jeudi 21 janvier 2016

En épiloguant... Jean Sarenne, Montagne, terre d’Aventure


LA FACE NORD DES DRUS, DIX ANS PLUS TARD

Un arrêt dans la descente des Drus. De bons souvenirs : un orage, une chute de pierres, une corde coincée. Qui m'a valu ces souvenirs ? peut-être le besoin d'aventure. Ses origines. L'une de ses manifestations : la guerre. Un point de vue sur l'héroïsme, un autre sur la montagne telle qu'elle devrait être et telle qu'elle devient par la pratique. Un pis-aller qu'on ne doit pas ériger en système. Un peu d'hypocondrie. Pour compenser, de bonnes paroles, une recette, des nouvelles des Trois, un dernier couplet sur la lune.

Il est 9 heures du soir. Je suis assis sur une banquette de pierre, à mi-hauteur des Drus. Mes jambes pendent dans le vide. Tiennot, mon compagnon, fume à mes côtés. Nous nous reposons en attendant que la lune se lève. Elle éclairera notre descente sur la Charpoua. Rien ne presse. La nuit est belle, aussi belle que la veille pendant le bivouac au pied de la face nord. Les étoiles brillent. J'imagine qu'elles sont autant de trous dans une voûte sombre par où passerait la lumière d'un au-delà rayonnant de clarté. Mes vêtements ont séché depuis l'orage. L'heure est douce et propice à la rêverie.
J'en avais voulu à cet orage. Nous étions en avance sur l'horaire. Il ne s'agissait plus que de plonger dans les rappels, et pan ! un coup de tonnerre avait claqué sur le Grépon et, très vite après, un autre sur le Moine. Il avait fallu s'arrêter sur une étroite plate-forme, tout près du sommet, face à un à-pic de cinq cents mètres. Deux heures s'étaient écoulées sous le grésil, deux précieuses heures qui nous auraient permis d'en finir avec les difficultés bien avant la nuit.
Je me revois tout là-haut, adossé au rocher, tête rentrée dans les épaules. Les éclairs se rapprochent. Leur cheminement indique qu'ils ont les Drus pour objectif. À chaque coup je compte les secondes qui séparent lumière et son. Dix, sept, six, quatre. Je cherche à prévoir quand il n'y en aura plus que deux, plus qu'une, et ce qui se passera après. Je me sens aussi en vue qu'une statue sur son piédestal. Si je colle au rocher, de l'eau me coule dans le cou. Tant pis, je colle le plus possible. En face de nous, une masse sombre se révèle lentement, comme une photographie dans son bain. C'est le Grépon dont la neige peu à peu accuse les traits de son versant Mer de Glace.
À nos pieds, nous avons déposé marteau, pitons et mousquetons. Cette ferraille est dangereuse. Où la mettre ? Le piédestal n'est pas vaste. Il est un triangle scalaire dont le vide forme le grand côté.
Derrière la paroi de droite il y a peut-être de la place pour le matériel. Ai-je le temps d'y aller ? Nouvel éclair. Je compte : une, deux. Oui, encore huit cents mètres de répit. Je fais vite, comme si la ferraille était brûlante. Je suis bien aise de bouger. Je m'occupe, autrement dit, et j'attends.
J'étais vexé d'attendre, impuissant, le gros coup dur. Pendant huit heures nous avions grimpé sans arrêt en un rythme sûr, constant, efficace. Nous voulions sortir avant 4 heures. J'avais renoncé au tabac, à ma tranche de lard, et même au plaisir du dilettante qui explore. Avec le Leica de Tiennot j'avais pris cependant trente-six vues, presque une par longueur de corde, mais avec le même réglage d'optique pour aller plus vite, et voilà que tous ces beaux efforts aboutissaient à un rendez-vous avec l'orage...
Il aurait pu nous être fatal. La foudre avait claqué à droite et à gauche, nous ébranlant à chaque coup. J'avais senti des tiraillements dans les cheveux au-dessus des oreilles : mon souffle était devenu oppressé, et comme chaque fois en pareil cas, je m'étais demandé si l'orage avait une influence directe sur le physique, ou indirecte par l'intermédiaire du moral, — question qu'il est toujours humiliant de se poser...
Tiennot a peut-être suivi mes pensées. Sa cigarette est finie. Il écrase le mégot et dit : « Dans le fond, nous avons eu de la chance. J'aime mieux que l'orage nous ait pris là-haut plutôt qu'à la montée ou à la descente ».
Il a raison. Nos rappels n'auraient pas été facilités par le grésil. Dans la face nord il nous aurait encore davantage handicapés.
