jeudi 12 janvier 2017

En tisonnant... Père Jérôme, L'art d'être disciple


Saint Thomas d'Aquin a écrit un traité intitulé : Le maître. Son époque, en effet, a connu les réformes culturelles et l'effervescence des idées nouvelles, tout comme la nôtre. Nombreux étaient alors ceux qui se présentaient comme maîtres à penser ou maîtres à construire. Sans doute, quelques-uns parmi ceux-là n'étaient-ils que des usurpateurs de vérités. Voilà pourquoi saint Thomas d'Aquin écrivit son traité : Le maître, pour fixer certains traits du maître digne de ce nom. Aujourd'hui, tous les maîtres qui s'offrent à nous sont, je veux le supposer, des maîtres véritables. Mais, à côté de ces compétences, toutes éminentes, avons-nous pareillement des disciples, de vrais disciples ? Plusieurs déclarent que le manque se trouve maintenant de ce côté-là. Y aurait-il une parcelle de vérité dans ce que disent certaines très vieilles gens : « Aujourd'hui, plus personne n'obéit à personne ; plus personne ne veut rien recevoir de personne » ? Dans ce cas, le temps serait venu de substituer au traité de saint Thomas sur le maître, un traité sur l'art d'être disciple.
Ne vous effrayez pas ! Cet art-là consiste simplement à savoir se faire aider par les gens et par les choses. L'art d'être disciple, comprenez-le comme étant l'art de gagner du temps, comme l'art de trouver l'adresse utile, l'art de profiter de la voiture qui passe et vous prend à son bord, comme l'art de presser le citron pendant qu'on a soif et qu'on le tient dans la main. Pour acquérir une discipline, accéder à un savoir quelconque, il faut nécessairement commencer par demander et recevoir. C'est là un art, l'art d'être disciple.
Lorsque j'étais élève au collège, je disais souvent : « Montrez-moi un homme de valeur, et je le suivrai partout ». Je demandais un homme ayant tout acquis de ce qui fait l'homme et qui sût aussi transmettre son acquis. J'avais lu la biographie du Père Lenoir, jésuite, aumônier militaire durant la Première Guerre mondiale, et je pensais : « Si je pouvais rencontrer un homme de cette trempe, je lui dirais : formez-moi selon votre gabarit, et je vous suivrai jusqu'au bout du monde, et plus loin encore ». Oui, un homme qui aurait joint en sa personne savoir et sagesse, enthousiasme et maturité, rigueur et imagination. Un homme qui sût mettre en ses propos et en ses actions un peu de vraie sensibilité et de vraie qualité. Un maître capable de transmettre en huit ou dix ans ce qu'il aurait acquis lui-même en cinquante ans de labeur et de réceptivité. Mes camarades de collège connaissaient mes aspirations et ma formule ; aussi, lorsque nous nous promenions ensemble, le jeudi soir, en notre bonne ville de Fribourg, sous les arbres des Grand-Places, souvent l'un ou l'autre s'exclamait : « Mais enfin, qu'on nous donne un homme de valeur ! Donnez-nous donc un maître ! » C'était devenu l'exigence du groupe. Faut-il le dire, jamais nous ne vîmes émerger de l'ombre ce grand aîné, utile et désiré. Et nos meilleures possibilités restèrent en réserve, en grand danger de disparaître ou de s'égarer.
En la présente année 1969, plusieurs monastères de notre cher ordre cistercien instituent des groupes de dialogue entre les moines. Qu'espère-t-on trouver ? Sans doute une heureuse influence des moines les plus qualifiés sur les autres, et d'abord dans le domaine privilégié pour nous, celui de notre consécration au Seigneur par la prière ? Or, les monastères possédaient déjà depuis longtemps un moyen d'obtenir ce résultat, par l'institution des pères spirituels, véritables maîtres dans la véritable science, celle des voies de Dieu. Mais la paternité spirituelle existe-t-elle encore, alors que n'existe quasiment plus l'art d'être disciple ? On se plaint que, d'une part, la compétence ait disparu ; mais bien plus probablement, n'est-ce pas la docilité qui manque, d'autre part ? Avant de voir renaître l'art d'être disciple, il faudra donc, et durant longtemps encore, faire l'essai de beaucoup de bonnes intentions juvéniles, éparpillées sans profit, faute de cette docilité initiale. L'absence de docilité prouve l'absence d'un vrai désir de savoir. Prétendre chercher le vrai, le bien, en se passant d'un enseignement magistral, est aux antipodes d'une recherche sincère. Voyez les hommes qui ont émergé ; bien loin de commencer par contester, ils ont d'abord cherché un maître. Parfois vainement, et alors, par la suite, dans leur réussite même, il leur a manqué quelque chose. Parfois le maître leur fut donné ; alors ils ont fait l'économie de beaucoup de temps perdu, d'illusions et d'erreurs.
Il vous semblera n'avoir rien à tirer des réflexions que vous allez lire ? Et pourtant, j'ai l'impression de mettre le doigt sur un point important. Il existe un manque, et il faudra, bon gré mal gré, y remédier, en exécutant ce que je me permets d'appeler un progrès en arrière (ou un retour en avant) : retrouver cet enseignement qui n'était ni un cours, ni un dialogue entre égaux, mais une éducation. Pour aider dans ce sens, je veux noter ce que nous offrait le passé, ce passé qu'on déclare si avantageusement dépassé. Je veux évoquer mes maîtres spirituels, leurs leçons, leur autorité ; non pas pour exciter en vous la démangeaison de devenir un maître, mais pour vous donner envie d'être un vrai disciple ; propos tout aussi difficile, réussite tout aussi méritoire.
