vendredi 27 mai 2016

En combattant... Georges Bernanos, Retire-toi, Satan

Mais l’heure était venue sans doute où l’œuvre cruelle porterait son fruit, développerait sa pleine malice. Ô fous que nous sommes de ne voir dans notre propre pensée, que la parole incorpore pourtant sans cesse à l’univers sensible, qu’un être abstrait dont nous n’avons à craindre aucun péril proche et certain ! Ô l’aveugle qui ne se reconnaît pas dans l’étranger rencontré face à face, tout à coup, déjà ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche, ou dans les yeux de l’étrangère !
L’abbé Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti dans l’ombre, il se sentit troublé par une espèce d’inquiétude, qu’il surmonta d’abord aisément. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la vallée, entre deux hauts talus, semés d’une herbe courte et rare. Soit qu’ils le protégeassent tout à fait du vent (qui, le soleil couché, s’était élevé de nouveau), soit pour toute autre cause, le profond, l’épais silence n’était plus traversé d’aucun bruit. Et bien que la ville fût proche, et l’heure peu avancée, il n’entendait, en prêtant l’oreille, que le vague frémissement de la terre, perceptible à peine, et si monotone que l’extraordinaire silence s’en trouvait accru. D’ailleurs, ce murmure même cessa.
Il se mit à marcher – ou plutôt il lui sembla depuis qu’il avait marché très vite, sur une route irréprochablement unie, à pente très douce, au sol élastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, à la fin de sa longue course, remarquablement libre et léger. Surtout, la liberté de sa pensée l’étonna. Certaines difficultés qui l’obsédaient depuis des semaines s’évanouirent, sitôt qu’il essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si péniblement lus et commentés, qu’il arrachait ordinairement comme par lambeaux de sa mémoire, se présentaient tout à coup dans leur ordre, avec leurs titres, leurs sous-titres, l’alignement de leurs paragraphes et jusqu’à leurs notes marginales. Toujours marchant, courant presque, il s’avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetière, débouche au seuil même de l’église. Il s’y engagea sans seulement ralentir son pas. Habituellement creusé jusqu’au plein de l’été par de profondes ornières, où dort une eau chargée de sel, le chemin n’est guère suivi que par les pêcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l’abbé Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s’en réjouit. Bien que l’extraordinaire activité, la libre effervescence de sa pensée l’eût comme enivré, son regard attendait au passage quelques détails familiers, à travers la nuit, la tache d’un buisson, un détour brusque, l’abaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la cabane du cantonnier. Mais, après avoir marché assez longtemps, il fut surpris de sentir, au contraire de ce qu’il attendait, sous ses pas une pente légère, soudain plus roide, puis l’herbe drue d’un pré. Levant les yeux, il reconnut la route quittée un instant plus tôt. Peut-être s’était-il engagé, sans le voir, dans un chemin de traverse qui l’avait insensiblement ramené au point de départ, le dos à la ville ? Car il vit très nettement (pourquoi si nettement dans la nuit close ?…) les premières maisons du faubourg.
« Quel contretemps », pensa-t-il, mais sans déception ni colère.
Il se remit en marche aussitôt, bien décidé à ne plus quitter la grande route. Il marchait cette fois lentement, tenant son regard fixé devant lui, sentant à chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempé de pluie. Les ténèbres étaient si épaisses que, si loin que portât son regard, il ne découvrait non seulement aucune clarté, mais aucun reflet, aucun de ces frémissements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusqu’au jour, du jour détruit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppé, pressé dans cette nuit noire qui s’ouvrait et se refermait derrière lui si étroitement qu’elle semblait peser. Mais il n’en ressentait toutefois aucune angoisse. Il marchait d’un pas sûr et ralenti. Bien qu’ordinairement il ne s’approchât du confessionnal qu’avec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne s’étonnait pas de ne sentir cette fois qu’un mouvement d’impatience presque joyeux. L’agilité de sa réflexion était telle qu’il en éprouvait comme une impression physique, cette excitation à fleur de peau, le besoin de dépenser en activité musculaire un trop-plein de pensées et d’images, la légère fièvre que connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans s’en douter. Et toujours la nuit s’ouvre et se referme. La route s’allonge et glisse sous lui, comme si elle le portait – droite et facile, d’une pente si douce… Il est alerte, dispos, léger, ainsi qu’après un bon sommeil dans la fraîcheur du matin. Voici le dernier tournant. D’un regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement de la grande route et du chemin qu’il a sans doute dépassé tout à l’heure sans le voir. Mais il ne découvre rien de distinct, ni chemin ni maison – et, dans la ville proche, pas une lueur. Il s’arrête, non pas inquiet, mais curieux… Alors – mais alors seulement – dans le silence, il entendit son cœur battre à coups rapides et durs. Et il s’aperçut qu’il ruisselait de sueur.
En même temps, l’illusion qui l’avait soutenu jusqu’alors se dissipant tout à coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes raides et douloureuses, les reins brisés. Ses yeux, qu’il avait tenus grands ouverts dans les ténèbres, étaient maintenant pleins de sommeil.
« J’escaladerai le talus, se disait-il ; il est impossible que je ne trouve pas là-haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter… »
Il répétait mentalement la même phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit étrangement dans tout son corps lorsque, se décidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacée. Se dressant debout, en gémissant, il fit encore quelques pas, cherchant à deviner la ligne de l’horizon, tournant sur lui-même. Et, à sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la terre, récemment retournée, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement léger. Au-delà d’un petit fossé qu’il franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, décelait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous côtés la plaine immense, devinée plutôt qu’entrevue, confuse, à la limite de la nuit, vide.