Des souvenirs me reviennent. Je frissonne un peu. J'évoque : « Et ce matin ? »
Tiennot comprend. Il hoche la tête : « Ah ! j'ai bien cru que c'était la fin ! »
Qui aurait pu prévoir pareille avalanche de pierres juste au moment où nous débouchions sous la Niche !
Je sens encore sous mes doigts la roche humide, noirâtre et branlante de la cheminée où je me trouvais. Les prises tiennent comme les livres dans une bibliothèque. Seules les poussées latérales peuvent être utilisées. Les semelles vibram adhèrent mal. Entre mes talons j'aperçois le vide. Là-dessous il y a le surplomb qui domine la fissure Lambert. Nous en venons. Je n'ai pas eu d'appréhension à ce moment-là. Comme après de nombreuses répétitions j'ai fait les gestes qui convenaient. Se glisser en équilibre, bras en croix et collés au rocher, le long d'une miraculeuse vire de trente centimètres de large, propre et bien taillée en pleine paroi, au-dessus d'un à-pic absolu de plusieurs centaines de mètres. Puis, lentement relever le menton, regarder en haut, à la verticale, étudier le passage et s'y élever sans penser à rien d'autre qu'à ces doigts coincés dans la fente, à cette opposition de poussées dont la résultante permettra d'atteindre cette prise toute proche et si lointaine, qu'on arrive saisir, qui rassure et rend heureux.
Le vide dans ces moments-là ne compte plus. On n'y pense pas. Une seule chose importe : la façon de gravir le mètre de paroi qui fait face. Mais quand on a gravi ce mètre, et bien d'autres, quand pendant plusieurs longueurs de corde, c'est-à-dire pendant plusieurs fois vingt-cinq mètres, on ne trouve pas dix centimètres carrés de surface plate où poser les pieds, et qu'alors il faut s'arrêter, et attendre comme on peut, du gaz plein les jambes, qu'on vous fasse signe de monter, il arrive qu'on se rappelle à quelle hauteur on se trouve.
Dans ma cheminée j'ai le temps de l'imaginer. Je sens le vide par tous les pores de la peau. C'est presque agréable. Cela chatouille. Cela remplit tout le corps de nerfs. Une tension en résulte. Je l'aime non pour elle, mais pour la détente que donnera bientôt la sécurité. À ce moment, j'entends : « Attention ! »
Je me fais tout petit et prête l'oreille. Je devine un grondement sourd. Est-ce une illusion ? Non, il grossit, il se précipite. Je pense : les pierres. Elles sont là. Elles éclatent quelque part au-dessus de moi. J'essaie de voir. À vingt mètres de la paroi, des blocs gros comme des tables passent en sifflant, puis je ne les entends plus. Ils se fondent dans l'abîme. D'autres pilonnent la sortie de la cheminée. Tiennot est là-haut, en plein écrasement. Je crois être en sûreté, mais s'il est touché, c'est la fin. Je ne pourrai le retenir. Un gravier me heurte le front. Ça y est, tout va aller très vite. J'ai mal. Les pierres continuent. Où ai-je mal ? Ah ! c'est au nez. Je me presse trop contre le rocher. Je me retire un peu. J'entends alors : « Touché ? »
Je dois avouer que non. La joie ne vient qu'après et je rejoins Tiennot. Il est assis sur une vaste plate-forme. On dirait qu'il s'éveille et en même temps il paraît essoufflé... Tout autour de lui le rocher est constellé de points d'impacts. Plusieurs tonnes de pierres sont passées par là. Un petit rocher surplombant l'a protégé. Nous avons eu de la chance.
Je fais cette constatation sans émoi, comme s'il s'agissait d'une chose normale et prévue, mais elle est dans le souvenir, telle une richesse nouvelle que je saurai exploiter le moment venu...
Je le peux maintenant, au repos sur la voie du retour. La lune va paraître. Invisible encore, elle nimbe d'argent la crête des Grandes Jorasses. Une clarté laiteuse emplit l'espace. Elle s'intensifie en s'épaississant, comme si elle était plus un fluide que de la lumière. Il fait bon communier à cette beauté. Le Père a bien su faire les choses pour la joie de ses enfants. Comme la vie paraît bonne après les coups durs ! Je remue les doigts de pied. Je les sens grouiller dans mes souliers. Je sens que je vis. J'ai faim. Une cigarette me fait envie, je me l'offre.
Pour mieux savourer l'heure, en raffiné, je l'oppose à une autre, à celle du Grand Dièdre de la face nord.
Il s'était présenté à l'extrémité d'un étrange tunnel qui perçait de part en part un pilier de la montagne. Tiennot en était sorti comme s'il s'était glissé hors d'une fenêtre pour escalader le cinquantième étage d'un gratte-ciel.
