre bonheur ! Odieuse tendance à nous croire lésés par la joie d'autrui là où manque la nôtre ! Bassesse de ces comparaisons qui nous font oublier la félicité et l'honneur départis à tous !
Qu'avons-nous besoin d'être grands, quand il y a de grands êtres et qui tous sont nôtres, quand il y a les héros, les saints, le Christ, et Dieu, Trois en Un, où nous sommes admis au partage ? Et qu'avons-nous besoin d'être heureux, chacun, en ce temps de la marche au bonheur que tous attendent, n'en ayant que des arrhes, bonheur prochain, car la vie est si brève ! bonheur que nous devons conquérir ensemble, du fait même de notre union reconnue, aimée et servie ?
En face des destinées que nous prépare l'amour, nous ne pouvons manquer que d'amour ; tout le reste est sans poids et devrait nous sembler futile. En face des grands objets et des grands êtres, nous ne sommes petits et dépourvus que si nous ne les aimons pas.
Lorsqu'un être que tu aimes te fait souffrir, homme, pense que tu baises son cadavre au front. Lorsqu'un être te fait souffrir au point que tu oses ne pas l'aimer, pense que Dieu nous baise tous au front par cette immense charité qu'il répand sur tous ; pense à cette Main de Dieu où un grand artiste a montré notre humanité blottie comme un seul objet de tendresse et de sollicitude.
Une âme qui se ferme à autrui, qui se divise d'autrui ou maudit les événements et les choses, est presque toujours une âme qui a cru s'ouvrir et se confier inutilement, à ses dépens, en courant le risque de la duperie ou du ridicule. Un degré de plus de compréhension lui ferait voir que l'égoïsme seul est dupe, absurde la séparation de ce qui est un, insensée la coupure d'un lien qui nous attache à l'humanité à travers Dieu même.
À propos de ces amitiés soudaines qui nous envahissent parfois et ne peuvent plus supporter l'absence, Mme Swetchine écrivait : « Comment s'appauvrit-on à ce point de ce qu'on ne possédait pas hier ? Ce serait inexplicable s'il n'y avait pas un peu d'éternité dans certains moments ». Mais n'y a-t-il pas de l'éternité dans tous nos moments, et cette éternité au cours du temps n'assemble-t-elle pas indivisément et inévitablement tous les êtres ?
Dieu est une unité vivante et féconde où rien de ce qui en émane et y retourne ne peut manquer de trouver motif d'unité. Les créatures sont là, au sein du Père, sans elles-mêmes et avec elles-mêmes, puisant en lui leur unité et leur distinction, leur personnalité et leur parenté, l'une et l'autre irréfragables. Tout n'est qu'une seule vie en Dieu, bien que de Dieu viennent ces différences qui sont, dans ses décrets, non des motifs de séparation, mais des raisons de concours.
La charité doit nous lier par cela même qui nous divise ou qui nous distingue. De nos différentes couleurs de pensée, de sentiment, d'aspirations et de gestes, à ses yeux toutes complémentaires, Dieu ne veut faire qu'un seul blanc faisceau où se confondent aussi les couleurs des choses. Lumière de l'amour, riche de toutes les variétés, une du rayon divin que tu dardes sur des créatures si étonnamment multiples et changeantes, n'ouvriras-tu pas, toi-même, nos yeux et nos cœurs qui ne te connaissent point ?
La charité généreuse
La charité aime à se perdre en Dieu ; mais pour agir selon Dieu, elle se retrouve. Elle meurt au dedans, elle vit au dehors, d'une vie que l'amour anime et dirige.
L'amour n'est pas timide ; il est impérieux, il est généreux, il réclame et il donne, il veut tout et il accorde tout. L'amour de Dieu, infiniment généreux, est aussi le plus avide ; il ne supporte pas de limites, n'en posant pas aux prévenances et aux retours. Notre vie entière est réclamée de lui, mais selon un échelonnement et à des degrés que mesure la miséricorde, et en vue seulement de béatifier et de parfaire.
De notre part, la générosité est aussi un besoin de l'amour. « Pour que nous puissions aimer Dieu, écrit Novalis, il faut qu'il ait besoin d'aide », et comme il en a besoin dans son univers, comme dans le prochain, il se reconnaît et nous invite à le reconnaître, nous ne manquons pas d'occasions d'être généreux.
