mardi 8 mars 2016

En réunissant... Pierre Manent, Redonner sens et crédit à l'Alliance

L'islam a surgi dans une Europe qui a démantelé, ou laissé se délabrer, ses anciens parapets. Ne parlant que de racines, mais n'osant plus être chez eux, les Européens cherchent le repos dans le mouvement, un mouvement que rien ne règle ni ne ralentit. Aucune frontière ne doit faire obstacle au libre mouvement des capitaux, des biens, des services, des personnes, comme aucune loi ne doit circonscrire le droit illimité de la particularité individuelle. Une vie sans loi dans un monde sans frontières, tel est depuis au moins une génération l'horizon des Européens. Un tel dispositif semblerait devoir être très peu hospitalier pour l'islam qui s'avance au nom d'une loi absolue et divine. De fait, la charia suscite bien des appréhensions. En même temps, grâce précisément à son ordonnancement par la loi religieuse, l'islam ignore lui aussi à sa manière les frontières. Les frontières des deux groupes humains sont donc aussi indéfinies les unes que les autres. Comme l'islam n'a jamais trouvé de forme politique propre, l'Europe entend abandonner la forme politique qui lui était propre. Dans cette rencontre de deux ensembles dépourvus de forme politique vient se résoudre la malédiction, ou l'infirmité, d'être né quelque part.
Comment les Européens en sont-ils venus à haïr à ce point l'autochtonie ? Les nationalismes virulents et toxiques du vingtième siècle ont certainement contribué à cet affect très général et très puissant. Pourtant la nation comprise comme la valorisation exclusive des gens d'ici et l'aversion homicide pour les gens d'ailleurs a peu à voir avec la forme politique dans laquelle l'Europe s'est construite et a déployé ses puissances matérielles et spirituelles. Comment réussissons-nous à confondre la communauté du sang et du sol avec la nation politique et la communion spirituelle ? Nous pensons, sentons et souvent agissons comme si nous étions placés devant l'alternative entre l'autochtonie et le déracinement, et nous choisissons bien sûr le déracinement, sous le nom de mondialisation ou de libre circulation, par horreur de l'autochtonie vakisch. Nous manquons d'imagination autant que de mémoire. Tant que la nation européenne fut dans sa force, tant qu'elle préserva son intégrité spirituelle, les Européens ignorèrent cette alternative. Ils n'eurent pas à choisir entre l'autochtonie et le déracinement. J'ai déjà souligné l'indétermination originelle de cette forme politique inédite, ainsi que la part énorme d'aventure qui a caractérisé son développement. Cette aventure prodigieusement libre et diverse fut portée par deux principes d'ordre et d'énergie également puissants, et dont la collaboration et la modération réciproque donnèrent à l'invention européenne cette longueur d'arc et cette richesse de nuances que rien n'égale dans l'histoire. Ces deux principes sont, je le rappelle, d'une part la confiance dans ses propres forces, l'ardeur et la fierté païennes si l'on veut, d'autre part la confiance dans la bienveillance inépuisable et insoupçonnable de Dieu, bienveillance prodiguée à tous et à chacun, et confiance qui est propre à la foi chrétienne.
L'Europe fut grande par ses nations tant qu'elle sut mêler les vertus romaines – courage et prudence –, à la foi en un Dieu ami de toutes et de chacune. Chacune voulait à la fois acquérir le monde, selon le mot de Machiavel, et rester digne de la bienveillance du Dieu impartial. Cela n'alla pas bien sûr sans d'innombrables misères, cruautés et désastres, que nos âmes exsangues ne se lassent pas d'inventorier. Mais qui fait l'effort de se proportionner à l'immense arc historique parcouru ainsi par les nations européennes, ouvre son âme à une ampleur, hauteur et profondeur de l'entreprise humaine qui lui font deviner par contraste comment cet arc s'est brisé. L'effondrement dans l'immanence violente qui caractérise le vingtième siècle dérive de l'affaiblissement de la médiation chrétienne, lorsque les nations, surtout les plus jeunes et les plus puissantes, spécialement la plus jeune et la plus puissante dont la marque chrétienne était d'ailleurs profondément troublée par la dualité des confessions, prétendirent être une expression immédiate de l'humanité elle-même, et chacune son expression éminente et bientôt exclusive. Refusant d'insérer leur liberté dans un ordre spirituel ultimement rapporté la puissance et à la bonté de Dieu, elles cherchèrent toujours plus loin du ciel commun le secret d'une élection singulière qu'elles dédaignaient désormais de recevoir et de partager.
Nous ne réparerons pas la brisure de l'arc européen. Nous ne reprendrons pas la longue phrase là où elle s'est interrompue il y a un siècle presque exactement. Nul avenir non plus dans la construction de l'Europe si mal nommée, car il n'y a nulle architecture ni rien d'européen sur cette plaine immense et vide où tant de semblables ne parviennent à rien produire de commun. Nous ne sommes pas sans ressources pourtant, anciennes et nouvelles. En un certain sens, nous connaissons un embarras de richesses que nous ne savons comment ordonner. Ce sont les diverses forces spirituelles que j'ai essayé de mettre en relation dans cet essai, sans perdre de vue, du moins je l'espère, la grande indétermination de notre paysage moral et politique. Seul un législateur ou un prophète, ou un prophète législateur, oserait proposer une mise en ordre positive de ces forces. Quant à moi, je me risquerai pour conclure à une dernière remarque.