Quand je le revis il était en pleine muraille. Ses gestes sont précis, mesurés. Il n'est pas l'aventurier des cimes qui bataille, il est le praticien qui opère à petits coups, scientifiquement.
Son pied droit repose sur un piton. Il en plante un autre, un peu au-dessus de sa tête. Il est en équilibre sur trois centimètres de fer. Lentement, en un geste de caresse, sa main descend jusqu'aux mousquetons qui pendent à sa ceinture. Il en prend un, y passe un des deux filins qui nous attachent et fixe le tout au piton supérieur. Il faut maintenant qu'il se rétablisse dessus. Petit à petit son corps s'élève et se met en boule. Il semble se concentrer sur le piton. L'effort doit être terrible. Il y a un temps d'immobilité complète, puis une légère détente vers le haut. Elle s'accentue, le corps s'allonge, grandit, un bras tendu le précède en quête d'une prise que je ne vois pas. Elle a dû être atteinte. Tiennot s'arrête et respire un bon coup. Il est sur le deuxième piton.
À mon tour je dois sortir du tunnel. Nous sommes dès lors tous deux dans le grand dièdre lisse. Ses formes sont celles d'une glissière parfaite. En haut, elle se perd sous un surplomb. En bas, polie et bombée, elle plonge vers le vide et canalise mes pensées vers lui. J'ai l'impression qu'un méchant individu regarde par-dessus mon épaule ce que je fais.
Tiennot veut que je l'assure. Il doit se hisser sur un troisième piton. Mes semelles sont à la limite de leur adhérence. Heureusement nos cordes passent par trois mousquetons. C'est bien le diable si les trois pitons lâchent en même temps. Lentement les minutes passent. À force d'être tendu vers le haut le cou se fatigue. Mes pieds ont tendance à glisser. Je suis mal. J'appuie le menton sur ma main droite qui recouvre une bonne prise. Ça repose. À dix centimètres de mes yeux, un lichen s'étale dans un repli de roche. Je l'envie.
J'entends Tiennot dire : « Tiens, je ne suis pas mal ».
En effet, pour la première fois depuis vingt minutes ses pieds reposent sur des prises naturelles, une sur chaque paroi du dièdre. Par contre il est dans un cul-de-sac renversé, la tête sous l'auvent du surplomb. Cette position a son charme. Par sport, je veux la fixer sur une photo. Je n'ai qu'une main pour manœuvrer. Quand l'appareil est prêt, Tiennot a disparu. Les cordes s'enfuient à gauche. Tant pis, ou plutôt tant mieux.
À mon tour j'attaque les pitons, cinq en tout, et à mon tour je m'étonne d'être aussi bien sous le surplomb. Tiennot est sur une bonne plate-forme, à ma hauteur. Comment est-il allé là-bas ? Le plan du dièdre qu'il faut franchir est absolument lisse. Je m'aperçois alors que ma main droite est morte. J'ai deux doigts tétanisés à angle aigu par une crampe. Je suis furieux. Jamais je n'ai pris de crampe. Je dois me masser et perdre cinq minutes. Ardemment, je souhaite que la forme revienne avant les grosses difficultés. Il paraît qu'elles ne vont pas tarder.
Arrivé sur la plate-forme, je l'inspecte. Elle est la section d'un pilier celui que perçait le tunnel vertical et lisse sur trois côtés. Sur le quatrième il s'appuie à une grande paroi qui plonge jusqu'à la Niche, deux cents mètres plus bas.
Tiennot repart. Il s'aventure à gauche, au-dessus de la Niche, puis disparaît derrière une nervure jaune. J'entends de nouveau le marteau. Le son est creux. La corde se remet à courir sur la roche, par saccades. Un de ses arrêts se prolonge. Tiennot crie : « Corde ! »
Je la secoue.
« Corde ! » hurle Tiennot.
Elle s'est coincée quelque part. Je la fais sauter, serpenter. Je tire. Rien à faire. Quelle guigne ! Tiennot est furieux. Sa voix s'étrangle dans des efforts désespérés. Que faire ?
Tout à coup, le cliquetis d'une ferraille qui tombe. Que se passe-t-il ? Tiennot ? Le choc sera terrible. Je m'arc-boute. Une secousse à la corde. On la tire en haut. Ouf ! Un piton a cédé, probablement celui qui retenait la corde, mais pourquoi n'est-il pas resté attaché par son mousqueton ? II y a une erreur quelque part. Tant mieux pour nous.
