lundi 18 janvier 2016

En s'insoumettant... Tzvetan Todorov, La morale en politique

Si je m'interroge sur les raisons qui m'ont poussé à m'intéresser à ce thème que pour moi j'appelle en abrégé « la morale en politique », j'en vois surtout deux, liées chacune à une partie distincte de ma vie.
La Bulgarie où j'ai grandi était entrée dès 1944 dans l'orbite de l'Union soviétique, le pays était soumis progressivement à un régime totalitaire dominé par le parti communiste. À quel moment en ai-je pris conscience ? Il me semble que, pour moi, l'année 1956 marque une rupture. C'était d'abord l'année où j'ai terminé mes études secondaires et où je me suis inscrit à l'université, dans la discipline qui correspond à ce qu'on appelle en France lettres modernes et qui était désignée à l'université de Sofia comme philologie. C'était donc le moment où j'étais censé entrer dans la vie adulte et acquérir une certaine autonomie de jugement. Or l'année fut également marquée par deux événements politiques de poids. Le premier, au mois de février, fut la diffusion du rapport secret que Nikita Khrouchtchev, chef du parti communiste comme de l'État soviétique, présenta au XXe Congrès de ce parti et qui était consacré aux crimes de Staline et du stalinisme. On a du mal à s'imaginer aujourd'hui le choc provoqué par ce texte, en tout cas auprès de personnes qui, comme moi, ne soupçonnaient pas l'étendue du désastre. Staline avait été adoré comme un demi-dieu, avant et après sa mort en 1953, sa momie reposait pour l'éternité — croyions-nous — dans le mausolée au pied du Kremlin, et soudain on nous apprenait, de la source la plus autorisée qui fût, que ce personnage était l'un des pires criminels de notre temps ! On peut constater rétrospectivement que le rapport secret de Khrouchtchev était loin de révéler toute la vérité du stalinisme, mais sur le moment, et au moins pour les innocents de mon genre, le choc fut rude, un monde s'écroulait soudain. Une époque nouvelle allait sans doute commencer, me disais-je.
Le second événement est survenu à l'automne de la même année. Par des voies détournées — stations de radio étrangères, rumeurs diverses — nous avons appris que, dans une autre « démocratie populaire », la Hongrie, un processus nouveau était engagé. Tout en se disant toujours communistes, les dirigeants hongrois s'étaient lancés dans des réformes audacieuses, notamment en quittant l'alliance militaire que formaient l'ensemble des pays du bloc soviétique, dite pacte de Varsovie, et en proclamant la neutralité de leur pays. Fin octobre, celui-ci était en effervescence ; nous autres Bulgares suivions le déroulement des événements au jour le jour. Puis, début novembre, ce fut la fin : cette tentative d'autonomie et de libéralisation était visiblement plus que les dirigeants soviétiques ne pouvaient supporter, les tanks russes entrèrent dans Budapest en écrasant dans le sang toute velléité de résistance. L'effet de cette répression sur nous fut dévastateur. On s'était imaginé que le discours de Khrouchtchev au XXe Congrès allait conduire nos sociétés à une transformation progressive dans le sens de la démocratie ; cette illusion s'est effondrée. La preuve était donnée que les désastres des années précédentes ne découlaient pas d'une dérive criminelle du chef Staline ou du culte de la personnalité dont il faisait l'objet (comme le prétendait Khrouchtchev), mais qu'ils étaient le produit du système communiste lui-même. L'homme qui avait dénoncé les crimes de Staline venait d'ordonner l'invasion de la Hongrie par l'Armée rouge. J'avais alors dix-sept ans, je devais tirer les conclusions qui s'imposaient pour ma propre vie.
Notre existence sous le régime communiste avait de nombreux inconvénients, parmi lesquels venait en premier lieu, pour la quasi-totalité de la population, la pénurie permanente de produits de première nécessité ; et, tout de suite après, venait pour une partie plus restreinte de cette population la privation des libertés individuelles les plus élémentaires. Sur cela j'étais lucide à l'époque même ; mais c'est seulement beaucoup plus tard que j'ai pris conscience d'un autre lourd défaut de ce régime, à savoir la confusion entre morale et politique. Plus exactement, le régime se réclamait en apparence de certaines valeurs absolues — égalité, liberté, dignité humaine, épanouissement personnel, paix, amitié entre les peuples — et toutes les mesures politiques particulières étaient censées découler de ces nobles objectifs et nous y conduire : elles visaient une fin sublime, l'avenir radieux, la société communiste idéale. Mais on apprit vite que toute cette construction n'était qu'une façade destinée camoufler l'ordre véritable, très différent. La vraie fin, c'était la domination complète du pays, que limitaient uniquement les directives envoyées par les chefs du parti communiste soviétique ; sinon, tous les pouvoirs étaient concentrés entre les mains d'un petit cercle de dirigeants, qui ne tolérait aucune pensée hérétique. Quant aux beaux idéaux, ils étaient ravalés au rang de simples outils, d'habillage commode destiné à faciliter la soumission de la population. Au lieu d'une politique inspirée par des valeurs universelles, on avait affaire 'à une instrumentalisation de ces idéaux élevés au service des buts pratiques les plus bas.