Dom Jean-Baptiste Chautard (1858-1935), le premier en date, mon Père selon l'institution et le droit, le fut aussi de fait, et pour m'avoir admis aux vœux solennels de religion en son abbaye de Sept-Fons, et pour m'avoir donné quelques petites choses en plus. Dom Chautard se posait comme un maître très décidé quant à l'essentiel de la vocation monastique : l'oraison. « Mon enfant, faites-vous oraison ? », telle était l'entrée en matière invariable lorsqu'il recevait l'un de ses moines. Par une telle insistance, qui répondait à sa conviction profonde, il imprimait une marque dans nos esprits ; il nous donnait une impulsion pour le reste de la vie. Il appartient en effet au père de fixer pour toujours les priorités.
Dom Chautard aimait l'Écriture sainte, surtout les évangiles et les lettres de saint Paul. Il avait souffert de la pénurie de doctrine spirituelle qui sévit à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. L'abbé Bremond n'avait pas encore attiré l'attention sur l'intérêt offert par les écrits des spirituels. Néanmoins, Dom Chautard avait su détecter quelques écrivains acceptables : Mgr Gay, Mgr de Ségur, le Père Saudreau, Dom Vital Lehodey, et plus tard Dom Marmion. Il appréciait le petit volume intitulé : L'esprit de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Parmi les écrivains antérieurs, il avait su choisir les jésuites Grou et Lallemant ; de Bossuet, le petit traité intitulé : Manière courte et facile pour faire l'oraison en foi ; de saint François de Sales, les Entretiens spirituels ; quelques lettres de sainte Jeanne de Chantal sur l'oraison. En remontant plus haut encore, il aimait les écrits de sainte Thérèse d'Avila, les Conférences IXe et Xe de Cassien et, bien sûr, la Règle de notre bienheureux Père saint Benoît, dont il tirait en toute occasion des principes de vie spirituelle. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de faire légitimer ces principes par des votes de sa communauté, ni de discuter de leur actualité dans des carrefours. L'homme qui éprouve le besoin de suivre la foule pour se faire écouter n'est pas un maître.
Dom Chautard cultivait le savoir spirituel, il recevait toute interrogation pertinente, il comprenait les problèmes de chacun. Mais, lorsqu'il enseignait, il fallait l'écouter ! Il ne suspendait pas sa doctrine à l'acquiescement de ses auditeurs. Je ne me le figure pas du tout déclarant à son auditoire, après chaque instruction, comme certains le font aujourd'hui, jugeant cela d'un excellent effet : « Je vous ai dit ce que je pense ; mais je ne vous empêche pas de penser autrement, si vous avez une expérience différente ». Attitude totalement inintelligente ! Pourquoi proposer un enseignement, et laisser en même temps chacun libre de s'y soustraire ? Pourquoi jeter d'un seul coup dans le marécage ce qu'on vient de construire ? Pour sa part, Dom Chautard savait se montrer péremptoire : « Par ce chemin, mon fils, jamais vous ne parviendrez à l'union avec Dieu ». C'était dit, et il fallait en tirer les conséquences.
Car on n'est jamais trop ferme lorsqu'on enseigne ; surtout lorsqu'on enseigne des vérités ou comportements qui joueront un rôle dans des choix importants et dans des destinées. Faire des choix, et apprendre au disciple à faire ces mêmes choix, c'est toujours de là qu'il faut partir. Un panneau de signalisation routière ne décide rien, et sa tâche est accomplie du seul fait qu'il porte l'un des signes du code. Le rôle d'un maître ne peut s'arrêter là. Sa tâche ne consiste pas à indiquer indifféremment toutes les routes possibles, mais il doit décider laquelle il faut prendre. Car vous lui avez donné le droit d'exclure et d'affirmer, le droit de diriger vos préférences. Sinon, votre recherche manque de sérieux. Pour ma part, j'ai subi les méthodes de plus d'un pédagogue ; bien des influences se sont essayées sur moi. Or, aujourd'hui, je ne me souviens que des trois ou quatre maîtres qui furent fermes dans leurs leçons et exigeants. J'ai gratitude et admiration pour ces quelques-uns qui savaient s'imposer par leur autorité magistrale. Je ne me souviens pas des autres. Braves types sans puissance persuasive, ces derniers ne m'ont pas été utiles. Ont-ils seulement existé ? Et maintenant, envers ces derniers, pris en bloc, j'éprouve quelque amertume de ce qu'ils aient accepté, à mon égard, leur propre inconsistance.
Dom Chautard eut des disciples : il les mérita. Mais vous direz : « Autres temps, autres mœurs ». Oui et non. En tout cas, pour ce qui nous occupe ici, l'histoire de la spiritualité démontre que les mœurs des âmes, tout comme les mœurs de Dieu, ne varient pas avec le temps. Si l'Église, selon les époques et précisément durant la nôtre, a beaucoup changé dans sa manière de faire, par contre, en ce qui concerne la vie des âmes qui cherchent Dieu on ne pourra jamais dire : « à partir de telle année, Dieu a complètement modifié sa manière de faire ». En ce domaine, il faut donc toujours revenir aux mêmes lois.
Je me souviens du premier témoignage que j'ai entendu sur le monastère de Sept-Fons. Cela doit se situer vers le mois de novembre de l'année 1928, à Fribourg. Nous recevions à la table de famille deux moines de Maredsous, qui passaient pour se rendre au nouveau prieuré de Corbières. Durant le repas, il fut question de mon entrée probable dans un monastère cistercien. Lorsqu'une voix parmi les convives eut précisé qu'il s'agirait peut-être de Sept-Fons, l'un des honorables bénédictins déclara : « à Sept-Fons, selon le Révérendissime Abbé de Maredsous, se trouvent encore des géants de la prière ». Cette appréciation eût fait plaisir à Dom Chautard, non pour l'expression quelque peu grandiloquente, mais parce qu'elle signifiait l'essentiel de ce qu'il désirait. Comme j'ignorais tout, alors, de la vie de prière, je ne compris que vaguement ce que pouvait valoir cette espèce particulière de gigantisme. Néanmoins je me sentis flatté de ce qu'on dise cela de ma future communauté ; je m'imaginais déjà participer ! Vingt ans après, Dom Godefroid Belorgey me donna la consigne suivante : « Pour vous, continuez les temps de présence, les heures de présence devant le tabernacle ». Voulait-il perpétuer la race des géants ? Il n'y pensait pas, sans doute. Il savait que dans la profession, il ne s'agit ni de stature élevée, ni surtout de prestige.