Il n'y a d'avenir pour les Européens ni du côté de l'autochtonie, même s'il faut bien naître quelque part ; ni du côté du déracinement, même si, comme disait Montesquieu, la communication des peuples produit de grands biens. Nous nous sommes enfermés dans cette alternative mortifère parce que nous nous sommes installés dans l'immanence comme dans le vrai lieu de l'humanité. Si nous ne sommes que des végétaux terrestres, nous n'avons en effet le choix qu'entre être enraciné et être déraciné. L'histoire de l'Europe cependant, je l'ai souligné, est inintelligible si l'on ne fait pas intervenir une tout autre notion, notion élaborée par l'ancien Israël, reconfigurée par le christianisme et perdue lorsque l'arc européen s'est brisé. Cette notion sans laquelle l'histoire de l'Europe est inintelligible est devenue elle-même inintelligible aux Européens d'aujourd'hui. À leurs yeux, elle est simplement contraire ou étrangère à la raison. Qui la mentionne sort par là même du champ de la communication rationnelle et pour ainsi dire de la démocratie elle-même. Je veux bien sûr parler de l'Alliance. Ce n'est pas une notion simplement rationnelle, il est vrai, mais ce n'est pas non plus exactement un dogme religieux. C'est une certaine manière de comprendre l'action humaine dans le monde ou dans le Tout, de comprendre à la fois sa grandeur et sa précarité. Dieu est ici celui qui donne la victoire mais aussi châtie la démesure, celui qui confère en général aux actions ce surcroît de bien qui les rend vraiment bonnes, et empêche que les mauvaises aillent au bout du mal dont elles sont porteuses. Bref, aussi grand soit l'homme dans sa fierté d'agent libre, son action s'inscrit dans un ordre du bien qu'il ne produit pas et de la grâce duquel il dépend ultimement. C'est dans la relation nouée entre Dieu et son peuple dans l'ancien Israël que la notion de l'Alliance a trouvé son type. Disons seulement pour notre sujet que l'Alliance ouvre une histoire à la liberté, qu'elle autorise et pour ainsi dire motive les plus grandes entreprises humaines tout en inscrivant celles-ci dans une relation où l'humanité se rassemble pour s'éprouver, se connaître et accepter d'être jugée.
J'ai souligné combien une partie importante du judaïsme contemporain considère cette notion avec méfiance. Où est Dieu ? dit le compagnon d'Élie Wiesel à Auschwitz. Mouvement de l'âme naturel et pour ainsi dire irrésistible. Cependant, si l'on reste sous le pouvoir absolu de cette expérience, c'est l'action humaine comme telle qui tend à devenir essentiellement criminelle. L'humanité, spécialement l'Europe, est rassemblée sous la Condamnation. L'islam de son côté ne sait comment s'insérer dans un monde moral qui lui échappe doublement : d'une part, sa relation à Dieu ignore l'Alliance, étant toute d'obéissance ; d'autre part, n'ayant eu aucune part à la destruction des juifs d'Europe, les musulmans ne sauraient guère être sensibles au drame infiniment poignant qui se joue entre l'Europe et le peuple juif. Si l'Alliance a été abrogée ou non, cette question ne saurait avoir de sens pour eux, et ce n'est pas en leur imposant de participer à un procès où ils n'ont pas leur place, que l'on réunira les communautés spirituelles qui composent la vie européenne.
Il revient aux chrétiens de redonner sens et crédit à l'Alliance. Ils le feront non pas en adressant des arguments théologiques à Israël ni en convoquant l'islam dans une vague confraternité des enfants d'Abraham. Ils ne redonneront sens et crédit à l'Alliance qu'en redonnant sens et crédit à l'association humaine qui a porté l'Alliance jusqu'à ce que l'arc européen se brise, à savoir la nation. Alors que le peuple juif a pris forme nationale en Israël, les nations de l'Europe chrétienne ne sauraient rompre avec la forme nationale sans porter un coup fatal à la légitimité d'Israël. Alors que les murs du monde arabo-musulman s'effondrent et que les musulmans semblent avoir de plus en plus de peine à produire une forme politique à partir d'eux-mêmes, ce serait leur retirer leur meilleure chance d'une vie civique que de les accueillir, ou plutôt de les abandonner dans une Europe sans forme ni bien commun. Il ne suffit pas pour réunir les hommes de déclarer ou même garantir leurs droits. Ils ont besoin d'une forme de vie commune. L'avenir de la nation de marque chrétienne est un enjeu qui nous rassemble tous.
Pierre Manent, in Situation de la France (Desclée de Brouwer 2015)