La conséquence de cette confusion était une grave érosion du domaine entier de la morale. À cet égard, plusieurs groupes devaient être distingués au sein de la population. Pour commencer, celui des membres de l'équipe dirigeante et de leurs proches, qui bénéficiaient de nombreux avantages et dont le discours comportait des doses variables de crédulité et de cynisme, selon qu'ils accordaient plus ou moins de foi à l'idéologie qu'ils professaient. Un autre groupe était formé par ceux, dans la population, qui avaient, de gré ou de force, adopté les valeurs officielles et essayaient de s'y conformer dans leur conduite, en surveillant leurs voisins, ou leurs collègues de travail, ou les camarades du groupe dont ils étaient membres, écrivant des dénonciations sur leurs supposés écarts par rapport à la ligne orthodoxe. Un troisième groupe, enfin, fait de personnes qui avaient renoncé à faire carrière en rejoignant le parti communiste, qui obéissaient aux ordres mais sans faire de zèle, qui mettaient en valeur les domaines échappant au contrôle idéologique — vie privée, amitiés et amours, contact avec la nature —, qui pratiquaient donc une sorte d'exil intérieur. Les membres de ce dernier groupe essayaient de vivre dignement, mais seulement à l'intérieur d'un cadre privé ; en public, ils devaient donner des gages au régime et témoigner de leur fidélité au dogme. Dans la mesure du possible, il leur fallait donc, dans la conversation amicale ou sur leur lieu de travail, éviter tout sujet politique, apprendre à louvoyer ; le prix payer était une certaine marginalisation sociale. Quand je tâchais de me représenter mon existence future, je me voyais à l'intérieur de ce dernier groupe — mais rien n'était garanti.
À ma connaissance, il n'y avait pas alors d'opposants déclarés du régime — s'ils existaient, ils devaient croupir en prison ou dans l'un des camps qui avaient essaimé dans le pays, colonies pénitentiaires à la sinistre réputation. À vrai dire, l'idée de m'engager dans cette direction ne m'effleurait même pas, tant une telle attitude me paraissait désespérée. Je ne voyais pas de place pour une voie qui serait à égale distance du silence résigné et de la révolte stérile dans laquelle on est sûr de perdre. Quelques années plus tard, cette autre voie allait être tracée par les dissidents — mais à l'époque, en Bulgarie, ils n'existaient pas. Je ne sais plus si, en cette même année 1956, la rumeur était parvenue jusqu'à mes oreilles qu'un écrivain soviétique réputé, Boris Pasternak, avait esquissé quelques pas dans cette direction, en faisant circuler illégalement une œuvre dont la publication avait été refusée il est possible que, par des voies non officielles, la nouvelle ait franchi les frontières.
Depuis cette époque lointaine, la question concernant la place de la morale dans la vie publique ne m'a pas quitté. Je me suis rendu compte ensuite que, dans la société communiste postérieure à la mort de Staline, et quelle que fût la pression exercée par la société sur les individus, il était devenu possible, non de défier le pouvoir du parti-État certes, mais d'assumer l'adhésion personnelle à un socle de valeurs choisies par soi-même : ne pas toujours courber l'échine, refuser à tout jamais de pratiquer la délation, favoriser la loyauté envers les personnes au détriment de la soumission aux règles officielles, si nécessaire se taire mais ne pas dire des contre-vérités. Je ne saurai jamais quelle aurait été exactement ma trajectoire dans le contexte bulgare, car, moins de deux ans après la fin de mes études, j'ai quitté mon pays natal pour la France. Mais je n'ai pas oublié l'expérience de vie sous un régime totalitaire. J’ai même le sentiment croissant qu'elle a joué et joue encore un rôle essentiel dans la construction de mon identité actuelle, que c'est elle qui explique bon nombre de mes choix et de mes goûts. C'est sans doute là l'une des raisons qui me poussent aujourd'hui à observer de plus près ces vies que je n'ai pas vécues, faites de résistance morale, non violente, à l'ordre dominant.
La sensation initiale que j'éprouvai à mon arrivée dans mon nouveau pays, où se sont déroulés depuis plus des deux tiers de mon existence, venait de ce constat : la surveillance permanente de tous par tous avait disparu. On n'était plus obligé de veiller à ne pas enfreindre les limites du permis, le périmètre des libertés individuelles était incomparablement plus large. Il n'était plus indispensable de pratiquer sans cesse l'hypocrisie, de biaiser avec ses propres sentiments, de faire semblant. La menace de sanction s'était éloignée. En première approximation, avait aussi disparu la confusion entre morale et politique. Le régime démocratique que je découvrais ne proposait ni une utopie ni une voie vers le salut, il consistait plutôt en une gestion des affaires communes, en principe dans le meilleur intérêt de tous. Les valeurs absolues me semblaient réservées au domaine individuel et privé : on choisissait librement son orientation religieuse, on s'engageait à fond dans une activité artistique, on pratiquait une activité sociale choisie de sa propre initiative, on pouvait — si l'on voulait — sacraliser les rapports intimes qu'on entretenait, l'amour pour un homme ou une femme, un enfant ou un parent. Les engagements politiques, eux, pouvaient être passionnés mais ils avaient rarement ce caractère solennel, on savait par expérience qu'ils étaient changeants. Le sacré n'avait pas déserté ce monde, mais il n'était plus le même pour tous, chacun pouvait choisir son sacré selon son propre jugement.