Nous ne le sommes pas beaucoup naturellement. La générosité a en nous des racines ; mais l'égoïsme en a davantage, et la rapacité, et l'envie. Au dedans de soi, on permet à peine aux autres d'exister. On compatit peu ; facilement on jalouse, bien qu'on ne sache jamais de quoi souffre ou manque celui dont on ambitionne le sort. C'est pourquoi Lacordaire a pu voir dans la charité une vertu réservée. Elle suppose qu'on a Dieu bien avant dans le cœur.
La première générosité à l'égard de Dieu est sans doute l'accomplissement du devoir, et, à l'égard du prochain, la justice. Je sais des époux qui, en 1914, ramenés à Dieu par la guerre, promirent à Dieu non des chapelets ou des neuvaines, mais des enfants, satisfaisant à la fois au devoir religieux, personnel, familial et civique.
C'est beau ; mais la grande charité va plus loin. Il lui faut du luxe. Les extrêmes ne l'effarouchent pas, et du reste, comme l'observe Stendhal, « une grande action est toujours un extrême, au moment où on l'entreprend ». L'extrême, ici, c'est le don de tout, ce qui ne signifie nullement, comme certains le croient, le rejet des responsabilités et le désintéressement de ce monde. Il n'est pas vrai que le chrétien dédaigne pour Dieu les soins d'ici-bas, puisque dans son amour pour Dieu est inclus le souci vertueux d'ici-bas. Il est vrai pourtant qu'il n'a souci que de Dieu, en ce sens que pour lui le souci de ce monde n'est pas autre. S'il était autre, c'est là qu'il le rejetterait.
Au surplus, donner tout ne consiste pas nécessairement dans de grands gestes. Ce à quoi nous tenons tant : santé, fortune, joie, espérances, il suffit bien de nous le laisser prendre avec amour et douceur. L'élan pourrait être inhumain ; c'est assez d'être chrétiennement homme.
À l'égard du prochain, la charité est généreuse quand elle donne du sien avec facilité ; quand elle va au-devant de la demande et au-delà de l'indispensable ; quand elle devine les besoins avant de les voir et qu'elle y subvient avec délicatesse ; quand elle secourt plutôt que de gourmander ou de rappeler simplement au catéchisme. Le discours du Maître d'école au noyé amuse le lecteur, mais fait songer l'homme ; et inviter un affamé à chercher le royaume des cieux paraît une offense. C'en est une si on ne le secourt pas.
La générosité fraternelle est prudente ; elle le doit, car Flaubert a raison de dire que « la générosité à l'égard des gredins est presque une indélicatesse à l'égard du bien » ; toutefois, elle n'a pas peur du risque. En dépit d'expériences décevantes, elle ne suppose pas facilement le mal et n'en prend pas prétexte pour s'abstenir, comme le font tant de soi-disant clairvoyants qui sont surtout des égoïstes. Il faut, quand on aime Dieu, ouvrir un crédit un peu large à sa pauvre humanité.
Plus avant, la générosité qui risque l'erreur risque aussi les ennuis qu'elle traîne presque toujours après elle. On n'est pas assez généreux, si l'on ne veut exposer rien de soi. L'homme de bien doit s'attendre à être contrecarré, méconnu, calomnié en raison même du désintéressement qu'il témoigne, et ainsi son désintéressement doit se doubler de magnanimité et de patience. Le proverbe oriental qui dit « Celui que tu ne laisses pas mourir ne te laisse pas vivre » a quelque chose d'odieux. Je préfère le sauveteur passionné qui pense : à Dieu va ! vie pour vie, âme pour âme, entre hommes qui ne sommes qu'un.
Le plus difficile de la générosité n'est peut-être encore pas là. Agir, même avec risque, est exaltant ; mais pâtir ! mais tenir avec un héroïsme sans compensation et sans gloire ! Ah ! qu'il est difficile d'être ici au niveau des exigences de l'amour !
Arrière la présomption ! « Faire face » à la douleur et comme entrer en lutte avec elle est trop  imprudent ; on court risque d'être vaincu. Mieux vaut faire sa place dans l'épreuve en l'intimité de Dieu, s'y adapter doucement et ne pas trop bouger dans le buisson d'épines. Mais en tout cas, que la générosité résiste ! L'aveu de la sensibilité n'y est pas requis. L'amour de Dieu et du prochain n'a pas besoin d'être sensible. Qu'il soit sensible à Dieu, cela suffit. Ce que la générosité de l'amour attend, c'est cela même que nous avons reçu d'une générosité créatrice, providentielle, rédemptrice et auxiliatrice. Don pour don, amour pour amour, sans calcul, hésitation, ni réserve.