Lui qui connaissait ces choses par l'intérieur, il n'aurait pas dit géants de la prière, mais plutôt : fidèles de la prière. À l'époque, d'ailleurs, je n'aurais pas mieux compris le mot fidèle que le mot géant. Comment se fait-il que le mot fidèle, le plus beau compliment qu'on puisse faire à un amoureux, convienne aussi à un moine ? Je le vois mieux maintenant, précisément grâce à ces heures devant le tabernacle. Fidèle ? Celui que jamais ne peut vaincre l'usure, ni celle du sujet, ni celle, apparente, de l'Objet !
Dom Godefroid Belorgey (1880-1964), abbé de Cîteaux. Âme d'une sensibilité profonde ; âme supérieurement éduquée, s'il est vrai que la spiritualité est une éducation. Comme toutes les personnalités sincères, il aimait se reconnaître disciple d'une autre personnalité : Dom Anselme Le Bail, abbé de Chimay. Et je crois que, en fils reconnaissant qui veut tenir tout de son père, Dom Godefroid prêtait à celui-ci des approfondissements de doctrine qu'il avait lui-même ajoutés. Par Dom Anselme, Dom Godefroid rejoignait saint Benoît, source autorisée et autorité majeure de la spiritualité monastique.
Sans soupçonner qu'on pourrait un jour l'appliquer à lui-même, Dom Godefroid avait écrit : « Si Dieu nous met en contact avec une âme intérieure, c'est de sa part une délicatesse par laquelle il nous appelle aussi à devenir des âmes intérieures »1. Dom Godefroid m'a rendu tangible la réalité de tout ce que j'avais appris jusque-là dans les livres de spiritualité. Il a planté devant mes yeux un homme pleinement de notre temps, et qui pouvait posséder ces réalités. Par lui, j'ai vu que la spiritualité vivait encore, et sans aucun complexe. Ces avances de Dieu, dont la description enflammait tellement mon cœur lorsque je la lisais dans les livres, s'offraient donc encore aux âmes d'aujourd'hui. La grâce de l'intimité divine était encore disponible, légèrement dissimulée derrière la fantaisie des événements. J'avais donc ma petite chance, puisqu'il avait eu la sienne.
Au début de ma vie religieuse, quand se firent les options décisives, je ne connaissais pas encore Dom Godefroid Belorgey. Il vint plus tard, pour les jours d'incertitude et de retombée, quand l'effort personnel doit prendre la relève de l'euphorie laissée par les grâces. Dieu était donc déjà venu ; mais ne sachant pas le reconnaître, j'allais d'étourderies en découragements. Dom Godefroid sut me dicter la technique nécessaire pour marcher, technique dont il trouvait les grandes lignes dans la Règle de saint Benoît, et qu'il amplifiait par l'autorité de son propre talent et de son expérience.
Certains candidats n'osent pas frapper à la porte de l'homme qu'ils voudraient pour maître. Celui-ci leur paraît trop doué et trop élevé pour eux et, au moment de l'aborder, ils renoncent à leur espoir. Pour ma part, je n'ai jamais mesuré la distance qui me séparait du maître que je voulais suivre. L'homme le plus comblé de dons que vous puissiez imaginer, n'est-il pas celui qui, précisément, trouvera le plus naturel de vous accueillir ? Certains aussi craignent qu'une personnalité trop forte ne tienne pas compte de leur propre liberté. Mais tout au contraire, un petit incompétent vous ligotera ; tandis que le grand patron, pas à pas, vous conduirait au grand large.
En dépit de ces objections et de ces craintes, il faut oser approcher le maître, et se déclarer ouvertement disciple. Il faut explicitement demander des leçons, si l'on veut acquérir une vie spirituelle bien charpentée. Car les valeurs que possède un sage ne se transmettent point par simple décalque, du fait qu'on l'a vu agir. Dans une certaine mesure, on peut copier un grand homme d'action après l'avoir regardé faire. Mais dans la vie intellectuelle, et plus encore dans la vie spirituelle, les méthodes efficaces, les secrets du praticien, ne se trahissent pas à l'extérieur. Au penseur, à l'homme de prière, vous ne pouvez clandestinement chiper leurs brevets. Il ne suffirait pas d'avoir vu sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus prier, pour se flatter de prier comme elle. Vous risqueriez fort d'interpréter faussement ce que vous voyez ou croyez voir. Il faut donc demander.
J'ai écouté et interrogé Dom Godefroid Belorgey, comme père, comme maître, un bon nombre de fois. Cependant, je n'ai pas vécu près de lui. Il ne venait à Sept-Fons, je ne suis allé à Cîteaux, que par occasion. Une grande distance séparait Cîteaux de Sept-Fons au temps de l'occupation allemande et de la Libération. Ce désavantage, bien loin de nuire à son influence, permit à mon maître de garder toujours intact son prestige. Servi par ces circonstances, il savait apparaître et disparaître, faire désirer son enseignement, tenir ferme la main sans alourdir la marche. Je trouvai en lui la doctrine et l'expérience, la rigueur et la liberté, la compréhension et l'encouragement. Et toujours, de surcroît, la qualité, le chic, une suprême distinction.