Une autre différence me frappait. Morale et politique ont en commun, certes, d'orienter notre conduite envers les autres êtres humains ; mais, à part cela, presque tout les oppose. L'action politique consiste en principe faire ce qui convient le mieux aux intérêts d'un groupe particulier (un pays, un parti, un collectif humain quelconque). L'action morale exclut tout intérêt particulier, elle se réclame de principes universels. La première est jugée à ses résultats : elle est bonne si elle a atteint ses buts. La seconde est évaluée à partir des intentions de celui qui l'accomplit : l'homme qui échoue dans sa tentative d'aider son prochain n'est pas moins vertueux que celui qui y réussit. La vertu personnelle de l'homme politique importe peu : il peut être déplaisant avec ses proches, ou défendre telle mesure uniquement pour accélérer sa carrière ; ce que nous lui demandons est simplement que ces mesures soient avantageuses pour notre groupe. Au contraire, l'action morale ne vaut qu'à la première personne du singulier : moralement, je ne peux exiger que de moi-même, aux autres je dois donner. Celui qui fait la morale aux autres sans s'y soumettre lui-même est donc doublement immoral, envers soi et envers les autres. Toujours est-il que la situation avait changé par rapport à mon passé est-européen : il ne s'agissait plus d'une confusion entre morale et politique, de leur constante instrumentalisation, mais plutôt d'une progressive disparition de la morale du discours public. Mais il faut ici préciser et nuancer ce constat.
Avec le temps, j'en suis venu à penser qu'il est impossible de se satisfaire de cette répartition un peu mécanique qui relègue toute pensée du bien dans la sphère privée et réserve à la sphère publique la seule gestion efficace des affaires courantes. La démocratie n'offre pas un accès au souverain bien, elle ne demande pas que les hommes d'État soient des parangons de vertu ou les prophètes d'une utopie, certes ; mais il n'est pas vrai qu'elle est indifférente à leur posture morale. Les citoyens du pays sont des êtres humains avec des besoins matériels et spirituels, ils souhaitent que les individus qui, a un moment donné, incarnent l'État ouvrent des perspectives, désignent un horizon, identifient le sens global de l'action publique dans laquelle ils sont engagés ; or, en cette matière, on ne peut faire semblant pendant une période un peu longue. Si le général de Gaulle reste respecté en France, ce n'est pas parce que toutes ses initiatives étaient jugées bonnes, c'est plutôt qu'il apparaissait comme un homme agissant au nom d'un idéal, le bien commun de sa patrie, situé au-dessus de ses intérêts personnels. Entre la politique soumise à l'utopie ou à la morale et celle qui se contente de gérer les affaires en cours, il y a la place pour une politique qui fait vivre un idéal partageable par tous. Ou sont-ce les seules circonstances de crise et de guerre qui font ressortir chez les hommes ces qualités de rectitude morale ?
Du reste, une valeur échappait au morcellement individualiste : c'était la démocratie elle-même. Entre les deux guerres mondiales, elle avait été fréquemment attaquée comme un régime mou, empêtré dans d'infinies palabres parlementaires ; fascisme et communisme se présentaient comme des solutions de rechange, de qualité supérieure. Rien de tel n'était plus possible dans les années soixante, malgré la popularité du parti communiste français ou l'effervescence gauchiste de 1968 : le parti comme les groupuscules avaient mis de l'eau démocratique dans leur vin utopiste. Les insuffisances des sociétés bâties sur le modèle soviétique étaient reconnues quasiment par tous, par-delà les désaccords entre partis politiques, les dissidents de l'Est étaient ici encouragés et admirés. L'opposition au totalitarisme pouvait être considérée comme une valeur transcendante, commune à tous, et elle justifiait l'adhésion au principe démocratique.
Cette situation a été transformée par un événement imprévisible bien que tant désiré, la chute du mur de Berlin en novembre 1989, et, au cours des deux années suivantes, le démantèlement de tous les régimes communistes en Europe de l'Est comme en Union soviétique. À la surprise générale, ce bouleversement majeur, cette fin de la guerre froide, s'est produit pour l'essentiel sans effusion de sang, les façades des régimes précédents se sont écroulées comme des châteaux de cartes. La victoire de la démocratie sur le totalitarisme a eu un double effet. D'une part, elle a scellé la défaite des doctrines qui se posaient en rivales de la démocratie, elle a consacré la supériorité de ce régime. Le mouvement démocratique a d'ailleurs touché en même temps d'autres parties du monde, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine. Mais, d'autre part, elle a rendu anachronique la justification de la démocratie par la comparaison avec les dictatures, totalitaires ou militaires. N'ayant plus d'ennemi idéologique, la démocratie a perdu une part de son identité, cette aspiration à certaines valeurs qui ressortait par contraste.