En me glissant au-dessus de la Niche, j'espérais l'accueil d'un bon couloir. Je ne trouve que dalles lisses et presque verticales. C'est le dièdre de tout à l'heure, en pire. Une cordelette pend à un piton. En la prenant de la main droite on doit pouvoir penduler jusqu'à cette bonne prise qui là-bas permettra de continuer. Mais la corde n'est pas neuve. On a rafistolé la montagne avec une mauvaise ficelle. Heureusement que Tiennot est en haut ! Après dix mètres d'escalade, je l'aperçois au sommet d'une muraille verticale. Deux fissures la rayent. Une main dans chacune d'elles, je monte. Je dois atteindre une prise plate, puis me rétablir dessus. Ça y est, je la tiens. Le reste ne sera plus que jeu de barre fixe... La traction est faite, il faut la transformer en poussée, mais le rocher se bombe au-dessus de la prise. Il repousse en arrière. Un sérieux effort des bras devient nécessaire. Il n'était pas prévu. Plus je m'élève, plus le rocher repousse. J'arrive à la limite. Juste à ce moment la corde me tire en arrière. Elle s'est accrochée quelques mètres plus bas sous un surplomb. Je veux la forcer. Je peine comme pour tenir, aux agrès, la planche en avant. Deux, trois secondes, je résiste, puis m'effondre épuisé, pendu à bout de bras, sous la prise.
De la main droite j'essaie de libérer la corde. Elle s'agite au-dessus de la Niche, qui arrive à me fasciner avec son fond noir et lisse, tel un appentis d'ardoise vitrifié par de la glace. Ma main gauche se fatigue. Elle porte presque tout mon poids. Il faut absolument que la corde se décide à venir vite. Rien à faire. Je dois redescendre le long des deux fissures.
Zut alors !...
Je m'ébroue à ce souvenir. Heureusement que c'est déjà un souvenir, car pendant un quart d'heure j'avais en fait évolué sans le savoir dans les fameuses difficultés qu'on nous avait annoncées.
« Tiens, dit Tiennot, la lune est levée ».
Depuis un moment déjà je dois regarder, sans le voir, son disque plat qui glisse dans le ciel. Bientôt la base des Drus sera éclairée, et nous pourrons descendre. Pour le moment, seul le sommet de la montagne, blafard, semble flotter sur une nappe d'ombre noire et dense. Le Mont Blanc brille d'une moire toute neuve.
Comme c'est beau ! pensai-je ; et comme c'est extraordinaire que je puisse assister à ce changement de décor. Mais qu'est-ce donc que je fais ici à cette heure, en pleine féerie, loin de mes occupations ? Pourquoi, depuis dix ans, de mystérieux rendez-vous m'ont-ils été donnés avec rocs, glaces, fatigues et dangers ? Qui les a choisis ? Moi ? Qui donc en moi ? Le prêtre ? Ah ! certes non. Souvent il a regimbé. L'homme alors ? Mais quel homme, l'esthète ? Rarement. Le sportif ? Que ce mot est vilain ! Il évoque la machine spécialisée par la pédale, la balle ou le ring, le lecteur des chroniques du lundi tant soit peu bébêtes. Non, je m'en voudrais d'être venu à l'Alpe par goût sportif. Alors pourquoi ?
Souvent déjà je me suis posé la question. Mon propre cas est un problème que j'aimerais résoudre, peut-être pour me justifier, car parfois je me sens presque coupable. La majorité de mes collègues et des gens raisonnables en sont persuadés. Leurs raisons ont du poids. Ils parlent des dangers, de la perte de temps, de l'absence de but utile. Comment leur répondre puisque je ne sais pas moi-même au juste pourquoi je fais de la montagne ? Je l'aime, c'est une affaire entendue. J'y suis heureux, c'est certain. Il est vrai que ces raisons ne dont valables que pour moi, et c'est peut-être l'essentiel, mais il se pourrait qu'une erreur ou une tare me fasse trouver bon ce que les autres, les normaux, trouvent mauvais, ce qui serait humiliant.
Somme toute, il se peut très bien qu'il y ait tare et perversion. Pourquoi ai-je préféré la face nord des Drus à leur voie normale ? Parce que plus réputée ? Orgueil donc ! Oui ? Non ? Je passe prudemment. Parce que plus difficile et plus dangereuse ? De toute la course n'ai-je pas gardé meilleur souvenir de l'orage, de la chute de pierres, de la mésaventure avec la corde, des épisodes les plus dangereux par conséquent ? N'est-il pas morbide cet attrait pour le risque ? Cependant j'aime la vie autant qu'il est possible de l'aimer ; courtiser la mort ne m'a jamais plu. Serait-ce parce que je suis joueur et que les parties dont l'enjeu est le plus fort me sont les plus agréables ? Il y a peut-être de cela. Mais il y a plus. J'aime partir pour, une simple promenade avec un sac garni de vivres, gage d'une indépendance de quelques jours. J'aime explorer une montagne sans danger ni réputation. J'aime marcher, agir, peiner, pour le simple plaisir de le faire. Je suis de ceux à qui il arrive d'en avoir assez de la fade monotonie, de la recherche perpétuelle de l'utile, du confort amollissant qu'impose la civilisation actuelle.