Le débutant dans la vie spirituelle a l'impression que ses pas se heurtent à une série de portes fermées. Il attend donc que quelqu'un lui mette en main les clés indispensables. Je ne vois pas comment les égaux de ce débutant, qui se trouvent comme lui devant des portes fermées et dans le même embarras, pourraient posséder ces clés et les lui prêter. Seul un ancien, habitué à entrer, peut les donner.
Par exemple : vous connaissez la pratique des oraisons jaculatoires ? Rien de plus simple ; on l'explique en cinq minutes, et ensuite, chacun peut s'y mettre. Et vous croyez la tenir ? En réalité, vous n'arriverez à rien, ou presque, si vous n'avez pas un maître pour vous enseigner, durant des années, inlassablement, ce que vous croyez avoir appris en cinq minutes. En effet, lorsqu'on tient cette clé, il faut encore apprendre à la reprendre pour s'en servir, sans se lasser. Cassien déjà écrivait qu'il y a dans cette pratique si simple « un secret que nous ont laissé quelques-uns de nos anciens Pères, et que nous ne disons qu'au petit nombre de ceux qui le désirent avec ardeur »2.
Autre exemple : la pratique de la lectio divina, cette lecture-qui-donne-Dieu, exercice fondamental de la spiritualité monastique. Quoi de plus simple ? Tout le monde sait lire ; vous savez lire ; vous avez de bons livres, de bons yeux, du bon zèle : cela ne suffit-il pas ? Pas tout à fait ! Il y a, en plus, une manière, de laquelle dépend la fécondité de cette pratique. Il y a une clé, que seul un habitué peut vous mettre en main. Ici surtout vous avez besoin d'un initiateur. Et si lui-même n'a pas dépassé une manière primaire, jamais vous n'arriverez à une utilisation supérieure. Je note, en passant, ce que l'expérience m'a montré : la direction spirituelle, si elle ne porte pas régulièrement sur une discipline des lectures à contrôler, finit inévitablement par tourner en rond.
Au fond, votre vrai Père pourrait se reconnaître à ce signe : il vous apprend à lire, efficacement, de la manière qui convient à un moine. Et s'il sait vous apprendre à lire en vue de l'oraison, il peut vous apprendre aussi à faire oraison. Autre chose, en effet, de prier parfois pendant quelques instants, autre chose de mener durant quarante ou cinquante ans une vie monastique essentiellement vouée à la prière. Dans ce dernier cas, la prière ne peut se passer d'une plate-forme. Or, pour construire patiemment celle-ci, il faut des lectures ordonnées ; et, pour ces dernières, un certain savoir-faire que vous n'acquerrez pas sans docilité envers un guide.
Dom Godefroid attachait une grande importance à la lecture. Il avait toujours un livre à recommander, toujours un enthousiasme récent à faire partager. « Lisez ça, c'est formidable ! » Je me précipitais. Parfois, oui, l'œuvre valait évidemment la peine. Parfois non ; tout juste un ou deux passages, dix lignes parmi deux cents pages. À plusieurs reprises, lorsque je rapportai au Père ma déception, il me répondit : « Ce sont exactement ces lignes-là que j'ai retenues, et pour lesquelles je vous ai recommandé ce livre. Or, si ces dix lignes ont la vertu de relancer votre courage durant vingt ans, ce livre n'aura-t-il pas une grande valeur pour vous ? Allez, vous n'avez pas perdu votre temps ».
À partir de cette indication de mon maître, j'ai pu organiser non seulement mes lectures, mais, ce qui a beaucoup plus d'importance, mes re-lectures. J'entends par là ces extraits que je recueille en tout livre, parce qu'ils font briller devant mes yeux la perle de grand prix, pour laquelle je suis toujours prêt à sacrifier tout mon avoir ; parce qu'ils me remettent dans cette disposition, grave et réfléchie, en vertu de laquelle j'ai décidé jadis d'acquérir cette perle. Je relis ces extraits parce qu'ils m'émeuvent, m'éclairent et m'encouragent, dans la ligne même de la grâce qui m'est personnelle. La collection de ces extraits constitue ma provision de vivres, à augmenter en toute occasion valable, à utiliser abondamment pour accompagner tout effort de vie spirituelle.
Petit à petit, ces extraits m'ont permis de reconnaître mes maîtres, mes amis, et par conséquent la famille d'âmes à laquelle j'appartiens. Cette connaissance a une grande utilité. Car mes maîtres, ce sont ces hommes dont je puis chercher l'influence, parce qu'elle va dans le sens de ma vocation ; ce sont ces hommes qui possèdent les dons humains et les dons  surnaturels qui me font particulièrement envie ; ce sont ces hommes qui ont résolu les grands problèmes de la façon que je crois la meilleure.
Mais faut-il se livrer ? Faut-il dire quels sont ces amis, mes amis ? S'il faut en venir là, voici des noms, les principaux, selon un ordre simplement chronologique. Cette liste reste d'ailleurs toujours ouverte. Et soyez sans inquiétude, la confidence n’ira pas plus loin, je ne vous dirai pas quelles parties de leurs œuvres j'utilise pour composer petit à petit mon âme. Les voici donc, ces maîtres : saint Paul, saint Jean, saint Jérôme, saint Benoît ; saint Thomas d'Aquin, sainte Thérèse d'Avila, saint Jean de la Croix ; Newman ; sainte Thérèse de Lisieux ; le Père de Foucauld, Pierre Termier, Antoine de Saint-Exupéry, le Dr Alexis Carrel, Lecomte du Noüy, Anne Frank ; le Père Dehau, Dom Godefroid Belorgey ; le Dr Tom Dooley, Le Corbusier, le Père Couturier op ; Thomas Merton, en sa période de simplicité ; Maritain, Gilson... Ici, vous m'arrêtez, vous vous exclamez : « Quel mélange ! Quel incroyable mélange ! » Tandis que je pense : « Quelle convergence ! Quelle merveilleuse convergence ! » Et en plein dans le mille, en plein sur cette ligne idéale où je rencontre la grâce de Dieu, et selon laquelle j'espère parvenir au meilleur don de moi-même. Car, si différents qu'ils paraissent, tous ceux-là forment, pour ma joie et pour mon bien, une seule famille. C'est ainsi que je les vois et les écoute, du fait de leur accord sur certaines valeurs, que j'aime, et sur une certaine qualité de vie, que j'aime.