— Seigneur, j'aime ceci que vous m'avez donné.
— Donne-le-moi toi-même.
— Le voici, Seigneur ; il est juste que je donne par amour ce que je tiens de l'amour et qui ne m'est demandé que par amour.
— Tu n'as donc rien perdu ?
— Non ; par deux fois j'ai trouvé l'amour, et avec l'amour, tout.
La charité désintéressée.
Dans les papiers inédits de Victor Hugo se trouve cette phrase « L'amour est un immense égoïsme qui a tous les désintéressements ». On peut discuter la définition ; mais appliquée à la charité, elle prend un grand sens. En comparaison du désir humain que la charité sous-entend et qu'elle comble, ce qu'on appelle égoïsme est timide. L'âme est faite pour l'infini, et l'amour de charité l'invite si peu à y renoncer qu'il le lui propose comme objet exclusif. À l'égard du reste seulement, c'est-à-dire de ce qui ne compte pas, il lui conseille, lui demande, ou même exige d'elle le désintéressement.
Nous voilà donc égoïstes infiniment, si l'on veut appeler égoïsme cette ambition du désir qui constitue le fond de l'être humain. Construite à l'image de Dieu, l'âme quasi divine que nous avons reçue pourrait-elle se proposer d'autres fins que Dieu même ?
A-t-on remarqué que dans le discours où il entend écarter de nous le souci des choses terrestres et exciter notre confiance en son Père, Jésus débute par ces paroles en apparence étrangères au sujet et d'ailleurs si dures : « Nul ne peut servir deux maîtres... Vous ne pouvez servir à la fois Dieu et Mammon ». À la vérité, là est bien le fond des choses. Si l'on a l'argent pour maître, on s'inquiète de l'argent et de tout ce que l'argent représente. Si l'on a Dieu pour maître, on s'inquiète de Dieu et de tout ce qui est de Dieu. Mais dans un abandon terrestre ainsi motivé se trouve une assurance à laquelle nulle ambition n'oserait jamais prétendre. Dieu qui appelle à lui le souci a de quoi en faire une merveilleuse espérance. L'abandon qu'il réclame est au vrai une remise, un transfert de responsabilité, et c'est en ne cherchant plus rien qu'on trouvera l'infinie richesse.
Égoïsme ? Si l'on veut, mais qui n'est pas nôtre : c'est l'égoïsme de Dieu pour nous ; c'est l'héritage de notre filiation surhumaine. Il n'en reste pas moins que la charité donne tout, qu'elle a « tous les désintéressements », comme dit notre poète. Elle s'écrie avec saint Augustin : « Bien avare est une âme à qui Dieu ne suffit pas ! » Le surcroît promis par l'Évangile à ceux qui cherchent le royaume de Dieu et sa justice lui est précieux parce qu'il vient de l'Ami céleste ; en lui-même il est sans importance. Un millionnaire qui a encore une créance d'un franc en fait-il état avec passion ? Un franc est un franc et l'on peut en procurer la rentrée par sagesse ; mais on le fait avec un sourire. Ainsi le chrétien en possession du royaume de Dieu regarde de haut les richesses de vie dont Mammon est le symbole, et il ne leur appartient pas. Il a toujours du superflu. Bien mieux, il a tout ; car renonçant à ce monde pour Dieu, c'est alors qu'il l'acquiert en Dieu et le possède désormais d'une âme libre, d'une âme qui se suffit à elle-même quand ce monde paraît s'écarter, et qui est seule encore avec Dieu quand ce monde lui demeure.
Ce n'est pas là servir Dieu avec gourmandise, comme disait Rimbaud, mais avec amour et confiance filiale. On déclare que Dieu suffit : on ne peut empêcher qu'il soit ce qu'il est et qu'avec ses amis désintéressés il se montre d'autant mieux et d'autant plus spontanément magnifique.