Ceux qui regimbent contre elle ne sont peut-être pas tellement originaux qu'on pourrait le croire. Ce sont peut-être eux qui obéissent à la tradition, car, somme toute, le monde moderne ne date que d'hier. Cette neige qui brille au col du Géant mettra des années pour arriver au Mont Envers. Le caillou qu'elle entraîne donne une fois par siècle le coup de rabot qui use le granit. Il a fallu beaucoup de ces coups pour que la Mer de Glace creuse son passage entre Grépon et Drus. La terre est vieille. L'homme aussi. Comparé à son âge, celui du monde moderne est dans le rapport de un à mille, peut-être de un à dix mille ou plus. Depuis très peu de temps nous vivons dans les usines, les bureaux, ou sur le macadam des routes. Depuis très peu de temps nous disposons du restaurant et de l'épicier pour manger, du gendarme et des lois pour défendre ou limiter nos droits. Pendant des millénaires nos ancêtres ont couru forêts et prairies à la recherche de leur subsistance, qu'ils devaient conquérir à force de ruse, d'adresse et d'audace. Ils se sont adaptés à ces rudes conditions de vie faites de hasards, de dangers et de peines. Beaucoup d'eau coulera sous les ponts avant que d'autres conditions de vie créent d'autres aptitudes et ainsi d'autres besoins. C'est pourquoi, pendant longtemps encore, nous aimerons la rude vie de l'aventure.
Pascal disait que tout le malheur de l'homme tenait à ce qu'il ne savait pas se retirer seul dans sa chambre, mais qu'il courait après le divertissement (c'est-à-dire l'Aventure) pour oublier « le malheur naturel de sa condition faible et mortelle ». J'avais admiré ce propos. Je le mettais maintenant en doute. Non, la chambre close n'était pas un idéal de vie, personne ne nous avait créés pour lui, personne surtout ne nous y avait habitués. La recherche de l'aventure, du divertissement pascalien, engendre peut-être des peines et des souffrances, mais que sont-elles au prix de la vie qu'elles étoffent ? Tout le malheur des hommes tient peut-être à ce qu'ils ne peuvent pas toujours trouver l'aventure dont ils ont besoin. Ils sèchent dans la monotonie comme poisson sur la rive.
Et pourquoi, si ce n'est pour éviter ce danger, aurait-on inventé les jeux du cirque, les tournois, les sports, les intrigues, les complots, les révolutions ; la lutte pour l'argent, le pouvoir, les honneurs ; toutes ces activités d'art, de savoir, de sciences qui sont les manifestations de la vie, mais de la vie telle qu'on l'a héritée, et qui reste toujours marquée par le besoin d'aventures ? Pourquoi en particulier aurait-on pratiqué la guerre avec une telle constance, bien qu'on ait su longtemps avant Aristote qu'elle ne rapportait rien ?
Si bêtes que soient les hommes, on n'aurait tout de même pas réussi à les faire se battre s'ils n'y avaient pas trouvé du plaisir. Quand c'est la guerre, le vilain et le chevalier, le seigneur et le sans-culotte, le citoyen épicier ou rond-de-cuir répondent tous : Présent ! Ils grognent pour la forme, peut-être par pudeur, comme une grande personne qui doit marcher à quatre pattes pour amuser des enfants, peut-être parce qu'un autre jeu qui paraissait suffisant avait été choisi ; néanmoins on marche.
Le bedonnant réserviste marche au pas. Il joue le jeu à fond, et rentré à la maison, toute sa vie, il parlera de ce qui fut sa grande aventure.
Tout récemment on a pu constater avec quelle résolution la jeunesse a opté pour le maquis ou la milice, et avec quelle résolution des « Père Tranquille » ont fait de la résistance. Eux aussi ont joue le jeu à fond et on pourrait dire avec délices. L'orthodoxie veut que l'on croie au patriotisme de tous et qu'on l'agite avec les trois couleurs, même quand il s'agit d'antimilitaristes, même quand les résistants, les héros, avaient été jusqu'alors de parfaits égoïstes, pour qui la bourse et l'estomac bien garnis avaient été les uniques raisons de vivre. Il faut admettre que la France, l'humanité, la démocratie, les nobles idéaux ont été leurs mobiles déterminants. Le nier serait de mauvais goût, cruel, et peut-être faux dans bien des cas, mais on peut aussi admettre que le besoin d'aventure ait eu son mot à dire.