Par eux tous, la vérité m'arrive selon mes goûts, je veux dire avec ce degré de chaleur humaine qui m'encourage et m'anime. Néanmoins, la vérité qu'ils m'enseignent garde une stricte objectivité. Je trouve chez eux tous une attitude semblable vis-à-vis de l'acte d'exister, soit celui de Dieu, soit celui de leur propre moi, soit celui de tout l'entre-deux : une bonne pulpe thomiste, laquelle ne ment jamais. De plusieurs de ces maîtres, il est vrai, je ne retiens ni tous leurs actes ni toutes les pages qu'ils ont écrites ; mais, sur les points où ils me viennent en aide, comme ils m'aident bien ! Je ne puis, certes, leur faire visite à tous en même temps. Mais celui chez qui j'ai choisi d'aller aujourd'hui ne me ferme pas sa porte. Et tous me disent la même chose - ce dont j'ai besoin -, seulement chacun y met les variantes qui tiennent à son talent propre et à la nuance d'amitié qui m'unit à lui. En conséquence, avec l'habitude, je trouve un bénéfice dans le plus bref contact avec n'importe lequel de mes maîtres. Je choisissais et copiais déjà des extraits de leurs œuvres ou de leurs biographies il y a trente ans ; j'y soulignais déjà certains mots. J'ai relu des centaines de fois ces extraits ; je les relis encore ; ils me relancent autant et davantage. J'y soulignerais encore les mêmes mots. Donc unité et continuité, deux avantages très positifs.
Ainsi, dans de multiples eaux, tantôt fleuves, tantôt ruisseaux, je plonge mon gobelet en des endroits choisis ; en ces endroits, je sais combien l'eau est pure, toujours. Amis, vous me comblez, vous tous. Par exemple vous, Anne Frank, à quel point vous êtes ma sœur, intimement. Vous espériez survivre à l'oppression inique, voici que vous êtes très vivante près de moi. Tous, combien vous êtes vivants, du fait de la qualité de vos esprits et de vos cœurs, du fait aussi de ma recherche auprès de vous. Et il me semble vous retrouver tous maintenant dans ma personnalité, que vous avez petit à petit si bien influencée.
Voilà, vous connaissez mes maîtres, ou du moins leurs noms. Mes maîtres, mes amis, mes admirations ; ceux à qui je demande de me faire habiter dans l'ambiance même qu'ils ont su créer autour d'eux pour s'y épanouir. Oui, je voudrais vivre à leur niveau ; alors je serais confiant et heureux. Connaissant cette famille d'âmes, attiré vers elle par le cœur, je ne pourrais plus accepter de n'en pas faire partie.
Il y a une grande différence entre une famille d'âmes et ces groupes d'échange en vogue actuellement, si fraternels qu'on les suppose. Une famille d'âmes se constitue par choix, par votre choix personnel, au fur et à mesure que vous percevez mieux vos aspirations essentielles et vos attraits de grâce. Ceux que vous reconnaissez comme vos aînés dans cette famille ont atteint déjà le sommet de votre idéal. Vous savez qu'ils vous dépassent, mais que tout contact avec eux vous élèvera. Vous savez ce qu'ils vous donneront. Ils n'en sont plus aux recherches ni aux essais. Mais vous n'aimez pas ceux qui se croient arrivés ? Ceux-ci ne se croient pas arrivés. Seulement, je suis sûr qu'ils sont bien partis et qu'ils ont su marcher, alors que la plupart de ceux qui parlent tant ne partiront jamais. Dites-moi : peu importe que vous participiez ou non à un groupe de dialogue, à tel groupe ou à tel autre. En revanche, il importe beaucoup que vous apparteniez à une famille d'âmes, et que vous sachiez utiliser l'appui incomparable et l'ouverture qu'elle vous offre.
En ce qui concerne la prière, vous aurez encore besoin qu'on vous mette une clé en main. Bien plus, ici, il ne s'agit pas seulement d'une porte à ouvrir ; disons plutôt qu'il y a deux régions entières d'incertitude à traverser. D'une part, la conduite à tenir par celui qui prie ; d'autre part, la conduite que Dieu adoptera. D'une part comme de l'autre, des problèmes se posent, d'où pas mal d'hésitations chez celui qui ne sait pas, et qui interprète mal les situations. Cela risque de s'aggraver si la prière doit prendre une grande part de l'existence. Pour le moine, appelé à vivre avec Dieu, appelé aussi, par son union avec le Christ, à sauver des âmes, il ne s'agit pas seulement de savoir comment supporter les nuits et autres épreuves, et comment en sortir. Il s'agit d'abord et surtout de savoir comment y entrer. : offrande essentielle, et choix très grave, qui relèvent de l'oraison. Donc, en l'oraison plus qu'en autre chose, le moine a besoin, au moins temporairement, d'un guide.
