vendredi 7 octobre 2016

En unifiant... Gustave Thibon, La morale et les mœurs


Il n'est pas de spectacle plus angoissant que celui de la disjonction croissante entre la moralité et les mœurs des hommes.
Entendons-nous d'abord sur le sens des mots. J'appelle mœurs, tout ce qui, dans la conduite humaine, ressortit à la nécessité inconsciente, autrement dit, tout ce qui se fait par instinct, par tradition, par adaptation spontanée au milieu social, etc. J'appelle moralité ce qui se rapporte à l'affectivité spécifiquement consciente. Il n'est pas nécessaire de communier consciemment à un idéal pour avoir des mœurs ; ce l'est pour avoir une morale. On peut parler de mœurs pour les animaux, mais on ne peut parler de moralité que pour les hommes.
Prenons deux cas extrêmes. Voici un vieux paysan avare et retors, toujours prêt à duper ses semblables dans un achat ou dans une vente, mais en même temps attaché au terroir familial et père d'une nombreuse famille qu'il élève avec dévouement. Cet homme n'a pas de morale, mais il a de bonnes mœurs. Voici, d'autre part, un petit bourgeois dévitalisé, très scrupuleux et très digne dans sa conduite, très noble dans son idéal de justice universelle, et qui, par faiblesse, par lâcheté inconsciente et spontanée devant la vie, s'abstient volontairement d'avoir des enfants. La morale de cet homme peut être plus pure que celle du premier ; ses mœurs n'en sont pas moins corrompues.
Il y a, dans tout acte humain, un côté physique (je prends ce mot dans le sens très large d'ontologique) et un côté moral. Un acte moralement mauvais peut être physiquement bon, en d'autres termes, il peut reposer sur de saines bases vitales, être l'expression d'une pureté, d'une spontanéité naturelle, etc. Ainsi, tel exercice illicite de la sexualité, tel mouvement de violence aboutissant à un meurtre, etc., peuvent procéder de facultés parfaitement saines dans leur ordre : le désordre réside seulement ici dans l'illégitimité morale et sociale de ces actes. Inversement, un acte moralement pur peut être physiquement impur. L'homme dévitalisé dont j'ai parlé plus haut peut, pour des raisons morales, se décider à avoir des enfants : sa conduite alors sera très noble, peut-être héroïque : elle manquera tout de même de saines bases naturelles, elle n'aura pas de vraies racines dans la nécessité.
Cette distinction entre la moralité et les mœurs nous permettra de comparer sainement l'état présent et l'état passé de l'humanité. Quand les conservateurs, les laudatores temporis acti gémissent sur la décadence morale des hommes, les partisans du progrès ne manquent pas de leur rappeler les ombres terribles du passé, ce long cortège de cruautés, d'exactions, de débauches qui se déroule à travers les siècles défunts. Conclusion : mieux vaut encore vivre aujourd'hui, les hommes sont plus justes et plus doux. Distinguons. Si nous comparons des époques comme le Moyen-âge à la période actuelle, nous arrivons à cette conclusion : du point de vue des mœurs, l'humanité est en pleine décadence ; du point de vue de la moralité (du moins en tant que disposition émotive et qu'idéal universel), elle est certainement en progrès.