En ce qui concerne le prochain, le désintéressement de la charité est désormais sans restriction, et combien ne devrait-il pas nous être facile, si nous songions que, dépourvu comme nous et impuissant comme nous, pour nous notre prochain ne peut rien ! Peut-il nous nuire ? Pas davantage. Ce qu'il ferait contre nous ne nuirait en dernier lieu qu'à lui-même. Ne savons-nous pas que tout se passe entre Dieu et nous ?
En face d'un ennemi, la charité souhaite que cesse l'inimitié ; elle se tient prête aux réconciliations ; elle prie, mais ce n'est pas pour elle-même. « Aime ceux qui te font du mal, disait saint François à un de ses fils ; aime-les tels qu'ils sont, sans désirer pour ton seul avantage qu'ils soient meilleurs chrétiens ».
Quant aux amis et aux indifférents – si tant est que la charité s'accommode de ce dernier terme – le désintéressement veut qu'on ne cherche dans leur commerce qu'une occasion de commun progrès spirituel et de don. Pas d'exigence de retour. Pas de ces plaintes au sujet d'ingratitudes prétendues qui ne prouvent souvent, chez le bienfaiteur, qu'un appétit égoïste de remerciements disproportionnés aux services.
Le désintéressement demande qu'on ne fasse pas dépendre l'amour et ses œuvres de la sagesse et du mérite de ceux qui en sont l'objet, comme si, retranchés de notre communauté spirituelle par la sévérité de nos jugements, tels et tels ne devaient plus avoir part à notre héritage. Cette pensée prétentieuse est entachée d'égoïsme. C'est la famille de Dieu qui chrétiennement est nôtre. Les indignes, Dieu les aime, lui ; son Christ veut les guérir. Y eût-il indignité sans remède, ne faudrait-il pas dire encore avec Amiel : « C'est parce que l'humanité ne mérite pas le sacrifice, que le sacrifice est si grand et le martyre si noble ».
Il est beau d'aimer qui ne mérite pas l'amour, de l'aimer par amour de l'amour, par intégrité morale et respect de soi-même. Mais ce qui est plus beau et seul suffisant pour une âme chrétienne, c'est d'accorder la charité à tous au nom de l'unité qui nous comprend tous, et de n'admettre pourtant rien ni personne entre Dieu et soi.
La charité source de joie et de paix
Il n'y a de joie que dans l'amour, tout au moins si l'on élargit suffisamment le sens du terme. Il n'y a de paix que dans le repos du désir, une fois conquis ce que le désir poursuivait. Partant de là, le chrétien a tôt fait de conclure : la joie vraie, la paix assurée se trouvent dans la charité qui nous relie à Dieu et à tous les êtres, dans la charité qui procure à tous, s'ils le veulent, leur parfait accomplissement.
Nos prétentions ne l'entendent pas ainsi. Nous avons nos désirs passionnés, nos impulsions, nos buts immédiats, et nous ne souffrons pas facilement qu'on nous les dérange. La Providence, lorsqu'elle s'y risque, n'est pas loin de nous paraître ennemie. Elle est l'amie clairvoyante et imperturbable ; il n'y aurait qu'à lui céder pour capter la joie.
Ceux qu'on sermonne ainsi et qui ont peu de goût pour ces altitudes ; ceux encore en qui la partialité du désir trouble l'impartialité de l'intelligence et de la foi ne manquent pas de détourner la question. Ils feignent de croire qu'on plaide pour un optimisme aveuglé ou pour l'inconscience. Mais c'est par trop rabaisser le débat. Il est bon d'être capable de souci ; il est pourtant meilleur de n'en pas avoir – à cause de la foi. Il est heureux de percevoir les raisons de nous défier des événements, et de nous confier aux événements que Dieu mène – à cause de l'amour.
L'oiseau du ciel, dont le Seigneur admire l'insouciance, est privé de souci parce qu'il vit dans l'instant et ignore l'avenir : c'est une infériorité. L'homme entre en souci parce qu'en lui le sentiment de l'avenir reflue pour ainsi dire dans le présent, et c'est donc qu'il domine l'un et l'autre. Mais si la capacité de souci grandit l'homme, le souci le rabaisse, car le pouvoir qu'il a de survoler le temps n'est qu'une conséquence de sa faculté de concevoir l'éternel, et du point de vue de l'éternel le souci n'a plus cours.