Paradoxalement, la fin de la guerre froide a eu un double effet semblable de l'autre côté de l'ancien rideau de fer, et notamment en Russie. L'idéal communiste avait été une pure pétition de principe, mais il illustrait la nécessité de vivre en accord avec un idéal. Une fiction s'était présentée comme si elle était une réalité proche, et elle jouait ce rôle pour une grande partie de la population. Avec la chute de l'empire soviétique s'est engagé un double processus. D'un côté, la vérité a remplacé le mensonge, permettant ainsi de quitter illusions et faux-semblants. Mais de l'autre, la nouvelle donne a évacué la référence à des valeurs transcendantes. On a cru que vivre en accord avec un idéal relevait toujours et seulement de la naïveté ou de l'hypocrisie, qu'il valait mieux assumer le destin commun, vivre en accord avec son intérêt personnel, chercher à satisfaire ses désirs immédiats, accepter que l'argent soit l'unique clé du bonheur. Le premier effet du changement concernait le contenu des représentations collectives, le second, la structure même de chaque existence.
Le livre de Svetlana Alexievitch La Fin de l'homme rouge capte bien ce double effet du bouleversement survenu. Pendant des années, cette journaliste a conduit des entretiens avec des représentants anonymes de la société ex-soviétique, ce qui lui permet de présenter un tableau complexe et nuancé du désarroi qui s'est emparé de cette population. L'auteur elle-même décrit ainsi la nature de la mutation : « Nous étions prêts mourir pour nos idéaux. À nous battre pour eux. [...] Toutes les valeurs se sont effondrées sauf celles de la vie. De la vie en général. Les nouveaux rêves, c'est de se construire une maison, de s'acheter une belle voiture, de planter des groseilliers... [...] Personne ne parlait plus d'idéal, on parlait de crédits, de pourcentages, de traites, on ne travaillait plus pour vivre, mais pour faire de l'argent, pour en gagner ». Les valeurs se sont réfugiées dans la sphère privée, et elles concernent surtout la vie matérielle. Un homme explique à la journaliste : « Pendant plus de soixante-dix ans, on nous a seriné que l'argent ne fait plus le bonheur [...]. Mais il a suffi de déclarer du haut d'une tribune : "Faites du commerce, enrichissez-vous !", et on a tout oublié ». Une femme ajoute : « Maintenant il n'y a plus personne pour parler des choses de l'esprit, à part les popes. [...] Quel est notre idéal, à part le saucisson ? »1. Les discours religieux ne sont plus bannis, mais ils restent une affaire personnelle. Beaucoup de ces témoins ont l'impression qu'ils sont tombés de Charybde en Scylla : le passé était affreux (les souvenirs de la violence totalitaire sont frais), mais le présent est vide, toutes les aspirations humaines sont remplacées par une frénésie de consommation. Dans le monde des valeurs l'on est passé du mirage communiste au désert capitaliste.
La mutation dans le monde occidental est moins spectaculaire, car le rôle de l'idéal — fût-il factice — n'y était pas aussi hypertrophié, mais elle suit une trajectoire semblable. La rivalité entre les deux adversaires, démocratie et totalitarisme, était un aiguillon pour les vertus politiques ; en son absence, l'espace public s'est vidé encore plus de ses valeurs, en les reléguant, quand il le faisait, dans la seule vie privée. Cette transformation a incommodé de nombreuses personnes, notamment certains militants d'extrême gauche, qui ont réorienté leurs énergies vers l'action humanitaire, vers des organisations non gouvernementales comme Médecins sans frontières ou Médecins du monde. De cette manière, la vie publique retrouvait un contact avec le monde des valeurs. Cependant, cette activité d'assistance et de secours — dont la Croix-Rouge avait été une incarnation antérieure leur est vite parue insuffisante. La détresse des populations lointaines avait parfois des causes naturelles, tremblements de terre, inondations, éruptions volcaniques, mais le plus souvent elle était provoquée par d'autres entreprises humaines : guerres, dictatures, persécutions. Il est apparu alors que, pour bien aider les victimes des désastres, il ne fallait pas se contenter d'apporter médicaments et nourriture, mais qu'il s'imposait de neutraliser ces causes humaines immédiates, de défendre les droits de l'homme et le régime démocratique si besoin par la force. L'effondrement de la superpuissance soviétique a laissé le champ libre pour les interventions de la superpuissance états-unienne et de ses alliés. L'Occident retrouvait un idéal transcendant, au moins dans sa politique étrangère : promouvoir la démocratie et les droits humains dans le monde entier. Il ne s'agissait plus de secourir mais de guérir, c'est-à-dire de corriger les modes de vie tenus pour responsables de ces infirmités.