Nos ancêtres avaient moins de morale que nous, ils avaient plus de mœurs ; nous avons plus de morale et moins de mœurs. Il n'est pas utile d'ailleurs de remonter au Moyen-âge pour établir cette comparaison. Les paysans d'il y a cent ans étaient dans l'ensemble plus durs, plus retors, plus mesquins et plus processifs que les paysans d'aujourd'hui ; ils étaient moins ouverts à la morale et à l'amour qui en est la base. Leurs petits-fils ont le cœur plus sensible et l'esprit plus large ; les disputes, les procès, les tromperies sont plus rares au village. Mais ces vieux paysans possédaient, malgré l'étroitesse presque immorale de leur âme, un profond capital de traditions religieuses et familiales et de sagesse instinctive : leurs enfants ont dilapidé ce capital. Ils faisaient corps, personnellement et héréditairement, avec la terre qu'ils cultivaient et jouaient ainsi un rôle organique dans la cité : leurs enfants, détachés du sol natal, n'aspirent qu'à devenir des fonctionnaires anonymes et parasites. Ils étaient parfois brutaux avec leurs enfants, mais ils en avaient : leurs fils entourent les leurs de plus de tendresse et de plus de soins, mais ils n'en ont presque plus. Pis encore — et cela permet de mesurer l'ampleur monstrueuse du divorce entre la sensibilité morale et les mœurs profondes — c'est précisément dans ce pays de France où la plupart des hommes sont devenus si doux, si humains et, en particulier, si tendres pour leurs enfants et si incapables de les voir souffrir qu'on compte au bas mot 500.000 1 avortements par année, c'est-à-dire 500.000 enfants assassinés ! D'une part on gâte les enfants, de l'autre on les tue : c'est la même main qui massacre les innocents et qui les pourrit de caresses. Il faut que les uns meurent pour que les autres soient plus choyés et plus adorés : on fait des sacrifices humains à ces petits dieux ! J'ai connu une personne qui avait tué quatre enfants dans son sein (non par malice, mais par faiblesse, par manque d'instincts solides et d'encadrement social) et qui trouvait monstrueux qu'on pût frapper un enfant pour le corriger... Cet écart entre la sensibilité affective et les mœurs profondes, c'est la distance entre l'enfant assassiné et l'enfant gâté qui nous en fournit la mesure.
Parce qu'elle n'est pas incarnée dans de saines mœurs, cette moralité reste essentiellement affectée d'impuissance. Faite d'intellectualisme abstrait et d'émotivité superficielle (n'est-ce pas Rousseau qui avait voulu jeter les bases d'une morale sensitive ?), elle ne va pas au delà de la sensation immédiate ou de l'idéal inaccessible. Elle est à la fois terriblement presbyte et terriblement myope elle regarde d'un œil une étoile chimérique qui ne descendra jamais sur la terre, et de l'autre de celui qui dirige l'action concrète elle ne voit que le fruit qui se peut cueillir aujourd'hui. Les hommes possédaient jadis de profonds instincts biologiques et collectifs qui leur faisaient servir à leur insu le bien de l'espèce et le bien de la cité, ils voyaient loin sans en avoir conscience, et leur humble effort personnel, capté par une finalité supérieure à laquelle il s'adaptait spontanément, contribuait à l'édification harmonieuse de la société et de l'avenir. Le grand bienfait des mœurs saines, c'est de rendre faciles et naturelles des choses très difficiles pour la moralité pure de l'individu isolé. Or, la décadence des mœurs a isolé, atomisé les individus. Il faudrait aujourd'hui que chaque homme suppléât, par sa volonté défaillante, par sa sensibilité fugace, aux souffles profonds issus de l'âme animale et de l'âme collective. Cela n'est possible qu'à quelques grandes âmes. Les autres versent fatalement dans le culte exclusif de l’intérêt ou de l'amour sensibles et immédiats. L’homme atomisé a horreur de tout ce qui est pénible et surtout de tout ce qui est lointain. On n'a pas d'enfants : le possible qu'on tue ne se sent pas, mais le repos qu'on se procure se sent très bien ; on ne corrige pas ceux qu'on a : le bien qu'on leur ferait ainsi est trop lointain, il n'est pas sensible, mais leurs larmes et leurs caresses le sont... Les jeunes paysans se ruent en masse vers le fonctionnarisme : comment la vision d'un lointain désastre collectif pourrait-elle balancer en eux l'attrait d'une sécurité immédiate ? Est-ce les instincts et les institutions, ou bien la conscience des individus qui retenaient leurs ancêtres à la terre ?
Cette religion de la facilité issue de l'épuisement des mœurs a donné aussi des résultats positifs. Elle a fait se développer des vertus qui, quoique nourries de faiblesse, ne se confondent pas avec la faiblesse. Les hommes sont trop sensibilisés, ils ont trop besoin de l'aide et de l'estime de leurs semblables 2 pour ne pas répudier spontanément les actes d'égoïsme ou de haine qui exigent une trop grande dépense de forces. Dans nos campagnes, par exemple, les procès n'existent presque plus, nul ne poursuit plus de vengeances à longue échéance, et les gens, qui s'envient et se calomnient plus que jamais, ne se disputent plus en face. Même dans le mal, on ne sait plus risquer et prendre sur soi.
Du point de vue strictement moral, la décadence des mœurs ne rend les hommes ni meilleurs ni pires : elle tend seulement à supprimer les manifestations lointaines et difficiles de l'égoïsme et de l'amour.