Il ne sentait pas la peur ; il était moins inquiet qu’irrité. Toutefois sa fatigue était si grande que le froid l’avait saisi : il grelottait dans sa soutane trempée de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans l’accablement du sommeil, une certaine inquiétude le sollicita. Avant que de pouvoir être formulée, elle s’empara de lui tout entier. Elle était comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu à peu son sommeil, l’éveillant par degrés. Cependant, plus qu’à demi conscient, il n’osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard jeté autour de lui donnerait à sa crainte vague et confuse un objet. Lequel ? Écartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupières serrées, il se tint une seconde prêt à soutenir le choc d’une vision imprévue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il s’aperçut simplement qu’il était revenu, pour la deuxième fois, à son point de départ, exactement.
Sa surprise fut si grande, si prompte la déception même de sa crainte, qu’il resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans la boue froide, incapable d’aucun mouvement, d’aucune pensée. Puis il s’avisa d’inspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbé en deux, tâtant parfois le sol de ses mains, s’efforçant de retrouver sa propre trace, de la suivre pas à pas jusqu’au point mystérieux où il avait dû quitter la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien qu’il dominât sa crainte, déjà il en était à ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvé le mot de l’énigme – et il fallait qu’il le trouvât. Vingt fois il tenta de rompre le cercle, vainement. À quelque distance toute trace cessait et il dut convenir qu’il avait marché dans l’herbe du bas-côté – assez drue pour que son passage n’y eût laissé aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mètres le sol était littéralement piétiné. Un découragement absurde, un désespoir presque enfantin lui fit monter les larmes aux yeux.
Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un émotif. Peu à peu les illusions et les tromperies de cette nuit n’apparaissent à sa simplicité que comme des obstacles à vaincre. Une fois de plus il s’engage dans le chemin, descend la pente, d’abord lentement, puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore maître de lui, et ce n’est déjà plus vers son but qu’il se hâte, c’est à la nuit, à sa terreur qu’il tourne le dos : son dernier effort est une fuite inconsciente. Depuis longtemps n’eût-il déjà pas dû atteindre la petite ville inaccessible ? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable.
De nouveau les deux talus noirs surgissent, s’abaissent, se relèvent et, lorsqu’ils disparaissent tout à fait, à peine s’il devine la plaine invisible, tandis qu’un vent froid et glacé, sans aucun bruit, le frappe au visage… Il est sûr d’être déjà hors du chemin, sans qu’il puisse comprendre à quel instant il l’a quitté. Il court plus fort, d’ailleurs poussé en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drôlement troussée sur ses jambes maigres – ridicule fantôme, si drôlement actif et gesticulant, à travers les choses immobiles. Tête basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent ; il glisse doucement sur le côté, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait déjà qu’il est revenu.
Il ne se révolte pas encore. Il se relève, avec un profond soupir et, d’un geste des épaules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche, tournant décidément le dos. Il avance d’un pas régulier, docile, dans la terre qui colle à ses semelles, enjambe des haies basses, une clôture en fil de fer, évite d’autres obstacles, à tâtons, sans tourner la tête, de nouveau infatigable. Il ne délire pas du tout ; il ne se propose aucun but singulier ; il accepte comme une aventure ordinaire ce voyage si étrangement interrompu et ne songe bonnement qu’à rentrer le plus vite possible là-bas, au presbytère de Campagne, avant le jour. Il a décidé simplement de refaire, à rebours, son long voyage. Si l’abbé Menou-Segrais se dressait tout à coup devant lui, nul doute qu’après l’avoir poliment salué il lui conterait l’affaire en peu de mots, comme on rend compte d’un contretemps seulement fâcheux.
Après un dernier fossé franchi, le voilà maintenant sur un chemin de terre, fort étroit, à peine tracé, au milieu des labours. Il se souvient de l’avoir suivi, peut-être, – une heure ou deux plus tôt. Mais alors il était seul, semble-t-il…
Car depuis un moment (pourquoi ne l’avouerait-il point ?) il n’est plus seul. Quelqu’un marche à ses côtés. C’est sans doute un petit homme, fort vif, tantôt à droite, tantôt à gauche, devant, derrière, mais dont il distingue mal la silhouette – et qui trotte d’abord sans souffler mot. Par une nuit si noire, ne pourrait-on s’entraider ? A-t-on besoin de se connaître pour aller de compagnie, à travers ce grand silence, cette grande nuit ?
Une grande nuit, hein ? dit tout à coup le petit homme.
Oui, monsieur, répond l’abbé Donissan. Nous sommes encore loin du jour. C’est certainement un jovial garçon, car sa voix, sans aucun éclat, a un accent de gaieté secrète, véritablement irrésistible. Elle achève de rassurer le pauvre prêtre. Même il craint que sa brève réponse n’ait fâché le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Qu’une parole humaine peut être agréable à entendre ainsi, à l’improviste, et qu’elle est douce ! L’abbé Donissan se souvient qu’il n’a pas d’ami.
J’estime, prononce alors le noir petit marcheur, que l’obscurité rapproche les gens. C’est une bonne chose, une très bonne chose. Quand il n’y voit goutte, le plus malin n’est pas fier. Une supposition que vous m’ayez rencontré en plein midi : vous passiez sans seulement tourner la tête… Et ainsi donc, vous venez d’Étaples ?