Le choix qui consiste à apporter le bien aux autres, si nécessaire par la force militaire, s'inscrit dans le schéma du messianisme politique familier à l'Occident, dont les manifestations précédentes ont été, au XIXe siècle, le colonialisme (apporter la civilisation supérieure à ceux qui ne la connaissent pas, les libérer de leurs mœurs primitives) et, au XXe, le communisme dans sa version soviétique (créer partout la société idéale). Les idéologues qui ont promu la nouvelle forme de politique imprégnée de valeurs ont été désignés, de façon déroutante, comme néoconservateurs (alors qu'ils sont hostiles au conservatisme), et ils proviennent de la gauche comme de la droite politique. Les actions qui en découlent ont été introduites sous des appellations changeantes car vite perçues comme des euphémismes pour une réalité qui ne veut pas dire son nom. Ainsi, droit d'ingérence (où le mot droit prend le même sens que dans l'expression le droit du plus fort), responsabilité de protéger (qui vous permet d'intervenir militairement dans un pays étranger pour éventuellement y renverser le gouvernement et le remplacer par un autre), mission de garantir la sécurité mondiale, revendiquée par les présidents des États-Unis (une mission qui découle de leur supériorité militaire). Ces interventions qui, depuis la fin de la guerre froide, constituent la majorité des actions militaires dans lesquelles se trouvent engagées les puissances occidentales, reçoivent aussi des appellations formées par une alliance de mots au sens contraire, comme guerres humanitaires ou militarisme démocratique.
Cependant, les interventions n'ont pas apporté les résultats escomptés. Que ce soit en Irak, en Afghanistan ou en Libye, les pays qui les ont subies ne sont pas devenus des démocraties exemplaires, ni des champions des droits humains. La raison en est simple : la guerre est un moyen si puissant et dévastateur qu'elle annule les nobles buts qui l'avaient motivée. La destruction des personnes et des biens n'est pas moins douloureuse lorsque les bombes qui tombent du ciel sont censées promouvoir le bien. Pire, la guerre donne à la population qui la subit un exemple de violence bien éloigné des valeurs démocratiques ou humanitaires dont on se réclame. À la suite de telles interventions, les raisons d'attaquer les cibles occidentales sont multipliées plutôt qu'affaiblies, et elles se retrouvent jusque chez les populations immigrées dans les pays occidentaux eux-mêmes.
Les effets négatifs se produisent également à l'intérieur de ces derniers pays. Au nom du combat contre un ennemi implacable, les gouvernements sont prêts à légaliser la torture ou à restreindre les libertés civiles dont jouissent leurs citoyens. De plus, toute guerre déclarée par un gouvernement pousse la population à s'unir derrière lui, faisant taire les critiques et effaçant doutes et nuances. En 2014, la grande majorité de la population russe a approuvé les interventions russes contre l'Ukraine, la population israélienne celles contre les Palestiniens, la population française celles contre l’État islamique : on éprouve rarement une empathie pour le point de vue de l'adversaire. La guerre vaut une école de manichéisme. Les interventions occidentales en cours ne dérogent pas à la règle : notre peuple est épris de liberté et défend la dignité humaine, disent les dirigeants des pays qui mènent la guerre ; les adversaires, eux, ne savent que répandre la mort, violer, décapiter. Nos morts ont une famille qui les pleure, les leurs sont des chiffres, des abstractions. Mais est-il certain que nous nous comportions toujours de manière civilisée, alors qu'eux incarneraient la barbarie ? Les victimes ne disparaissent pas du fait que nous les décrivions comme l'effet de bavures ou de dégâts collatéraux. Nos drones tuent simultanément les combattants et leurs voisins, sont-ils une réponse à leurs exécutions d'otages, diffusées sur Internet ? Ce sont eux qui tiennent des discours enflammés, mais, à l'occasion, nous sommes prêts à mettre leur pays en flammes. Il est difficile de prouver que les interventions de ce genre illustrent, plutôt que nos intérêts, les valeurs morales dont nous nous réclamons.
Si l'on se tourne vers les affaires intérieures des démocraties libérales, on ne trouve pas davantage un rapport soutenu à un idéal élevé. Pour commencer par le plus banal, l'action de leurs dirigeants est compromise si l'on s'aperçoit qu'ils utilisent leur position publique pour obtenir des faveurs personnelles, ou pour avantager leurs proches et leurs amis en échange d'autres services, autant de formes de corruption. On sait que bon nombre d'hommes politiques, en France ou ailleurs, se sont trouvés impliqués dans divers délits, plus ou moins graves, qui vont de l'occupation d'un appartement réservé en principe aux foyers modestes jusqu'à la fraude fiscale en passant par le favoritisme à l'égard de leurs proches, ou d'amis aisés qui pourront leur rendre des services en échange. D'autres tombent sous le coup d'inculpations pour comportements illicites. Mais même en l'absence de tout délit, la plupart des hommes politiques restent en deçà de ce qu'on attend d'eux. Ils donnent souvent l'impression de n'être mus que par la conquête et la préservation du pouvoir, ou semblent ne penser qu'à la rivalité qui les oppose aux autres dirigeants de leur parti ou à leurs adversaires politiques, ou enfin s'intéressent à la seule efficacité des mesures qu'ils proposent alors qu'on aimerait croire qu'ils sont animés par un certain idéal, qu'ils ont un but plus élevé que l'équilibre budgétaire ou la réduction des déficits (pourtant indispensables). Le spectacle qu'ils offrent au cours des campagnes électorales, quand ils se sentent obligés de dire le plus de mal possible de leurs rivaux, ne contribue pas non plus à rehausser leur image.