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Ce que j'appelle ici mœurs (ces mœurs dont je dénonce la régression), c'est en somme, la morale vécue plutôt que représentée, la morale fondue dans la nécessité physique, c'est, dans l'ordre du sentiment et de l'action, un don aussi gratuit et aussi naturel que la santé dans l'ordre du corps et comme une espèce de prolongement de cette dernière (on conçoit que cette santé, portant sur des comportements très simples, à finalité généralement extra-personnelle et visant à assurer la continuité familiale et sociale, puisse laisser place, dans l'ordre des superstructures individuelles, à beaucoup d'immoralités : ainsi s'expliquent les péchés de tant de gens biologiquement et socialement sains. Ce que j'appelle morale (cette morale dont je signale les progrès), c'est la morale représentée et sentie plutôt que vécue et réalisée, la morale source d'émotion et d'idéal plutôt que d'action (on conçoit aussi que cette morale puisse coexister avec une profonde décomposition des substructures affectives). Le caractère de Jean-Jacques Rousseau nous offre un exemple magnifique de ce mélange de moralisme exaspéré et de mœurs pourries. À la naissance de chacun de ses enfants, il repasse dans sa pensée et dans son cœur « les lois de la nature, de la justice et de la raison, et celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur », etc., et cette débauche de haute morale aboutit à, l'abandon de tous ses enfants ! Un homme normal ne pense à rien de tout cela, et il élève les siens...
L'union, dans le même individu, d'un fort idéal moral et de mœurs décadentes constitue un terrible danger social. L'absence de santé dans les mœurs profondes et les réflexes vitaux confère à l'idéal moral je ne sais quoi d'irréel et de morbide qui le rend blessant pour la nature de l'homme. Les péchés d'idéalisme, d'angélisme, qui sont à la base des grandes convulsions culturelles et politiques des temps modernes, dérivent en grande partie de là. Unie à de saines mœurs, la haute moralité fait les saints ; liée à des mœurs croulantes, elle produit des utopistes et des révolutionnaires. Rousseau et Robespierre furent des êtres toujours frémissants d'émotion morale : la prédication de la vertu était en eux comme une espèce de cri d'agonie, de chant du cygne des mœurs ! La vertu, qui n'est pas équilibrée, humanisée par de bonnes mœurs est toujours menacée de devenir la proie d'un idéal chimérique et, par là même, destructeur. Ce n'est pas le moindre bienfait des saines mœurs que d'empêcher la morale de divaguer.
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Un autre écueil (étroitement voisin d'ailleurs de ceux que nous avons déjà signalés) de la moralité sans mœurs, c'est d'aboutir, successivement ou simultanément, à une indignation impure contre le mal et à un consentement impur au mal.
La morale sans mœurs, avons-nous dit, n'est pas incarnée. Le décadent a souvent faim de vertu, mais cette faim ne trouve pas de nourriture à l'intérieur de lui-même. Alors elle la cherche au dehors... Des hommes comme Rousseau ont un idéal, mais cet idéal n'est jamais descendu plus bas que leur cervelle : il ne trouve pas, dans leur être intime, dans leur nature profonde, de quoi manger et prendre corps. Mais ils n'insistent pas de ce côté-là : cela irait trop loin. Cette vertu, dont ils ne portent en eux que la faim, ils en réclament la substance au monde extérieur. Ils lui demandent d'incarner leur idéal ; ils chargent la société de fournir un alibi à leur impuissance ; ils ont besoin de voir sans cesse autour d'eux ce qu'ils sont incapables de vivre en eux. Et quand le monde extérieur faillit à cette mission, quelle rancœur indignée, quels cris hystériques contre le mal ! Les êtres profondément vertueux ceux qui réalisent intérieurement leur idéal sont beaucoup moins sensibles j'entends de cette sensibilité chargée d'amertume et d'irritation — au mensonge et à l'injustice du monde. Ils sentent, dans leur âme et dans le Dieu qui l'emplit, assez de force et de vérité éternelles pour supporter, d'un cœur navré mais égal, le mal qui ronge le monde. Ils savent, d'une science vivante, que la justice aura le dernier mot, et cela supprime bien des scandales. Mais ceux qui appellent, avec de telles crispations d'impatience, le triomphe de leur dieu, montrent par là qu'ils ne sont pas très sûrs de ce triomphe. Esclaves, plus que les autres encore, du monde et du siècle, ils ont besoin, pour ne pas désespérer de leur idéal, de le voir réussir dans ce monde et dans ce siècle, et leur zèle est d'autant plus amer et fiévreux que leur vide intérieur est plus profond. Ainsi Rousseau, père indigne, décerne des récompenses aux femmes qui allaitent leurs enfants et accable les éducateurs de conseils irréalisables. Il demande aux autres l'impossible dans la mesure où il n'a pas soulevé lui-même le petit doigt : cela crée une moyenne ! Les utopies morales et sociales les plus dévorantes sont nées de tels décadents qui unissent, suivant le mot de Montaigne, des « opinions supercélestes à des mœurs souterraines... »