Sans attendre la réponse, il précède rapidement son compagnon, empoigne le fil barbelé d’une clôture invisible, le tient poliment levé à bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde :
Ainsi, vous venez d’Étaples, et vous allez sans doute à Cumières ?… ou Chalindry ?…, ou Campagne ?…
À Campagne, répond le vicaire, qui évite ainsi de mentir.
Je ne vous accompagnerai pas jusque-là, reprend-il en riant à petits coups, d’un rire amical… Nous coupons au court, à travers champs, vers Chalindry : je connais les clôtures ; j’irais les yeux fermés.
Je vous remercie, dit l’abbé Donissan, débordant de reconnaissance. Je vous remercie de votre obligeance et de votre charité. Tant d’étrangers m’eussent laissé sans secours : il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre soutane fait peur.
Le petit homme siffle avec dédain :
Des nigauds, fait-il, des ignorants, des culs-terreux qui ne savent pas lire. J’en rencontre assez souvent, sur les marchés, dans les foires de Calais jusqu’au Havre. Que de bêtises on entend ! Que de misères ! J’ai un frère de ma mère prêtre, moi qui vous parle.
Il se pencha de nouveau vers une haie épaisse et courte, hérissée d’épines ; après l’avoir tâtée, reconnue de ses longs bras agiles, entraînant le vicaire sur la droite, avec une vivacité singulière, il découvrit une large brèche et, s’effaçant pour le laisser passer :
Constatez vous-même, fit-il, je n’ai pas besoin d’y voir. Un autre que moi, par une nuit pareille, tournerait en rond jusqu’au matin. Mais ce pays-ci m’est connu.
L’habitez-vous ? demanda presque timidement le vicaire de Campagne (car, à mesure qu’il s’éloignait de la ville dont l’avait détourné une succession d’événements inexplicables, une terreur comme apaisée, sourde, mêlée de honte – pareille au souvenir d’un rêve impur – pénétrait profondément son cœur et, la pointe enfin détournée, le laissait faible, hésitant, avec le désir enfantin d’une présence secourable, certaine, d’un bras à serrer).
Je n’habite nulle part, autant dire, avoua l’autre. Je voyage pour le compte d’un marchand de chevaux du Boulonnais. J’étais à Calais avant-hier : je serai jeudi à Avranches. Oh ! la vie est dure, et je n’ai pas le temps de prendre racine nulle part.
Êtes-vous marié ? interrogea de nouveau l’abbé Donissan. Il éclata de rire :
Marié avec la misère. Où voulez-vous que je trouve le loisir de penser sérieusement à tout ça ? On va, on vient, on ne s’attache pas. On prend son plaisir en passant.
Il se tut, puis reprit avec embarras :
Je vous demande pardon : ça n’est pas des choses à dire à un homme comme vous. Appuyez franchement sur la droite : il y a près d’ici un fond plein d’eau. Cette sollicitude émeut de nouveau l’abbé Donissan. Il marche à présent d’un pas très rapide, presque sans fatigue. Mais à mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblesse s’insinue en lui, prend possession, pénètre sa volonté d’un attendrissement si lâche, si poignant ! Des paroles montent à ses lèvres que sa conscience contrôle vaguement.
Le bon Dieu vous récompensera de votre peine, dit-il. C’est lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment où le courage m’abandonnait. Car cette nuit a été pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne pouvez l’imaginer.
C’est tout juste s’il retient encore le récit naïf, insensé, de sa dernière aventure. Il voudrait parler, se confier, contempler dans un regard, même inconnu, mais amical, compatissant, sa propre inquiétude, le doute qui déjà l’assaille, l’horrible rêve. Toutefois, le regard qu’il rencontre, en levant les yeux, est plus étonné que compatissant.
Voyager par une nuit sans lune n’est jamais bien agréable, répond évasivement l’étranger. D’Étaples à Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise route. Et sans moi l’étape était forcément plus longue encore. Le raccourci nous fait gagner deux kilomètres au moins. Mais nous voici sur la route de Chalindry.
(La route, blême dans la nuit, s’enfonce toute droite à travers la plaine informe).
Je vous laisserai continuer seul tout à l’heure, ajouta-t-il, comme avec regret. Êtes-vous d’ailleurs si pressé de regagner Campagne ?
J’ai déjà trop tardé, répond le futur curé de Lumbres. Beaucoup trop.
Je vous aurais demandé… il eût été possible… préférable même… d’attendre le jour chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien – en lisière du bois de la Saugerie – une forte cabane de charbonniers avec un âtre, et tout ce qu’il faut pour faire du feu.
Mais l’invitation est formulée du bout des lèvres. Et l’hésitation de la voix jusqu’alors si claire et si franche surprend l’abbé Donissan.
« Il redoute bien que je n’accepte, pense-t-il avec tristesse. Qu’il a hâte de m’écarter de son chemin, lui aussi ! »
Cette humble évidence verse tout à coup dans son cœur un flot d’amertume. Sa déception est de nouveau si grande, son désespoir si soudain, si véhément qu’une telle disproportion de l’effet à la cause inquiète tout de même ce qui lui reste encore de bon sens ou de raison, à travers son délire grandissant.
(Mais s’il peut retenir telle parole imprudente, comment tarir ce flot de larmes ?)