L'effet de ces comportements est une déconsidération globale des élites politiques, une dégradation des fonctions qu'elles assument, une indifférence croissante de la population envers les affaires publiques, et en fin de compte un rejet des formes que prend la vie politique ce qui à son tour favorise les ennemis de la démocratie et de la morale. L'État (et donc la solidarité nationale) est déjà affaibli par la globalisation, qui soustrait à son emprise une bonne partie de l'activité économique du pays ; la défaillance des élites lui porte un autre coup. Si la démocratie n'est qu'une façade maintenue par le rituel des élections qui revient tous les trois ou cinq ans, alors que le reste du temps le pays est dirigé par une oligarchie politico-économique, la population aura du mal à se mobiliser pour la défendre.
Parvenu à ce point on pourrait se demander si la vie privée a vraiment gardé un rapport vivant avec les valeurs. Depuis plusieurs siècles déjà, on a mis en doute cette connexion. Il y a deux cent cinquante ans, Jean-Jacques Rousseau se plaignait de ce que ses contemporains qu'on appelait les philosophes (il pensait à Diderot et ses amis) adhéraient à une conception qui ne laissait aucune place au souci du bien commun : « [...] Savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout les penchants de son cœur ». Diderot n'a pas signé cette formule, mais il écrivait dans ses Tablettes : « Il faut être heureux par la pente de sa nature, voilà toute ma morale »2. À en croire ces sentences, la seule valeur respectable serait de rester fidèle à soi-même, l'individu n'ayant des obligations qu'envers lui-même, sans aucune considération pour les effets que ses actes ne manqueraient pas d'avoir sur ses proches.
On dit parfois que, depuis cette époque lointaine, l'audace de quelques-uns l'affranchissement des impératifs moraux est devenue le lot commun ou même un signe de progrès. Naguère cette pulsion, ne chercher que la satisfaction de ses désirs, rencontrait des freins imposés par la société ; ils seraient aujourd'hui affaiblis, sinon éliminés. On rappelle que les religions traditionnelles ont relâché leur emprise sur les individus, que les vertus de dévouement et de solidarité ne sont plus cultivées par les familles. Ce mouvement a reçu encore un coup d'accélérateur au moment de la chute du Mur et du triomphe de la pensée néolibérale. La fin de la guerre froide a entraîné un relâchement des fidélités aux idéaux, la réussite économique est prise désormais comme mesure de l'épanouissement personnel, la logique du marché s'étend à toutes les dimensions de la vie. Du reste, le mot même de morale est connoté négativement, celle-ci est forcément répressive et rétrograde, il est de bon ton de s'en déclarer libéré. On se soumet â la rigueur à un code personnel, fixé au fil des ans, non à des devoirs imposés par la communauté.
Ce diagnostic est-il juste ? Je crois qu'il concerne la représentation que se fait la société de sa vie morale bien plus que cette vie même. La morale a quitté les discours, non les comportements. Bien sûr, les individus varient à cet égard entre eux, les gestes narcissiques ou égocentriques ne manquent pas, justifiés par l'exigence de franchise ou d'intensité de l'expérience ; mais comment ne pas s'apercevoir que, à côté d'eux, de très nombreuses personnes continuent d'agir en tenant compte du principe moral de base ainsi formulé par Emmanuel Levinas : « La seule valeur absolue, c'est la possibilité humaine de donner sur soi une priorité à l'autre »3 ? Elles n'en font pas une doctrine, ne s'en enorgueillissent pas, mais visiblement pour elles dire « tel est mon intérêt » ou « tel est mon désir » ne suffit pas pour anoblir une action. Elles savent que l'être humain ne se termine pas aux limites de son corps, mais qu'il inclut le rapport aux autres. Elles ne pensent pas que toutes les valeurs sont de nature économique, elles estiment l'échange humain plus que l'accumulation de biens meubles et immeubles. Les valeurs d'amour, de tolérance, de compassion ne dépendent pas de la foi, ni d'une religion particulière.
Au terme de cet aperçu forcément sommaire, il apparaît qu'en France, dans un contexte très différent de celui des pays communistes d'Europe de l'Est, la place de la morale dans la vie publique reste à son tour problématique. Si j'essaie de situer ma propre manière de me comporter dans ce nouveau cadre, je m'aperçois que, pendant une première période, qui a duré une quinzaine d'années, j'ai continué de vivre avec une conscience formée dans mon pays d'origine et, dans mes interventions publiques, je m'abstenais de me référer aux valeurs auxquelles j'adhérais. Mon rapport au monde a toutefois évolué progressivement. Après ma naturalisation, en 1973, après la naissance de mon premier enfant un an plus tard, je me sentais de plus en plus intégré dans la société française et je savais qu'aucun interdit ne frappait l'expression publique des idées et des valeurs. J'ai commencé à traiter dans mon travail de sujets sociaux et politiques, je défendais certaines valeurs, en contestais d'autres. Il restait en même temps une trace de mes anciennes réticences, je me contentais d'évoquer ces questions dans mes écrits, je ne m'engageais moi-même dans aucune action concrète (et je ne le regrette pas). Était-ce parce que la crainte de l'autorité, ou de ceux qui l'incarnent, ne m'avait pas tout à fait quitté ?