Dom Godefroid Belorgey racontait volontiers les grâces d'union avec Dieu qu'il avait reçues. Il savait dire très simplement les certitudes qu'il avait acquises dans l'oraison, la réalité de Dieu, sa proximité, sa présence, son action. Il éveillait ainsi l'attention envers la grâce chez ceux qu'il voyait au début de l'itinéraire qu'il avait lui-même parcouru ; il leur donnait confiance. Car les voies du Seigneur se ressemblent beaucoup, d'une âme à une autre, et parler avec quelqu'un qui sait apporte bien des éclaircissements. Mais, pour éclairer le disciple, il faut un langage exact et invariable, manié avec pertinence. Le maître doit s'astreindre à parler la langue mise au point par les vrais spirituels, ceux du Carmel d'abord, et par la phalange d'écrivains qui les ont confirmés et continués : les définitions qu'ils ont établies, les classifications qu'ils ont reconnues. Dom Godefroid n'ignorait rien de cette langue technique. Dans une matière aussi sérieuse, la précision rassure et captive. Aussi, Père, vous obteniez de mon oreille beaucoup plus que de la curiosité. Vous étiez mon premier de cordée ; j'écoutais, j'appréciais le choc précis de vos coups de piolet taillant les marches dans la pente de glace. Votre sûreté me donnait confiance ; j'aimais vos tracés nets ; je suivais scrupuleusement vos itinéraires.
Dom Godefroid donnait de l'oraison la définition que voici : élévation de l'âme vers Dieu, de qui elle se sait aimée, pour s'entretenir intimement avec lui, dans le double but de le glorifier et de trouver le vrai bonheur. Et il ajoutait : « Rien, rien, rien ne vaut l'oraison pour atteindre ce double but ». Qui ne l'a pas entendu commenter cette définition devant un auditoire de religieux ne sait jusqu'où peut s'élever la flamme persuasive de la sincérité. Cependant, même après l'avoir entendu, on pouvait encore étouffer en soi le charme, prendre ses distances, et bientôt, par prudence, se scandaliser. En revanche, au son de cette même voix, quelques imprudents choisissaient de disposer totalement leur cœur à l'art d'être disciple.
Mon maître eut-il des lacunes ? Je n'en sais rien et ne veux pas le savoir. Je n'en ai cure. Précaution élémentaire ! Je l'ai accepté tel qu'il se donnait. Je n'ai jamais voulu le contester. Je n'ai jamais voulu connaître des défauts chez celui qui méritait mon entière docilité. Parce que mon maître m'a transmis ses propres admirations et qu'elles sont devenues miennes, je l'identifie quelque peu avec elles. À mes yeux, il personnifiait les qualités de l'ami de Dieu. Selon ma petite conception, un ami de Dieu n'est pas tout à fait la même chose qu'un saint ; cependant, ce titre-là fait déjà bien envie ! Ami de Dieu : je me souviens de la jubilation que cette expression produisit chez un garçon d'une dizaine d'années, intelligent et plein de délicatesse, la première fois qu'il l'entendit : il exultait.
De mon maître, je pouvais toujours être sûr qu'il voyait plus loin que moi. Depuis que je ne l'ai plus pour me dire avec compétence les choses essentielles, souvent les matins me paraissent brumeux, et les jours un peu froids. Père, je vous ai vraiment aimé jusqu'à la docilité de l'esprit. Et ma fierté d'aujourd'hui est d'avoir su, dès lors, vous le dire.
Aurai-je encore l'aubaine d'être disciple ? Seigneur, m'enverrez-vous un autre Dom Godefroid Belorgey ? Non, je sais bien que non. D'ailleurs, il se fait tard ; j'ai parcouru, sur la route indiquée par lui, la plus grande partie de l'étape ; avec ou sans progrès, je ne sais. Je dois marcher désormais sans le secours de cette main amicale et lucide. N'est-ce pas beaucoup de l'avoir eue durant un certain temps ? Seigneur, vous me dites : « Ma grâce te suffit ». Eh ! Seigneur, je devine qu'elle devra désormais me suffire, pour cet itinéraire de solitude que vous m'avez tracé, à travers ces grandes plaines de plus en plus horizontales. Du moins pourrai-je me retourner vers ces largesses d'autrefois, vers ces souvenirs qui obligent encore.
Les jeunes se rendent compte de beaucoup de choses, mais ils ne se rendent pas compte que leur pain n'est pas cuit, non par accident, mais parce qu'ils ne savent pas le cuire. Prenez trois étudiants ou trois novices, faites-leur suivre des cours ou des conférences. Après un jour de patience et deux jours d'impatience, ils n'y tiendront plus : ils ont quelque chose à dire ; il faut, d'une nécessité vitale, cosmique, qu'ils s'expriment, enfin ! Qu'ils proclament leur point de vue, enfin ! Car voici le nouveau principe universel de la pédagogie : « les élèves ont autant à donner au maître qu'à recevoir de lui ». La vérité se trouve-t-elle de ce côté ? Certes non ! Il faut la chercher dans la direction contraire, et en voici le principe : parmi ceux qui cherchent ensemble un même idéal de science ou de prière, il n'y a pas d'égaux. Car les biens intellectuels et spirituels sont incommunicables en dehors d'une hiérarchie des esprits et des âmes. C'est pourquoi, si plusieurs veulent artificiellement se considérer comme égaux et mettre en commun leurs recherches, sans recours à une compétence magistrale, rien de clair n'en sortira. Pour obtenir une aide mutuelle sérieuse, il faut donc accepter des subordinations. Les hérédités, les filiations ont une grande importance. Et cela ne se vérifie pas seulement parmi les religieux, mais également parmi les savants, les artistes, les chefs militaires. Lyautey fut disciple de Gallieni. Après leur collaboration en Indochine, Lyautey écrivait à son patron : « Où que vous soyez, quoi que vous veuillez faire de moi, je serai partout et toujours à vos ordres, au premier signe »3.  Lisez ce qu'André Maurois écrit sur ces deux hommes : se peut-il plus fructueux dialogue ? Or, ils avaient créé et maintinrent entre eux une hiérarchie, fondée sur l'expérience du plus ancien, et bien plus exigeante que celle dépendant du nombre des galons ; condition nécessaire pour que se transmettent le savoir-faire, l'intelligence, l'esprit.