Arrêtons-nous un moment, propose le maquignon, détournant discrètement les yeux du pauvre prêtre secoué de sanglots. Ne vous gênez pas : c’est la fatigue, vous êtes rendu. Je connais ça : d’une manière ou d’une autre, il faut que ça crève. Mais il ajoute aussitôt, riant à demi :
Sans reproche, monsieur le curé, vous venez de loin ! vous avez quelques lieues dans les jambes !…
Il étend par terre, à la crête d’un talus, son manteau de gros drap. Il y couche presque de force son compagnon.
Que le geste de ce rude Samaritain est attentif, délicat, fraternel ! Quel moyen de résister tout à fait à cette tendresse inconnue ? Quel moyen de refuser à ce regard ami la confidence qu’il attend ?
Et toutefois le misérable prêtre, si étrangement humilié, résiste encore, rassemble ses dernières forces. Si épaisse que soit la nuit qui l’enveloppe, au-dehors et au-dedans, il se juge avec sévérité, s’estime puéril et lâche, déplore ce ridicule scandale, l’odieux de ces larmes stupides. Qu’il le veuille ou non, il est difficile de ne point rattacher cette aventure, à peine moins mystérieuse, à l’égarement qui, quelques heures plus tôt, l’arrêtait en chemin, l’écartait incompréhensiblement de son but… Et cependant, d’autre part, pourquoi cette dernière rencontre ne serait-elle point un secours, une rémission ? Ne peut-il attendre humblement conseil de l’homme de bonne volonté qui, en l’assistant, pratique, sans la pouvoir nommer peut-être, la charité de l’Évangile ?… Ah ! il est trop dur de se taire, de repousser une main tendue !
Il la prend, cette main, il la presse, et aussitôt son cœur s’échauffe étrangement dans sa poitrine. Ce qui lui paraissait encore, une minute avant, naïf ou dangereux, lui semble à présent judicieux, nécessaire, indispensable. L’humilité dédaigne-t-elle aucun secours ?
Je ne sais, commença le vicaire de Campagne, je ne sais comment vous faire comprendre… excuser… Mais à quoi bon ?… Vous jugerez mieux ainsi de ma misère… Hélas ! Monsieur, il est dur de penser qu’un pauvre prêtre tel que moi – si lâche – si aisément terrassé, n’en a pas moins la mission d’éclairer le prochain, de relever son courage… Quand Dieu me délaisse…
Il secoua la tête, fit un effort pour se dresser debout et, pesamment, retomba.
Vous êtes allé jusqu’au bout de vos forces, répliqua paisiblement l’étranger. Il faut seulement patienter. Un bon remède, la patience, l’abbé… Moins brutal que bien d’autres, mais tellement plus sûr !
La patience… commença l’abbé Donissan d’une voix déchirante. La patience…
Il inclinait presque malgré lui la tête sur l’épaule de son singulier compagnon. Sa main n’avait point lâché non plus le bras déjà familier. Le vertige ceignait sa tête d’une couronne souple, et pourtant, resserrée peu à peu, inflexible. Puis il défaillit, les yeux grands ouverts, parlant en rêve…
Non ! ce n’est pas la fatigue qui m’eût accablé à ce point : je suis fort, robuste, capable de lutter longtemps – mais pas contre certains – pas de cette manière, en vérité…
Il lui sembla qu’il glissait dans le silence, d’une chute oblique, très douce. Puis tout à coup, la durée même de ce glissement l’effraya ; il en mesura la profondeur. D’un geste instinctif, prompt comme sa crainte, il se hissa des deux mains vers l’épaule qui ne plia point.
La voix, toujours amicale, mais qui sonna terriblement à ses oreilles, disait :
Ce n’est qu’un étourdissement… là… rien de plus… Appuyez-vous sur moi : ne craignez rien ! Ah ! vous avez rudement marché ! Que vous êtes las ! Il y a longtemps que je vous suis, que je vous vois faire, l’ami ! J’étais sur la route, derrière vous, quand vous la cherchiez à quatre pattes… votre route… Ho ! Ho !…
Je ne vous ai pas vu, murmura l’abbé Donissan… Est-ce possible ? Étiez-vous là vraiment ? Sauriez-vous me dire… ?
Il n’acheva pas. Le glissement reprit d’une chute sans cesse accélérée, perpendiculaire. Les ténèbres où il s’enfonçait sifflaient à ses oreilles comme une eau profonde.
Écartant les mains, il étreignit des deux bras les solides épaules, il s’y cramponna de toutes ses forces. Le torse qu’il pressait ainsi était dur et noueux comme un chêne. Sous le choc, il ne vacilla pas d’une ligne. Et le visage du pauvre prêtre sentit le relief et la chaleur d’un autre visage inconnu.
En une seconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute pensée l’abandonna – seulement sensible à l’appui rencontré – à la densité, à la fixité de l’obstacle qui le retenait ainsi au-dessus d’un abîme imaginaire. Il y pesait de tout son poids avec une sécurité accrue, délirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa poitrine par un feu mystérieux, s’écoulait lentement de ses veines.
C’est alors, c’est à ce moment même, et tout à coup, bien qu’une certitude si nouvelle ne s’étendît que progressivement dans le champ de la conscience, c’est alors, dis-je, que le vicaire de Campagne connut que, ce qu’il avait fui tout au long de cette exécrable nuit, il l’avait enfin rencontré.
Était-ce la crainte ? Était-ce la conviction désespérée que ce qui devait être était enfin, que l’inévitable était accompli ? Était-ce cette joie amère du condamné qui n’a plus rien à espérer ni à débattre ? Ou n’était-ce pas plutôt le pressentiment de la destinée du curé de Lumbres ? En tout cas, il fut à peine surpris d’entendre la voix qui disait :
Calez-vous bien… ne tombez pas, jusqu’à ce que ce petit accès soit passé. Je suis vraiment votre ami – mon camarade – je vous aime tendrement.