Telles sont donc les deux situations (dont je suis conscient) qui m'ont poussé à me confronter à mon actuel sujet moral et politique : je me sens concerné par les résistants pacifiques qu'ont été, en pays communistes, les dissidents, et par les formes de morale qui, dans une démocratie libérale, peuvent jouer un rôle actif dans la vie publique.
Pour cerner mon thème de plus près, j'ai choisi de m'attarder sur un seul segment de ce vaste domaine, les situations dramatiques dans lesquelles une grande force négative domine la vie sociale et politique du pays et qui amènent à poser la question suivante : comment réagir ? Le trait commun de tous les personnages dont je relate le destin est le refus de se soumettre docilement à la contrainte : ce sont des insoumis. Cette décision a un versant négatif, elle signifie le rejet d'une contrainte imposée par la force ou acceptée en silence par la population dans sa majorité. Mais ce rejet est indissolublement lié à un engagement positif, l'insoumission est en même temps une résistance, une affirmation. C'est un double mouvement permanent, où l'amour de la vie se mêle inextricablement avec la détestation de ce qui l'infecte. Résister signifie, d'abord, une forme de combat qu'un ou plusieurs êtres humains livrent contre une autre action, physique et publique, menée par d'autres humains. Il s'agit donc nécessairement d'une entreprise seconde, d'une réaction opposée au mal installé dans la société. De plus, l'insoumis n'est pas un conquérant, il n'aspire pas instaurer une domination nouvelle, n'est pas le bâtisseur d'une société idéale ; son engagement est ponctuel : il cherche plutôt à refuser la force qui veut soumettre. Enfin, l'usage de ces mots implique que le groupe résistant dispose de moyens inférieurs â ceux de son adversaire.
Pour ces raisons, les combattants en question ne s'engagent pas sur le champ de bataille où ils seraient vite vaincus. Il ne viendrait à l'esprit de personne de désigner comme résistants les soldats de Napoléon envahissant l'Europe, ni du reste les soldats russes ou anglais qui s'y opposaient, en obéissant aux ordres de leur patrie ; en revanche, les civils italiens et espagnols, insoumis, engagent un mouvement de résistance contre les envahisseurs. Au cours de la Seconde Guerre mondiale on parle d'insoumission et de résistance dans les territoires occupés par les Allemands, non dans le cas des militaires qui attaquent le Reich depuis Londres. Gandhi est un insoumis, un résistant, non le vice-roi britannique. Ce sont des faibles qui, sans haine ni violence, s'opposent aux forts, aux détenteurs du pouvoir. À cause de cette position de faiblesse et des moyens auxquels ils recourent parfois, il arrive que ces insoumis soient qualifiés, au moins pendant un certain temps, de terroristes : ils ne combattent pas comme des guerriers réguliers mais adoptent les techniques de guérilla. D'un autre côté, la signification de ces termes est suffisamment large pour se référer à des formes d'insoumission différentes, certaines violentes, d'autres non la résistance n'est pas forcément militaire.
Insoumis s'entend aussi dans un autre sens, non plus par opposition à un adversaire plus puissant, mais par rapport à des forces impersonnelles qui agissent à l'intérieur de nous. On dit ainsi qu'on refuse de se soumettre et qu'on résiste à la tentation, ou à ses passions, ou à la facilité, ou à l'intolérance et au ressentiment que l'on sent monter en soi. La juxtaposition de ces deux sens, collectif et extérieur dans un cas, individuel et intérieur, dans l'autre, s'avère souvent éclairante.
Mon enquête actuelle portera sur un sujet plus étroit encore, sur une forme particulière de résistance politique. Ceux qui la pratiquent possèdent quelques traits communs, alors même qu'ils interviennent de manières différentes, selon qu'ils sont de simples insoumis, ou des dissidents, ou des militants clandestins. Ainsi, contre l'oppression qu'ils subissent, ils se réclament d'une valeur transcendante et eux-mêmes possèdent une vertu morale ; leurs moyens sont non-violents, ils consistent pour l'essentiel à affirmer avec persévérance ce qu'ils tiennent pour vrai et juste.