Je crois aux miracles, quand ils sont reconnus par l'Église. Des autres je me méfie. Or il faudrait croire à des miracles de belle qualité, si, du jour au lendemain, Dieu mobilisait sa puissance pour transformer le vulgaire noceur ou la timide nullité en pur héros. Si à l'encontre de tout bon sens, le fait semble s'être produit des milliers de fois, c'est qu'il y a plusieurs formes d'héroïsmes. Le service de la Patrie est pour tous l'occasion offerte. Pour le véritable héroïsme il en est encore le mobile essentiel ; pour les autres, c'est le besoin d'aventure. Suivant les cas, ces mobiles se mélangent selon différentes proportions. À l'état pur ils font soit des Jeanne d'Arc, soit des aventuriers. Leur alliage produit le Français moyen. Un peu de montagne lui ferait du bien.
C'est le seul terrain où il pourrait trouver une aventure non pas simplement physique comme dans les sports, non pas de pure imagination comme dans le jeu, non pas stupidement meurtrière comme la guerre, ou poussant à l'égoïsme comme la lutte pour l'argent, les places et les honneurs, mais une aventure bienfaisante en tous points. Elle lui permet de s'engager à fond, par son corps, par sa volonté et son intelligence. Elle satisfait son besoin de lutte, sans qu'il en coûte à personne, sauf peut-être à ce qu'il y a de moins bon en lui. Elle ouvre un champ à son amour pour la victoire, pour l'indépendance, la solitude, la beauté et la découverte, sans que rien ne l'empêche de savourer la capiteuse impression de vivre une destinée exceptionnelle.
La montagne m'avait donné toutes ces joies et je l'en bénissais ; cependant il me semble que l'aventure est allée en diminuant avec les années. Mes meilleurs souvenirs sont ceux de notre première semaine en Oisans. Le Dru à côté fait piètre figure. Pendant des années j'avais considéré sa face nord, les Grandes Jorasses mises à part, comme la plus belle entreprise qui puisse tenter un alpiniste. Or j'en revenais et j'étais presque déçu.
Pendant des heures, nous avions joué sur du rocher splendide, en virtuoses, sans angoisse, presque sans fatigue, avec toute la lucidité désirable pour savourer l'heure, pour se sentir merveilleusement en vie, avec un corps parfaitement au point, capable de gestes défiant, semble-t-il, toutes les lois de notre servitude humaine. Ce sont là des satisfactions qui comptent et qu'on peut apprécier. Je les appréciais. Mais elles n'étaient peut-être que trop savoureuses, parce que trop à notre mesure, trop en somme dans le genre de celles qu'un être intelligent peut s'offrir grâce à son savoir, à sa technique, à cette éducation de civilisé par laquelle il réussit, en se forçant un peu, à augmenter sa capacité de jouissance. Nous avions eu le plaisir de faire, et même de voir ce que nous faisions ; nous n'avions pas assez vécu selon cet obscur désir qui pousse à chercher la véritable Aventure, celle qui s'impose et qu'on ne dirige pas, où il y a de l'imprévu bon ou mauvais, de la bagarre, de la vraie, non pas académique et organisée, mais réelle et souvent tragique où l'on se bat en serrant les dents. Voilà ce qui nous avait manqué et ce que j'avais connu en Oisans.
Je revois les incidents du jour et les juge. Les pierres menacent, nous en avons l'habitude. Les cordes s'accrochent, ce n'est qu'une fausse manœuvre ; mouillées elles ne glissent pas dans les rappels, ce n'est qu'un peu plus pénible. Ces rappels font perdre du temps, on les supprime, c'est une opinion. Un surplomb nous arrête : Tiennot se pend à mon pied, je descends sur ses mains, c'est une méthode. L'orage, la nuit nous retardent, c'est un contretemps, un prétexte à repos, ce n'est plus de l'aventure. Autrefois je croyais en elle, maintenant je veux y croire. En somme par un atavique amour de primitif pour une vie de primitif, j'étais devenu, dans l'exercice même de cette vie de primitif, un civilisé, armé en civilisé et frustré d'autant.
Depuis longtemps j'avais senti venir ce danger et m'étais défendu, comme nous le faisons tous, en choisissant des courses de plus en plus difficiles, à la façon des morphinomanes qui peu à peu augmentent la dose qui les satisfait. Mais la difficulté n'est qu'un des éléments constitutifs de l'aventure. Si on peut le corser jusqu'à un certain point on ne peut rien sur les autres éléments. L'imprévu en particulier, loin d'augmenter, diminue souvent à mesure que l'expérience s'enrichit. Fatalement l'Aventure se décolore. Car en voulant la connaître on s'y adapte et on s'y habitue. Ce n'est qu'au début d'une carrière alpine qu'on en goûte tout le charme.