Un bras ceignait ses reins d’une étreinte lente, douce, irrésistible. Il laissa retomber tout à fait sa tête, pressée au creux de l’épaule et du cou, étroitement. Si étroitement qu’il sentait sur son front et sur ses joues la chaleur de l’haleine.
Dors sur moi, nourrisson de mon cœur, continuait la voix sur le même ton. Tiens-moi ferme, bête stupide, petit prêtre, mon camarade. Repose-toi. Je t’ai bien cherché, bien chassé. Te voilà. Comme tu m’aimes ! Mais comme tu m’aimeras mieux encore, car je ne suis pas près de t’abandonner, mon chérubin, gueux tonsuré, vieux compagnon pour toujours !
C’était la première fois que le saint de Lumbres entendait, voyait, touchait celui-là qui fut le très ignominieux associé de sa vie douloureuse, et, si nous en croyons quelques-uns qui furent les confidents ou les témoins d’une certaine épreuve secrète, que de fois devra-t-il l’entendre encore, jusqu’au définitif élargissement ! C’était la première fois, et pourtant il le reconnut sans peine. Il lui fut même refusé de douter à cette minute de ses sens ou de sa raison. Car il n’était pas de ceux qui prêtent naïvement au bourreau familier, présent à chacune de nos pensées, nous couvant de sa haine, bien qu’avec patience et sagacité, le port et le style épiques… Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa volonté tirée hors de lui ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse.
Toutefois, lorsque, par une dérision sacrilège, la bouche immonde pressa la sienne et lui vola son souffle, la perfection de sa terreur fut telle que le mouvement même de la vie s’en trouva suspendu, et il crut sentir son cœur se vider dans ses entrailles.
Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraye pas pour si peu : j’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures ! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer… Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau.
Il écarta le bras dont il étreignait encore les reins de l’abbé Donissan, et s’écarta légèrement, comme pour lui laisser la place où tomber. Le visage du saint de Lumbres avait la pâleur et la rigidité du cadavre. Par sa bouche, relevée aux coins d’une grimace douloureuse qui ressemblait à un effrayant sourire, par ses yeux durement clos, par la contraction de tous ses traits, il exprimait sa souffrance. Mais c’est à peine néanmoins s’il s’inclina légèrement sur le côté. Il restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilité sinistre.
L’ayant observé d’un regard oblique, aussitôt détourné, le compagnon fit un imperceptible mouvement de surprise. Puis, reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus simplement du monde, s’essuya le cou et les joues.
Trêve de plaisanterie, monsieur l’abbé, fit-il. La nuit, à sa fin, est rudement fraîche, dans cette sacrée saison !
Il lui donna sur l’épaule une bourrade amicale, ainsi qu’on pousse par jeu un objet en état d’équilibre instable, ou les enfants cet homme de neige qui s’effondre aussitôt sous leurs huées. Cependant le vicaire de Campagne ne chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux. Et, sans qu’aucun des traits de son visage se détendît, commença de couler entre ses paupières un regard noir et fixe.
L’abbé ! Monsieur l’abbé ! Hé ! l’abbé !… appela le maquignon d’une voix forte. Vous passez, l’ami ! Vous êtes froid… Hé là !
Il lui prit les deux mains dans une seule de ses larges paumes, et de l’autre il frappait sur elles à petits coups.
Levez-vous, sacrebleu ! Mettez-vous debout, nom de nom ! Il y a de quoi se geler le sang, ma parole !
Il glissa les doigts sous la soutane et tâta le cœur. Puis, par une succession de gestes plus rapides, et pour ainsi dire instantanés, il lui toucha le front, les yeux, la bouche. Puis, encore, il reprit les mains entre les siennes, et il souffla dedans son haleine. Chacun de ses mouvements trahissait une hâte un peu fébrile, celle de l’ouvrier qui achève un travail délicat, et craint d’être surpris par la tombée du jour, ou par quelque visite importune. Enfin, tout à coup, ramenant ses mains sur sa propre poitrine, et agité d’un grand frisson, comme s’il eût plongé lentement dans une eau profonde et glacée, il se mit brusquement debout.
Je résiste au froid, dit-il : je résiste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encore là, sur cette boue glacée, immobile, assis. Vous devriez être mort, ma parole… Il est vrai que vous vous êtes bien agité tout à l’heure, sur la route, mon cher ami… Pour moi, j’ai froid, je l’avoue… J’ai toujours froid… Ce sont là des choses que vous ne me ferez pas aisément dire… Elles sont vraies pourtant… Je suis le Froid lui-même. L’essence de ma lumière est un froid intolérable… Mais laissons cela… Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualités et les défauts de son état… un courtier en bidets normands et bretons… un maquignon, qu’ils disent… Laissons cela encore ! Ne considérez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain… N’insistez pas ! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne désire que vous rendre service et que vous m’oubliiez aussitôt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal… et aussi votre front, vos yeux et votre bouche… Je ne les réchaufferai jamais : elles m’ont littéralement glacé la moelle, gelé les os ; ce sont les onctions, sans doute, votre sacré barbouillage d’huiles consacrées – des sorcelleries. N’en parlons plus… Laissez-moi aller… J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre côté.