Mais ce dualisme aigu entre la morale et les mœurs, cet état de fièvre et de tension inhérent aux vertus mal incarnées ne saurait se maintenir bien longtemps. L'unité brisée essaie de se rétablir par la confusion. Quand l'idéal est incapable de s'incarner, c'est la chair qui s'idéalise, et l'on voit surgir un nouveau type de décadence : celui des êtres corrompus qui divinisent leur propre corruption. Une nouvelle morale se crée, qui justifie théoriquement l'amoralisme foncier des mœurs malades : Icare déchu goûte ce repos dans la fange promis à tous ceux que l'impossible a tentés. La décadence des mœurs produit, à son premier stade, un moralisme rigide et exalté, à son second stade, un immoralisme érigé en dogme ; elle enfante toujours, tôt ou tard, la pire morale.
Ce dualisme et cette confusion coexistent d'ailleurs en général chez les mêmes hommes et dans les mêmes doctrines. C'est le grand stigmate de toutes les morales de type manichéen que ce mélange de purisme et de laxisme. Un Rousseau, un Gide censurent, avec des raffinements surhumains de pureté, certains maux presque inhérents à la condition humaine et, en même temps, ils accueillent et glorifient les pires désordres. Ils visent simultanément plus haut que l'homme et plus bas que l'animal : leur morale est faite de vaine révolte contre la nécessité et de plate abdication devant le désordre ; elle est spécifiée par l'attrait combiné de l'impossible et de la boue.
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L'homme, pour vivre en homme, a besoin d'harmonie entre la morale et les mœurs. Les mœurs sont faites pour être couronnées par la morale, la morale est faite pour s'incarner dans les mœurs. Le péché moral, d'abord librement choisi, s'infiltre tôt ou tard dans les mœurs, et il les pourrit : nous assistons, depuis la Renaissance, à cette descente du péché dans la nécessité, à cette lente dégradation du mal moral en mal physique. Réciproquement, l'effondrement des mœurs rejaillit sur la morale : la vertu qui ne s'appuie plus sur la santé des instincts et sur celle des institutions dévie de son sillon naturel ; elle tombe, comme les nerfs mal nourris, dans la faiblesse irritable...
La crise morale que tout le monde dénonce aujourd'hui à l'envi est surtout une crise des mœurs. Le péché émigre de plus en plus hors de son lieu propre (la conscience et la liberté individuelles) pour s'installer, d'une part dans le domaine de la vie collective (régimes politiques et climats sociaux malsains), et de l'autre dans celui de la vie inconsciente et presque organique (nerfs faussés, instincts pervertis, etc.). La zone du mal proprement moral s'amenuise toujours davantage, de sorte que le moraliste ne sait plus très bien où finit sa tâche et où commence celle de l'homme d'État ou du médecin. Je n'ignore pas qu'une telle déroute des mœurs constitue un climat idéal pour l'éclosion des vocations héroïques ; elle fait surgir par réaction des êtres dont la pureté morale remonte le courant des mœurs et crée une nouvelle santé toute fondée sur la conscience et sur l'amour, toute portée à la pointe de l'esprit. Qu'on songe par exemple dans quelles conditions biologiques et dans quelle atmosphère sociale se trouve souvent placé aujourd'hui le devoir élémentaire de la procréation et quels tragiques obstacles il doit parfois surmonter. Mais un état de choses qui tend, pour ainsi dire, à suspendre la santé à la sainteté ne va jamais sans dangers (nous avons déjà vu lesquels) ; en tout cas, il exige une force et une grandeur d'âme, qui ne sont pas à la mesure de l'humanité moyenne. Tout système social qui contribue rendre nécessaires, pour la majorité des hommes et dans la conduite ordinaire de leur vie, des vertus essentiellement aristocratiques, s'avère par là malsain. Quant à la pseudo-démocratie issue de l'esprit de 89, elle ajoute l'absurdité à la malfaisance : fondée théoriquement sur la justice et l'amour à l'égard des masses, elle finit par imposer pratiquement aux individus de ces pauvres masses, s'ils veulent accomplir leur humble devoir, un héroïsme qu'il serait à peine raisonnable de demander à je ne sais quel pusillus grex évangélique. Si l'on cherche la raison secrète de la témérité effrayante avec laquelle les esprits révolutionnaires bouleversent des traditions et des mœurs qui ont fait leur preuve, on la trouve dans cette illusion angélique  que la moralité peut et doit suffire à suppléer les mœurs détruites. Mais il n'est pas de pire méfait social que d'acculer les masses à la sainteté...