Par contre on peut en découvrir un autre, totalement différent, fait d'expérience, de technique appliquée, de gestes et de décisions raisonnées et raisonnables, tout entier centré sur le plaisir d'agir en virtuose et de réaliser des prouesses. Lui aussi a sa valeur et mérite l'enthousiasme. Ceux qui le dénigrent ont tort, surtout quand ils jouent les renards de la fable en disant bien haut : « Ils sont trop verts et bons pour des goujats ».
Non, l'alpiniste moderne n'est pas un goujat, ni même un imbécile. Il est tout simplement un être intelligent capable d'éducation. En faisant de la montagne, il l'a humanisée,, mieux encore il l'a civilisée et il y trouve un plaisir de civilisé. Ce n'est peut-être pas ce qu'il cherchait au départ. Il sait néanmoins se contenter de ce qui est possible, et ainsi il agit en sage. En revanche, ceux qui refusent d'abdiquer, les maniaques de l'Aventure, ne sont que des utopistes très dangereux pour eux-mêmes. Ils choisissent toujours trop difficile et tous ils se tuent.
Mais il ne faudrait pas ériger en système ce qui n'est qu'un pis-aller. Dans un sens ils ont raison les anciens qui se plaignent qu'on a tué le charme, le mystère, la poésie de la montagne qu'ils ont connue autrefois. Toutes expressions vagues par lesquelles ils veulent dire qu'on a tué la belle Aventure. Ils ont surtout raison quand ils s'en prennent non pas à l'alpiniste, qui par la force des choses devient un technicien, mais à certains procédés qui restreignent la possibilité de l'Aventure.
Je conçois que lorsqu'on aime une chose on s'en fasse l'apôtre. C'est très bien de faire connaître la montagne. Elle seule permet, dans notre monde moderne, de vivre l'Aventure comme nous en avons besoin par hérédité. Qu'on fasse donc connaître cette montagne mais en lui laissant le plus possible son charme propre. Nous n'avons pas besoin d'un sport de plus, même plus vivifiant et formateur que les autres. Nous avons besoin de vivre de temps en temps selon nos goûts, en compagnie de l'Aventure ! Or que fait-on ? On organise la montagne. On prétend organiser l'Aventure ! N'est-ce pas contradictoire dans les termes, que d'organiser, que de civiliser, que de pourrir d'humanité, ce dont le plus grand charme résidait précisément dans l'imprévu ? Bien sûr il faut aménager la montagne pour qu'on y vienne. Il faut en parler pour qu'on la connaisse. Mais qu'on le fasse selon une méthode et dans des termes qui ne nuisent pas à ce que l'on prêche. Les clubs, les revues, les écoles d'escalade peuvent être très utiles. Ils peuvent aussi être très dangereux.
Qu'arrive-t-il trop souvent ? Le pauvre gars de Lyon ou de Paris qui aime l'Aventure est véhiculé jusqu'au Montenvers. On lui a fait la leçon. On lui a dit comment il fallait faire. On lui a même indiqué le mât de cocagne auquel il doit grimper. Dans la région ils ne manquent pas. Ils ne sont même plus des mâts de cocagne. On en a fait des tests. Et le brave gars les subit. Il grimpe avec toute l'ardeur de la jeunesse. Il est même content, comme il le serait en réussissant un beau placage de rugby ou un beau coup de raquette, et ce n'est déjà pas si mal, mais il ne peut pas connaître l'Aventure. On lui a volé ce qu'il cherchait, au moins confusément. Une fois de plus il peine et lutte pour un but utilitaire auquel il est étranger : faire une course que l'engouement des autres lui a imposée. Il vit non pour vivre, mais pour faire, et faire quoi ? Une paroi, un peu de rocher, un peu de dangereuse acrobatie. Il est exactement l'hurluberlu auquel pensent les béotiens en parlant de l'alpiniste. L'homme est redevenu l'esclave de l'homme. On l'a fait marcher et parce qu'il a bien fait son travail on le paie d'un peu de renommée.