Il marchait de long en large, avec agitation, avec colère, gesticulant, mais sans s’écarter de plus de quelques pas. C’est que l’abbé Donissan le suivait çà et là de son regard ténébreux. Et maintenant les lèvres ne remuaient plus dans sa face immobile.
Ce que le visage exprimait désormais, c’était d’ailleurs moins la crainte qu’une curiosité sans bornes. On eût pu dire la haine, mais la haine suscite une flamme sans le regard humain. L’horreur, mais l’horreur est passive, et aucun cri d’angoisse ou de dégoût n’eût desserré les mâchoires refermées sur une résolution farouche. Le vain appétit de savoir n’a pas non plus cette dignité souveraine. Encore humble dans son triomphe, à chaque instant plus complet et plus sûr, le vicaire de Campagne ne doutait point qu’une victoire sur un tel adversaire est toujours précaire, fragile, de peu de durée. Qu’importe de voir un instant l’ennemi à ses pieds, à sa merci ? Mais c’est là le tueur d’âmes, auquel il faut arracher quelqu’un de ses secrets.
Tout à coup l’étrange marcheur s’arrêta net, comme s’il eût, dans ses gesticulations, resserré d’invisibles liens, tel qu’un taureau garrotté. Sa voix, un moment plus tôt montée jusqu’au ton le plus aigu, reprit son habituel accent, et il prononça les paroles suivantes, avec une certaine simplicité :
Laisse-moi. Ton expérience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. Même, si tu le désires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi.
Il retira de sa poche le large mouchoir, et s’essuya frénétiquement le visage et les mains. La respiration faisait entre ses lèvres un sifflement douloureux.
Ne bredouille pas tes prières. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. C’est ta volonté que je n’ai pu forcer. Ô singulières bêtes que vous êtes !
Il regardait à droite et à gauche avec une inquiétude grandissante. Même il se retourna subitement, et scruta l’ombre, derrière lui.
Cette guenille commence à me peser, fit-il encore, en agitant violemment les épaules. Je me sens mal dans ma gaine de peau… Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, pas même une odeur…
Il resta un long moment, le visage entre ses paumes, comme pour recueillir des forces. Quand il releva la tête, l’abbé Donissan, pour la première fois, vit ses yeux, et gémit.
Celui qui, noué des deux mains à la pointe extrême du mât, perdant tout à coup l’équilibre gravitationnel, verrait se creuser et s’enfler sous lui, non plus la mer, mais tout l’abîme sidéral, et bouillante à des trillions de lieues l’écume des nébuleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et que va traverser sa chute éternelle, ne sentirait pas au creux de sa poitrine un vertige plus absolu. Son cœur battit deux fois plus furieusement contre ses côtes, et s’arrêta. Une nausée souleva ses entrailles. Les doigts, d’une étreinte désespérée, seuls vivants dans son corps pétrifié d’horreur, grattèrent le sol comme des griffes. La sueur ruissela entre ses épaules. L’homme intrépide, comme ployé et arraché de terre par l’énorme appel du néant, se vit cette fois perdu sans retour. Et pourtant, à cet instant même, sa suprême pensée fut encore un obscur défi.
Aussitôt, d’une seule poussée, la vie suspendue reprit sa course dans ses veines, ses tempes battirent de nouveau. Le regard, toujours fixé sur le sien, ressemblait à n’importe quel autre regard, et la même voix parlait à ses oreilles, comme si elle ne s’était jamais tue.
Je vais te quitter, disait-elle. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit qu’une fois. Demeure dans ton entêtement stupide. Ah ! si vous saviez le salaire que ton maître vous réserve, tu ne serais pas si généreux, car nous seuls – nous, dis-je ! – nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi – par une sagacité magistrale, inconcevable à vos cervelles de boue – sa haine… Mais pourquoi t’éclairer là-dessus, chien couchant, bête soumise, esclave qui crée chaque jour son maître !
Se baissant avec une agilité singulière, il prit au hasard un caillou du chemin, le leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de la consécration, qu’il termina par un joyeux hennissement… D’ailleurs, tout se fit avec la rapidité de l’éclair. L’écho du rire parut retentir jusqu’à l’extrême horizon. La pierre rougit, blanchit, éclata soudain d’une lueur furieuse. Et, toujours riant, il la rejeta dans la boue, où elle s’éteignit avec un sifflement terrible.
Cela n’est qu’un jeu, fit-il, un jeu d’enfant. Cela ne vaut même pas la peine d’être vu. Néanmoins, voici l’heure où nous devons nous quitter pour toujours.
Va-t’en ! dit le saint de Lumbres. Qui te retient ?…
Sa voix était basse et tranquille, avec on ne sait quel frémissement de pitié.
On nous accueille avec effroi, répondit l’autre d’une voix également basse, mais on ne nous quitte pas sans péril.
Va-t’en, répondit doucement le vicaire de Campagne.
L’affreuse créature fit un bond, tourna plusieurs fois sur elle-même avec une incroyable agilité, puis fut violemment lancée, comme par une détente irrésistible, à quelques pas, les deux bras étendus, ainsi qu’un homme qui chercherait en vain à rattraper son équilibre. Si grotesque que fût cette cabriole inattendue, la succession des mouvements, leur violence calculée, plus encore leur brusque arrêt avaient je ne sais quelle singularité qui ne prêtait pas à rire. L’obstacle invisible contre lequel le noir lutteur s’était tout à coup heurté n’était certes pas ordinaire, car, bien qu’il eût paru en esquiver le choc avec une souplesse infinie, dans le grand silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla et gémit.
Il recula lentement, tête basse, et s’assit sans bruit, comme humblement.