Dieu règne, et l'homme uni à Dieu, uni à ses frères en Dieu, uni à l'univers, œuvre et service de Dieu, échappe aux trahisons du temps. Seul y retombe celui qui traîne le passé comme si un Dieu ne l'avait pas racheté, celui qui scrute l'avenir comme s'il ne devait pas être ordonné par l'amour, et c'est là un manque de foi, ce n'est plus de la sagesse.
Privé de ceci ou de cela, déçu, souffrant, accablé de travaux ou de luttes vertueuses, poursuivi par des souvenirs ou harcelé par des craintes, qu'importe ? J'ai toujours une voie libre vers les hauteurs ; je puis toujours me réfugier chez mon Père. Cervantès a écrit : « La Fortune laisse toujours une porte ouverte aux malheurs, afin d'y apporter remède » : ce que le poète accorde à la Fortune, vais-je le refuser à la Providence, Fortune aimante du chrétien ?
C'est Dieu qui donne à ceux qui ont beaucoup et à ceux qui ont peu, lui qui soutient ceux qui sont forts et ceux qui sont faibles, lui qui console et qui permet qu'on soit éprouvé. Sans lui tous auraient lieu d'être dans l'inquiétude ; avec lui tous ont lieu d'être dans la paix. La différence de ceux-ci à ceux-là n'est que provisoire ; elle ne suppose ni préférence ni rejet ; elle pose seulement dans des termes différents le problème de l'existence ; la solution est toujours la même pour ceux qui sauront y apporter le même Cœur.
Quand Jésus invite le jeune homme riche à vendre ses biens pour le suivre, ce qu'il lui propose n'est pas de se résigner à la pauvreté, mais de consentir à une plus haute richesse : « Si tu veux être parfait », si tu veux accéder à la plénitude. Et que ce soit volontairement ou non que se réalise ce dépouillement, que la diminution de vie soit d'une forme ou d'une autre, cela ne change rien ; le résultat est toujours perfection, plénitude, et par suite paix et joie.
Les spirituels ont ici leur leçon. Les vertus qu'ils poursuivent n'auraient pas moins de capacité de les troubler que les désirs du mondain ou les épreuves de tous. Le travail de la vertu est âpre ; il a aussi ses déceptions et ses inquiétudes. Mais nous l'avons déjà dit : la vertu qui n'est pas joyeuse est une vertu imparfaite, puisque c'est une vertu contrainte. La vertu imparfaite elle-même, si elle n'est pas joyeuse, est imparfaite d'une autre façon, puisqu'elle manque de confiance. La confiance filiale dans l'imperfection corrige l'imperfection, là où le bon vouloir règne ; le manque de joie et de paix dans une soi-disant perfection en dénonce l'erreur.
La vertu n'est faite que pour nous assimiler à Dieu en nous conformant à cette image de nous en Dieu qui est Dieu même. L'assimilation à son tour n'est faite que pour l'amour et le repos dans l'amour. Plus on ressemble vertueusement à Dieu, plus on goûtera ensuite l'amoureux repos ; mais sous prétexte de travailler au moyen, il ne faut pas oublier le terme ; en combattant, il faut garder le sentiment de la victoire escomptée : ainsi le veut l'amour, frère de l'espérance.
Un vrai spirituel, possédant le repos en Dieu, le poursuit cependant par les œuvres de vertu et de zèle, et, même vaquant aux œuvres de zèle, il possède cependant le repos. L'agitation dans l'exercice du bien tend à prouver qu'on n'est pas assez au contact de Celui qui le demande, qu'on est attaché au travail fait pour lui plus qu'à lui : c'est un déficit de charité, sous couleur de service.
Pour finir, spirituel ou non, le chrétien animé de charité y doit trouver l'essentielle paix que l'amour contient et la joie qu'il donne. Il le doit en toute occurrence ; il le doit à travers tout et en dépit de tout. On peut souffrir, et ne plus souffrir pour ainsi dire de sa souffrance ; on peut manquer et ne pas être affecté de son manque ; on peut être imparfait et trouver parfait d'être ainsi imparfait ; on peut être déçu, accablé, menacé, amené au bord de la désespérance et espérer de sa désespérance même, parce qu'on s'est ménagé au fond de l'âme, grâce à l'amour et à la confiance qui s'abandonne, un refuge de sérénité. « Quelle que chose que l'amour veuille donner ou prendre, écrit Ruysbroeck, celui qui renonce à soi-même et qui aime Dieu y trouve la paix ».
Antonin-Dalmace Sertillanges, op, in Devoirs