Je dois ajouter, avant d'aller plus loin, que mon choix d'observer cet unique type de comportement, à mes yeux louable, ne signifie nullement que je le considère comme une caractéristique dominante de l'espèce humaine, révélant les tendances profondes de mes contemporains ou de moi-même. Les individus comme les groupes obéissent habituellement à la logique des représailles, ils répondent au mal par le mal, si possible par un mal plus grand. Qui n'a pas cédé à, la tentation, au moins en esprit, de faire souffrir celui qui vous a fait souffrir ? D'avoir été victimes de violences et d'agressions ne garantit nullement que nous ne nous érigerons pas le lendemain en agresseurs violents, dans la plupart des cas cela nous y incite. De même, selon toute probabilité, face l'oppression ou à l'injustice, la pente naturelle de la plupart d'entre nous serait de se soumettre et d'attendre que l'orage passe. Je ne suis pas certain, en ce qui me concerne, d'être entièrement libre de cette pulsion de vengeance et de mesures de rétorsion, ni d'avoir les forces et le courage de toujours m'opposer à ce qui me révolte. Ce que je crois en revanche est qu'échapper ces réflexes primaires de facilité est possible et que c'est, à tout point de vue, désirable. Évoquer l'exemple de ceux qui ont opté pour cette voie aidera peut-être les autres, nous autres, à suivre pendant quelque temps leur choix.
Les personnes dont j'ai voulu observer le parcours et raconter l'histoire voient leur vertu morale se transformer en instrument politique, ils s'appuient sur leurs qualités individuelles pour intervenir dans la sphère publique. Il s'agit ici, non d'une politique dominée par la morale, ni d'une morale soumise aux objectifs politiques, mais d'actes moraux individuels qui deviennent des éléments de la vie politique. Ces interventions ne sont pas le résultat d'une décision consciente portée par la volonté, mais proviennent d'une réaction viscérale, irréfléchie : l'être de chacun peut choisir d'accomplir tel ou tel acte, mais on ne choisit pas son être face à l'injustice, à l'oppression, à la terreur, ces personnes s'opposent, non en recourant à une violence en miroir, non en répondant au mal par le mal, mais en déplaçant la rencontre sur un autre plan. De cette manière, elles échappent au manichéisme et à la confrontation violente, au désir d'anéantir l'adversaire ; elles tentent aussi de se situer au-delà de l'imitation des autres comme de la rivalité avec eux. Cette forme d'insoumission peut se trouver en continuité avec une résistance physique, combattante, mais dans de nombreux cas la première s'affranchit de l'aide de la seconde et s'avère même plus efficace qu'elle.
Les exemples que j'ai retenus se rapportent à trois situations de crise, observées dans le passé récent ou dans le présent. D'abord, l'occupation allemande des pays européens, accompagnée de la persécution des juifs et de la répression brutale de toute velléité d'autonomie. Elle est illustrée par deux destins de femmes, celui d'Etty Hillesum aux Pays-Bas et de Germaine Tillion en France. Ensuite le régime communiste en Union soviétique, observé à travers le destin de deux écrivains qui incarnent l'esprit de dissidence, Boris Pasternak et Alexandre Soljenitsyne. Enfin, plus près de nous, quelques cas ne relevant ni d'une situation de guerre, ni d'une dictature totalitaire, mais qui se réfèrent à l'inégalité instaurée entre deux parties de la population : ainsi, la guerre d'Algérie, à travers l'expérience, de nouveau, de Germaine Tillion ; le régime d'apartheid, avec comme fil conducteur le destin de Nelson Mandela ; la discrimination raciale aux États-Unis, évoquée par l'exemple de Malcolm X ; et le conflit entre Israéliens et Palestiniens, où je m'en tiens à l'action d'un militant israélien pour la paix et les droits des Palestiniens, David Shulman. S'y ajoute le cas d'Edward Snowden, lanceur d'alerte à l'encontre du gouvernement de son propre pays.
Ces divers personnages ont quelques autres traits communs, en particulier chacun est engagé simultanément dans l'action et dans la réflexion, la pratique et la théorie : ils sont acteurs de la vie publique et en même temps écrivent des textes ou prononcent des discours publics. Cependant, ils adoptent des attitudes différentes, leurs choix sont parfois incompatibles entre eux. Certains se réclament d'une religion établie (le christianisme ou l'islam), ainsi Hillesum, Pasternak, Soljenitsyne, Malcolm X ; d'autres, tout en étant marqués par des traditions religieuses, se placent dans le cadre d'une spiritualité laïque : Tillion, Mandela, Shulman ; quant à Snowden, il adhère d'emblée à une vision libertaire du monde. Leurs modes d'action ne convergent pas vers une matrice commune, c'est pourquoi, plutôt que de construire un modèle abstrait, je choisis de m'en tenir 'à ces récits de vie, préservant ainsi la singularité de chacun. Leurs noms sont plus ou moins connus, mais les choix éthiques qu'ils ont faits n'ont pas reçu toute l'attention qu'ils méritent.
Tzvetan Todorov, in Insoumis (Robert Laffont 2015)

1. Svetlana Alexievitch, La Fin de l'homme rouge, Arles, Actes Sud, 2013, p. 22-23, 44, 70-71.
2. Les Confessions, IX, dans Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1959, p. 468 ; pour la citation de Diderot, ibid., p. 1499.

3. Entre nous, Grasset, 1991, p. 119.