Vous me tenez donc, dit-il en haussant les épaules. Jouissez de votre pouvoir tout le temps qui vous est donné.
Je n’ai aucun pouvoir, répondit l’abbé Donissan, avec tristesse : pourquoi me tenter ? Non ! cette force ne vient pas de moi, et tu le sais. Cependant je t’observe depuis un moment avec quelque profit. Ton heure est venue.
Cela n’a pas beaucoup de sens, repartit l’autre, doucement. De quelle heure parlez-vous ? Est-il encore une heure pour moi ?
Il m’est donné de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois écrasé par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anéantissement – qui ne te sera point accordé, ô créature suppliciée !
À ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tiré par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les reins furieusement creusés, reposant sur la tête et sur les talons, ainsi qu’un tétanique. Et sa voix s’éleva enfin, perçante, aiguë, lamentable :
Assez ! Assez ! chien consacré, bourreau ! Qui t’a appris que de tout au monde la pitié est ce que nous redoutons le plus, bête ointe ! Fais de moi ce qu’il te plaira… Mais si tu me pousses à bout…
Quel homme n’eût entendu avec effroi cette plainte proférée avec des mots – et cependant hors du monde ? Quel homme n’eût au moins douté de sa raison ? Mais le saint de Lumbres, son regard fixé vers le sol, ne songeait qu’à celles des âmes que celui-ci avait perdues…
Tout le temps que dura l’oraison, l’autre continua de gémir et de grincer, mais avec une force décroissante. Lorsque le vicaire de Campagne se releva, il se tut tout à fait. Il gisait, pareil à une dépouille.
Que me voulais-tu, cette nuit ? demanda l’abbé Donissan, avec autant de calme que s’il se fût adressé à quelqu’un de ses familiers.
De la dépouille immobile une nouvelle voix monta :
Il nous est permis de t’éprouver, dès ce jour et jusqu’à l’heure de ta mort. D’ailleurs, qu’ai-je fait moi-même, sinon obéir à un plus puissant ? Ne t’en prends pas à moi, ô juste, ne me menace plus de ta pitié.
Que me voulais-tu ? répéta l’abbé Donissan. N’essaie pas de mentir. J’ai le moyen de te faire parler.
Je ne mens pas. Je te répondrai. Mais relâche un peu ta prière. À quoi bon, si j’obéis ? Il m’a envoyé vers toi pour t’éprouver. Veux-tu que je te dise de quelle épreuve ? Je te le dirai. Qui te résisterait, ô mon maître ?
Tais-toi, répondit l’abbé Donissan, avec le même calme. L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois à cette heure la force que tu ne peux briser.
Au même instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutôt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystérieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne à toute vitesse. Puis ces traits se reformèrent lentement.
Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fût comparé moins à l’image reflétée dans un miroir qu’à la singulière, à l’unique et profonde pensée que chacun nourrit de soi-même.
Que dire ? C’était son visage pâli, sa soutane souillée de boue, le geste instinctif de sa main vers le cœur ; c’était là son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressée pourtant à l’examen particulier, ne fût parvenue, à elle seule, à ce dédoublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournée vers l’univers intérieur, n’en saisit qu’un aspect à la fois. Et ce que découvrait le futur saint de Lumbres, à ce moment, c’était l’ensemble et le détail, ses pensées, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini réseau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dénudé montrerait dans le dessin de ses artères et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, à la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, était d’une perfection telle que le pauvre prêtre se reconnut, non seulement dans le présent, mais dans le passé, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie… Hé quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents à l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnés si désarmés à sa haine pensive ?…
Un moment, ils restèrent ainsi, face à face. L’illusion était trop subtile pour que l’abbé Donissan ressentît proprement de la terreur. Quelque effort qu’il fît, il ne lui était pas tout à fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait à demi le sentiment de sa propre unité. Non : ce n’était point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguë, que l’entreprise de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revêtu de sa propre chair, lui parut presque insensée. Il l’osa cependant.
Retire-toi, Satan ! dit-il, les dents serrées…
Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-même. Il saisit pourtant cette épaule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour la briser, il la pétrit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage était devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume… Puis tout disparut.
De la lamentable dépouille, encore gisante dans la boue, la voix s’éleva de nouveau.
Tu me brises, tu me mâches, tu me dévores, geignait-elle. Quel homme es-tu donc pour anéantir une vision si précieuse avant de l’avoir seulement contemplée ?
Ce n’est pas cela dont j’ai besoin, continua l’abbé Donissan. Que m’importe de me connaître ? L’examen particulier, sans autre lumière, suffit à un pauvre pécheur. Il parlait ainsi, bien que le regret de la vision perdue blessât toutes ses fibres. Le vertige d’une curiosité surnaturelle, désormais sans effet, à jamais, le laissait haletant, vide. Mais il croyait toucher au but.
Tu es au bout de tes ruses, dit-il à la chose frémissante que son pied repoussait hors de la route. Qui sait le temps dont je dispose encore ? Hâtons-nous ! Hâtons-nous !
Il se pencha très bas, moins pour prêter l’oreille que par un geste instinctif du zèle qui le dévorait :
Réponds donc ! (Il traça le signe de la croix, non sur l’objet, mais sur sa propre poitrine.) Dieu t’a-t-il donné ma vie ? Dois-je mourir ici même ?
Non, dit la voix, du même accent déchirant. Nous ne disposons pas de toi.