Celui qui sait éprouve déjà tellement de difficultés pour transmettre ce qu'il sait ; comment pourriez-vous chercher valablement, en vous joignant à plusieurs autres qui ne savent pas plus que vous ? Au début, et durant longtemps, les méthodes inefficaces ressemblent tellement aux bonnes méthodes. Seuls des impondérables les différencient, alors que les résultats se situeront aux antipodes. Aussi, pour un bon guide, c'est déjà une chance que de se faire comprendre.
Je ne vois pas comment le type d'enseignement auquel je me réfère dans ces pages, enseignement indispensable pour un moine, pourrait se récolter au hasard de carrefours, ni même dans des cours ou conférences du genre classique. Comment se fait-il qu'après d'excellentes conférences de formation spirituelle, parfois un auditeur cherche le premier ancien venu et lui demande : « Vous, dites-moi quelque chose de personnel » ? Le Père spirituel ne doit tenir le rôle ni d'un professeur ni d'un camarade. Il doit proportionner à la marche de ses disciples une doctrine certaine. Le déploiement qu'il cherche à leur procurer s'effectue pour chacun de ses clients, à part, et ne réussit que lentement. Donc, bien loin de passer constamment à des nouveautés, il doit posséder l'art des redites.
Ne demandez pas à votre maître de voir les choses autrement qu'elles ne sont. Que votre patron sache d'abord voir et accepter les choses telles qu'elles sont. Qu'il vous rende facile votre docilité à son égard par sa propre docilité à l'égard du réel.
Ne demandez pas à votre maître d'accorder toute son attention à l'événement. En revanche, qu'il en accorde beaucoup aux raisons immuables et aux fins suprêmes.
Ne demandez pas à votre maître de se laisser tenter par les modes successives. Car aucune mode, jamais, n'aura la vertu de changer l'eau en vin. Or, il serait agréable pour vous que votre maître vous fasse inviter parfois aux noces de Cana.
Ne demandez pas à votre maître de changer le monotone devoir quotidien, ni les immuables occupations de votre vocation. Au lieu de changer ces choses, qu'il sache se renouveler lui-même, chaque jour, esprit et cœur, dans la ferveur qu'il leur accorde. Qu'il soit donc un grand champion de la ténacité, un prix Nobel de patience. Et, naturellement, qu'il vous apprenne à en faire autant.
Demandez à votre maître de chercher pour vous. Quant à vous, ne prétendez pas trop tôt chercher pour lui.
Ne dites pas : « Mon maître m'explique bien des choses intéressantes. Mais je ne prends pas tout. Sur certains points, je ne suis pas d'accord ». Lorsque le jeune homme parle ainsi, l'ancien qu'il a trouvé n'est pas encore le véritable Père. Et ce jeune homme se trompe s'il se croit disciple. Car le maître véritable doit être accepté pour l'ensemble de ses dires et de ses choix. En effet, c'est la personnalité même, la qualité même que possède cet homme-là, que cherche le disciple. Or, cela ne se divise pas. Personnalité et qualité se manifestent en tout ce que le maître donne. Il n'appartient pas au disciple de trier. Plus tard, il verra ; mais alors il aura hérité de l'esprit. Ainsi, le prophète Élisée, durant la dernière journée qu'il passa en compagnie d'Élie, son maître, lui demanda de recevoir de son esprit. Mais loin de vouloir en prendre et en laisser, il lui demanda son esprit, au double. Celui-là pouvait, certes, se croire vrai disciple.
Ne demandez pas à votre maître de parler pour ne rien dire. Questionnez-le sur les problèmes de la destinée humaine et sur les problèmes connexes, problèmes toujours actuels. Et comment il les vit lui-même ? Comment il fait pour les accepter avec courage et tranquillité ? Demandez-lui ce qu'il connaît avec certitude, ce qui ne fait plus question pour lui, ce qu'il tient pour indiscutable et immuable. Faites-le parler sur le drame de sa vraie personnalité, non sur la comédie superficielle que lui imposent, peut-être, les circonstances. Faites-le parler sur son insatisfaction et ses espoirs, sur sa foi religieuse, sur sa confiance en Dieu, sur sa prière. Demandez-lui comment et jusqu'à quel point, par le don de soi-même, il s'est délivré de lui-même. Informez-vous d'où vient la lucidité de ses refus. Qu'il vous confie ce qu'il découvre dans son silence. Qu'il vous dise quelle est la source de ses larmes et la raison de son sourire. Allez à l'essentiel de cet homme-là. Et, s'il accepte de reprendre, pour vous aider, ses cahiers d'élève ou ses outils d'apprenti, remerciez-le par votre docilité.
Mes maîtres m'ont dit : « Tu n'es pas né tout seul. Tu as commencé par tout recevoir, mais inconsciemment. Si tu as, maintenant, l'âge de raison, continue par tout recevoir, mais en pleine conscience. Parce que, en la vie de l'esprit, on est durant vingt ans débutant ; parce que, en la vie de prière, on est trente ans débutant. Avant que ces délais ne soient écoulés, tu ne vaux que par tes héritages ».
Mes maîtres m'ont dit : « Utilise ce qui existe déjà. Prends d'abord ce qui a été fait par d'autres. Reconnais ceux qui ont réussi dans toutes les découvertes du vrai et du bien, et commence par prendre pour toi leurs réussites. Comprends que tous ceux qui ont bâti avant toi t'ont aimé ».