Placé au centre d'une déroute des mœurs encore inédite dans l'histoire, le moraliste doit se défier plus que jamais des constructions idéales, des systèmes universels et de l'enivrement des mots et des songes. L'éréthisme moral a été assez longtemps cultivé : c'est d'une morale motrice que nous avons surtout besoin aujourd'hui. Après tant de stériles débauches intellectuelles et affectives, il est temps d'apprendre aux hommes à faire passer dans leurs mains l'idéal de leur esprit et l'émotion de leur cœur. Il s'agit d'incarner humblement, patiemment, la vérité humaine, de lui donner un corps et une réalité dans la vie de chacun et dans la vie de tous. Le plus noble idéal n'a de sens que dans la mesure où il enfante ce pauvre effort charnel et saignant. Les bases les plus élémentaires de la nature humaine sont ébranlées : l'homme tout entier est à reconstruire. Pour cela, il ne suffit pas de prêcher, à tout le monde et à personne, du faîte de l'édifice branlant ; il faut descendre et en réparer, pierre à pierre, les fondements menacés.
La tâche la plus urgente de la morale consiste donc aujourd'hui à restaurer les mœurs. Il est bien insuffisant de prêcher aux âmes la santé morale, si l'on n'a pas d'yeux pour le climat qui les rend malades. Et cela pose des problèmes biologiques, économiques, politiques, qu'on n'a pas le droit d'éluder. Le moraliste ne peut plus s'isoler dans sa science... Est-ce à dire que la morale soit devenue inutile, comme un faux réalisme voudrait nous l'insinuer ? Elle a besoin au contraire d'être d'autant plus pure, plus profonde et plus délicate qu'elle repose sur des assises moins sûres. Jadis, le moraliste et l'apôtre pouvaient s'offrir le luxe de ne s'occuper que des choses de l'esprit et de la liberté : on n'avait pas à s'inquiéter alors des bases physiques de l'élan moral ni d'un climat social qui, pour être parfois très rude, n'en restait pas moins salubre dans son essence. Aujourd'hui, la morale la plus haute doit apprendre à se pencher sur les plus humbles réalités, il faut qu'elle suive le mal jusqu'au point extrême de son incarnation dans les mœurs, car c'est de là que doit partir le remède. Tous les traitements locaux qu'il s'agisse de sermons moraux, de systèmes politiques ou de plans économiques s'avèrent, pris séparément, plus déficients que jamais. La guérison de l'humanité exige une science totale et un amour total de l'humanité.
Gustave Thibon, in Diagnostics (1946)


1. C’étaient les chiffres que, déjà, avançaient ceux qui voulaient une loi autorisant l’avortement. Les meilleurs esprits s’y sont laissé prendre : ainsi en 1979, 4 ans après la loi de 1975 dépénalisant l’avortement, les évêques de France dans leur Livre Blanc (Faire Vivre), constataient que cette loi avait fait diminuer le nombre d’avortements... En réalité, les différentes projections suggèrent un chiffre aux alentours de 60 000 les années précédant ladite loi. [ndvi]
2. Ceci n'est pas un paradoxe : ils ont besoin de leurs semblables dans la mesure où ils en sont effectivement séparés. C'est celui qui porte en lui la plus profonde réserve d'âme collective qui est le plus capable de vivre à l'écart de ses semblables et de lutter contre eux. Nos ancêtres étaient mieux outillés que nous par la nature pour une certaine profondeur et une certaine  ténacité dans le mal spécifiquement moral.