C'est un salaire qui a son prix. Malheureusement il se déprécie vite car la concurrence joue. Les manœuvres se présentent en foule. On les fait venir de partout, on les excite, on les dope, et en avant : grimpez, courez, battez les records ! Les exploits seront publiés, commentés, vantés. Ils feront envie. Bien vite ils seront refaits et vulgarisés. De super-exploits deviendront nécessaires. À leur tour ils seront faits et refaits, à leur tour ils perdront leur valeur. Et le tragique de cette course-compétition n'est pas qu'on accule le grimpeur au degré et à tous les risques qu'il comporte, le tragique tient à ce qu'on déprécie l'unique matière à aventure qui reste à la portée de tous.
Je sais très bien que rien ne peut aller à l'encontre de l'évolution. L'alpiniste ne peut que devenir un technicien de par la pratique même de l'alpinisme. Ses satisfactions resteront très grandes ; mais qu'on ne l'aide pas, qu'on ne le pousse pas à brûler les étapes de cette évolution. Elle se fera bien toute seule. L'homme est un être qui s'éduque très vite. C'est ce qui explique sa grandeur, c'est aussi ce qui tue sa joie quand s'éduquer revient à s'habituer. Plus longtemps il restera novice, gauche, timide et modeste en face de la montagne, mieux cela vaudra. Jugés par les autres, ses exploits ne seront rien ; pour lui, ils seront de la merveilleuse Aventure, et c'est lui qui sera riche et les autres qui resteront pauvres. Il se peut même qu'il puisse en toute prudence réaliser de très belles courses et y connaître une aventure corsée en rapport. Son plaisir sera double et de novice et de vétéran. Mais pour cela, il faut qu'il se défende des revues, des clubs, de la mode, du snobisme qui n'est que tyrannie imposée à la bêtise, il faut qu'il poursuive seul avec quelques purs son roman intérieur, qu'avec ravissement il verra se modeler sur la pierre et la glace. Qu'il soit en somme un homme libre qui se refuse à travailler pour un salaire, et que toujours il recherche le véritable divertissement, qui consiste à préférer la chasse à la prise.
Ce n'est pas si facile qu'on croit. Bien que connaissant le remède, je ne l'ai pas toujours employé. Ma sottise a eu sa sanction. Plus souvent qu'à mon tour j'ai été le tâcheron de l'escalade. Les anciens de notre « G.H.M. » m'ont envié et même admiré, un peu comme autrefois j'avais envié et admiré les grands alpinistes. Quelle stupidité ! Ce sont eux les amis qui en sont restés aux montagnes à vache qui sont à envier, parce que ce sont eux qui savent le mieux goûter, comme je l'avais fait à notre première sortie d'Oisans, le vrai charme de la montagne, terre d'Aventure.
Pour le retrouver, un seul moyen souvent reste au vétéran : conduire des novices sur les sommets. La recette est bonne. La fraîcheur des jeunes rend plus délectable la source vers laquelle on les guide, mais pour ne pas troubler le cristal de son eau qu'on les y conduise avec discrétion.
C'est ce que fait l'ami Jo. Plus heureux que Gui amputé de la jambe et retenu dans la plaine, Jo est lui aussi, maintenant, curé en montagne. Il a vu son ministère se colorer selon son goût, grâce au décor de cimes aimées, au vide de la vallée brumeuse où le regard plonge et qui dit la hauteur où l'on se trouve, grâce à l'air qui se respire comme s'avale l'eau fraîche de ces torrents, dont le bruit est la vie de l'Alpe, grâce aux rocs, aux petits champs, aux arbres rabougris qui rappellent ceux de La Bérarde, grâce à ces longues marches de visite pastorale séduisantes comme des promenades de vacances. Pour lui aussi, la cure et la petite église, perchées sur un piton, sont le refuge d'altitude désiré pendant l'effort et si bon quand on s'y trouve, et lui aussi en a la possession, cette fois sans limite d'heure, ni de jour, complète, large et longue comme le bonheur dans sa plénitude.
C'est de sa cure que l'ami Jo conduit ses jeunes sur les sommets de son domaine. L'Aventure vit encore pour eux et pour lui. Elle est presque à domicile. Ils jouent comme nous avons joué. Leur groupe est le G.T.H.M. : le Groupe de très Haute Montagne. Ils ironisent un peu, mais pas trop, ils croient encore en la grandeur du jeu.
Une heure peut-être vient de s'écouler. Elle a suffi pour emplir de clarté le grand trou noir qui béait à nos pieds. La lune maintenant y fait miroiter le glacier de la Charpoua comme l'eau au fond d'un puits. Le moment est venu d'y descendre et de naviguer sur la vague bleutée des séracs. Amarré à une rive par ses câbles, un refuge nous attend quelque part. Allons, j'ai médit de lui, de moi-même et des Drus. À minuit l'Aventure est encore possible en montagne.
Oisans, 14 février 1948.
Jean Sarenne, in Trois curés en montagne