Mes maîtres m'ont dit : « Tous les problèmes ne doivent pas être soumis à tout le monde. Tous les problèmes ne sont pas faits pour toi. Beaucoup sont trop gros pour ta petite tête, et d'autres sont vraiment trop minces pour occuper ton temps. Nous te dirons donc quels problèmes tu peux aborder utilement, c'est là un élément important de notre tâche auprès de toi, et celui qui requiert de ta part le plus de docilité. Car un débutant ne saurait être un technicien du filtrage, qualité indispensable aujourd'hui. Il faut en effet savoir reconnaître d'où viennent les idées, du Dieu de vérité ou du père du mensonge ? Et à quelles conséquences, tôt ou tard, elles mèneront les hommes. Sans ce discernement, il n'y a pas d'esprit qui soit sûr ».
Mes maîtres m'ont dit encore : « Il faut chercher ; mais il faut également savoir posséder ce qu'on a déjà trouvé de vérité et de beauté ; pour s'en instruire et s'affiner. Pourquoi bâtir sans fin durant toute l'existence ? Il faut aussi savoir prendre le temps de résider dans les murs qu'on a construits ; et, en outre, y accueillir des amis. A-t-il réussi sa vie, celui qui jamais ne sait dire : « je reste aujourd'hui chez moi, j'ai assez de bonnes choses à revoir » ? Et il faut pouvoir ajouter : « venez, vous autres, voir ce que j'ai chez moi ; il y en aura pour vous, et vous pourrez en emporter ».
Mes maîtres m'ont dit : « Bien que tout change ou disparaisse, toi, ne laisse jamais rien se perdre du sens que tu donnes à ta propre vie. Or, celle-ci se définit, si elle est chrétienne, comme une marche vers la béatitude impérissable auprès de Dieu. Maintiens cette foi, et tu feras l'économie de bien des problèmes, qui alourdissent certains de nos contemporains. Si tu as reçu, de plus, une vocation monastique, ne laisse jamais rien se perdre de sa signification. La vocation monastique se définit comme une intimité avec Dieu vécue dès maintenant dans la prière. Maintiens la réalité de cet idéal, et tu pourras faire l'économie de bien des problèmes, que créent à plaisir, ou en désespoir de cause, les moines qui n'ont pas su résoudre d'abord ce problème-là. Pourquoi allonger les mains dans le vide, alors que les bons plats sont posés sur la table, devant toi, à ta portée ?
Jésus Christ notre Seigneur a dit : « Vous n'avez qu'un seul maître, le Christ » (Mt 23, 10). Il a dit cette parole à l'adresse de ses apôtres, et pourtant il a envoyé ceux-ci aux hommes comme maîtres de vérité et maîtres de la Bonne Nouvelle. De même, le divin maître envoie maintenant encore certains des siens, amis fidèles, aux hommes dont il veut faire ses amis. « Comme mon Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Il dit encore : « Celui qui croit en moi fera lui aussi les œuvres que je fais, et en fera de plus grandes » (Jn 14, 12). L’œuvre du Fils de Dieu a été de réconcilier les hommes avec son Père du Ciel et de les lui ramener. Pareillement, l’œuvre des envoyés du Fils de Dieu sera d'amener quelques-uns de leurs frères vers le Christ, pour qu'ils deviennent ses amis. Œuvre impossible aux forces humaines, œuvre qui ne peut s'accomplir que dans la grâce propre à l'envoyé, uni à son Maître.
Seigneur, jamais je n'ai supposé porter atteinte à votre primauté, du fait que je regarde tel homme comme mon maître et mon père. Cet homme n'était-il pas de vos amis, donc envoyé par vous ? En le mettant à côté de moi, vous avez manifesté votre autorité magistrale mieux qu'en me laissant seul à mes propres recherches.
Lorsqu'un prêtre accepte le titre et la fonction de Père, cela ne peut avoir qu'un sens, celui-ci : « J'ai le bonheur de connaître depuis longtemps déjà le Seigneur ; je suis déjà son ami. Donc je pourrai, avec son aide, vous apprendre à vous aussi le chemin de son amitié ». Mon maître n'a jamais prétendu jouer d'autre rôle que celui-là.
Seigneur notre Maître, vous savez qu'il y a des jeunes gens et des jeunes religieux qui demandent le vrai, le bien, la sincérité de la vie, le sacrifice, les sûres méthodes de la prière, et toutes les exigences d'un véritable engagement. Ils portent leur espérance vers des valeurs merveilleuses. Ils répugnent à suivre facilité et désordre.
Il y a des chrétiens, des religieux, qui cherchent par-dessus tout l'intimité avec Dieu. Parmi les diverses obligations de la religion, ils ne veulent accorder à nulle autre la primauté. L'union avec Dieu leur paraît la première nécessité. Dieu leur suffit, ou du moins, Dieu les retient. L'appel de Dieu dans le secret de leur cœur surclasse pour eux toute autre valeur. On leur reproche parfois une liberté et une indépendance suspectes aux yeux de ceux qui ne voient pas l'Objet qui les occupe.
À chacun de ceux qui cherchent ainsi votre intimité, daignez, Seigneur et Maître, envoyer quelque guide qualifié par le même attrait : un Dom Godefroid Belorgey, un Père Dehau, un Abbé Huvelin, un Dom Augustin Baker, un Dom Richard Beaucousin. Ayez compassion de ceux qui, s'ils ne sont pas aidés, abandonneront petit à petit, non sans déception, non sans tristesse, les valeurs d'intimité qu'ils avaient désirées.
Père Jérôme,
Sept-Fons, le
15 octobre 1969,
in Tisons (Ad Solem)


1. Sous le regard de Dieu, Cerf, 1950, p37.
2. Jean Cassien, Conférences Xe, traduc. E. Cartier, Poussielgue 1868, tome I, p278.
3. Lyautey, par André Maurois, , Hachette 1939, p56.