En ce cas, que je vive un jour, ou vingt ans, je devrai t’arracher ton secret. Je te l’arracherai, dussé-je te suivre où sont les tiens. Je ne te crains pas ! je n’ai pas peur ! Sans doute, tu m’es de nouveau obscur, mais je t’ai vu tout à l’heure, ô supplicié. N’as-tu pas perdu assez d’âmes ? Te faut-il encore d’autres proies ? Tu es entre mes mains. J’essaierai ce que Dieu m’inspirera. Je prononcerai des paroles dont tu as horreur. Je te clouerai au centre de ma prière comme une chouette. Ou tu renonceras à tes entreprises contre les âmes qui me sont confiées.
À sa grande surprise, et à l’instant même où il croyait donner toute sa force, irrésistiblement, il vit la dépouille s’agiter, s’enfler, reprendre une forme humaine, et ce fut le jovial compagnon de la première heure qui lui répondit :
Je vous crains moins, toi et tes prières, que celui… (Commencée dans un ricanement, sa phrase s’achevait sur le ton de la terreur.) Il n’est pas loin… Je le flaire depuis un instant… Ho ! Ho ! que ce maître est dur !
Il trembla de la tête aux pieds. Puis sa tête s’inclina sur l’épaule, et son visage s’éclaira de nouveau, comme s’il entendait décroître le pas ennemi. Il reprit :
Tu m’as pressé, mais je t’échappe. M’arrêter dans mes entreprises ! Fou que tu es ! je n’ai pas fini de m’emplir de sang chrétien ! Aujourd’hui une grâce t’a été faite. Tu l’as payée cher. Tu la paieras plus cher !
Quelle grâce ? s’écria l’abbé Donissan.
Il eût voulu retenir cette parole, mais l’autre s’en empara aussitôt. La bouche impure eut un frisson de joie.
Ainsi que tu t’es vu toi-même tout à l’heure (pour la première et dernière fois), ainsi tu verras… tu verras… hé ! hé !…
Qu’entends-tu par là, menteur ? cria le vicaire de Campagne.
Comme si le cri de la curiosité, en dépit de l’outrage, l’eût tout à fait rétabli dans son équilibre, remis d’aplomb, l’être étrange se dressa lentement, s’assit avec un calme affecté, boutonna posément sa veste de cuir. Le maquignon picard était à la même place, comme s’il ne l’eût jamais quittée. La main du futur saint de Lumbres retomba. Chose étrange ! Après avoir soutenu tant de visions singulières ou farouches, il osait à peine lever les yeux sur cette apparence inoffensive, ce bonhomme si prodigieusement semblable à tant d’autres. Et le contraste de cette bouche à l’accent familier, au pli canaille, et des paroles monstrueuses était tel que rien n’en saurait donner l’idée.
Ne t’échappe pas si vite. Ne sois pas trop gourmand de nos secrets. Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non. D’ailleurs, si tu t’étais donné la peine, il n’y a qu’un instant, de voir ce que je te mettais sous les yeux, tu pourrais te dispenser de m’injurier. (Il employa un autre mot.) Tel tu t’es vu toi-même, te dis-je, tel tu verras quelques autres… Quel dommage qu’un don pareil à un lourdaud comme toi !
Il souffla dans ses deux mains jointes, en faisant vibrer les lèvres, ainsi qu’un homme saisi d’un grand froid. Ses yeux riaient dans sa face rougeaude, et leur extrême mobilité, sous les paupières demi-closes, pouvait aussi bien exprimer la joie que le mépris. Mais la joie l’emporta.
Ho ! Ho ! Ho ! quel embarras ! quel silence ! disait-il en bégayant… Vous étiez plus fringant tout à l’heure, terrible aux démons, exorciste, thaumaturge, saint de mon cœur !
À chaque éclat de ce rire, l’abbé Donissan tressaillait, pour retomber aussitôt dans une immobilité stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensée. L’autre se frottait vigoureusement les paumes.
Quelle grâce ?… Quelle grâce ?… répétait-il en imitant comiquement sa victime… Dans le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiosité te donne à moi pour un moment.
Il s’approcha, confidentiel :
Vous ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si patiente ! Notre fermeté si lucide ! Il est vrai qu’Il nous a fait servir ses desseins, car sa parole est irrésistible. Il est vrai – pourquoi le nierais-je ? – que notre entreprise de cette nuit paraît tourner à ma confusion… (Ah ! quand je t’ai pressé tout à l’heure, sa pensée s’est fixée sur toi et ton ange lui-même tremblait dans la giration de l’éclair !) Cependant, tes yeux de boue n’ont rien vu.
Il s’ébroua dans un rire hennissant :
Hi ! Hi ! Hi ! De tous ceux que j’ai vus marqués du même signe que toi, tu es le plus lourd, le plus obtus, le plus compact !… Tu creuses ton sillon comme un bœuf, tu bourres sur l’ennemi comme un bouc… De haut en bas, une bonne cible !
Et toujours l’abbé Donissan, secoué de brusques frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une prière – mais hésitante, confuse, informe – errait dans sa mémoire, sans que sa conscience pût la saisir encore. Et il semblait que son cœur contracté s’échauffait un peu sous ses côtes.
Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons.
Il approchait sa tête ronde, toute flambante d’un sang généreux.
Je t’ai tenu sur ma poitrine ; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur ! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine.
Il mit les deux mains sur ses épaules, le força à plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux… Mais, tout à coup, d’une poussée, le vicaire de Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et l’ombre.

Georges Bernanos, in Sous le Soleil de Satan