lundi 7 septembre 2015

En priant... Dom Jean-Pierre Longeat, Vespérales


Déjà le jour décline. Les moines se rassemblent alors pour l'office de Vêpres. Les Vêpres désignaient autrefois le moment où l'on allumait rituellement la lampe pour la nuit : d'où l'autre nom qu'on leur donne parfois de Lucernaire. C'était aussi l'heure du sacrifice du soir, au Temple de Jérusalem. Selon le psaume 140 (h. 141), la prière des fidèles monte vers le Père comme l'encens et l'élévation des mains — geste significatif de la prière —, comme l'offrande du soir. Cette offrande est en premier lieu celle du Christ qui, élevé sur la Croix, s'en retourne au Père comme le jour qui s'en va. Mais dès son ascension, il se tient dans la nuit telle une lumière qui ne s'éteint pas. Avec le Christ, les fidèles — et donc aussi les moines — remettent toute leur vie dans un acte d'amour filial et fraternel, ne voulant rien retenir pour eux-mêmes.
L'office de Vêpres, comme celui de Laudes, comporte les éléments suivants : des psaumes, des hymnes, une lecture et un répons, ainsi que des prières.
L’oraison
Durant la soirée vouée au recueillement après l'office de Vêpres, les moines pratiquent l'oraison issue de la lectio divina, selon la tradition monastique. Le désir de Dieu qui entre lui-même en relation avec les hommes par le don de sa parole est bien de nouer un dialogue avec eux. Il faut donc s'arrêter maintenant sur cette dimension de la rencontre du Christ.
Les plus grands priants attestent que la prière est une dure épreuve. Elle éprouve toute chose comme l'or est éprouvé dans le feu. On ne sort pas indemne de la prière : elle implique une purification, une conversion, une mise en mouvement vers un lieu inconnu de soi-même où l'on retrouve le Christ. C'est pourquoi il est important de la pratiquer dans toutes ses dimensions afin que rien de notre être ne lui échappe. La première dimension est corporelle : position du corps, pratique de la lecture, de la psalmodie, de la prière vocale.
La deuxième est liée au travail de l'attention et de la vigilance. À certaines heures, l'esprit se dispose à accueillir la parole dans l'attention de l'homme intérieur. Le priant fait sienne la Parole ; il la dit en son nom propre.
Le troisième aspect, enfin, est la prière du cœur. Là où il n'y avait que parole et pensée, elle devient présence intérieure. Si elle était formule de louange, de supplication, d'intercession, elle devient louange même, supplication, intercession sans plus de parole ni de pensée. Quand cette dernière manière de prier devient continuelle, on commence vraiment à prier, même si les mouvements de va-et-vient entre les différentes dimensions de la prière sont toujours nécessaires.
Mais au-delà demeure encore la contemplation, la theoria, la gnosis, la vie en Dieu, sa connaissance et sa vision.
La prière du cœur
Théophane le Reclus expose en détails la manière de procéder pour pratiquer cette prière :
Recueillez-vous dans votre cœur et là, pratiquez la méditation secrète. Par ce moyen, avec l'aide de la grâce de Dieu, l'esprit de zèle gardera en vous son vrai caractère, brûlant tantôt moins, tantôt plus. La méditation secrète nous met sur la voie de la prière intérieure, qui est la voie la plus directe vers le salut. Nous pouvons abandonner tout le reste et nous consacrer uniquement à cette œuvre, et tout sera bien. Tout au contraire, si nous accomplissons tous nos autres devoirs, mais négligeons cette seule tâche, nous ne porterons jamais de fruit.
Celui qui ne rentre pas en lui-même et néglige cette tâche spirituelle ne fera aucun progrès. Il faut reconnaître cependant que cette tâche est extrêmement difficile, en particulier au commencement ; néanmoins, elle donne des résultats abondants et rapides. Un père spirituel devrait donc initier ses disciples à la pratique de la prière intérieure le plus tôt possible, et les affermir ensuite dans cette pratique. On peut même leur faire commencer cette pratique avant les observances extérieures, ou en même temps ; de toute façon, il est essentiel de ne pas négliger cette initiation, de crainte qu'ensuite il ne soit trop tard. En effet, la semence même de la croissance spirituelle est cachée dans cette prière intérieure. La seule chose nécessaire est de rendre cela bien clair, d'en souligner l'importance, et d'expliquer la manière de s'y prendre. Si cette prière est bien implantée en nous, toutes les œuvres extérieures seront, elles aussi, accomplies de bonne grâce et avec fruit ; sans elle, toute l'activité extérieure ressemble à une corde pourrie qui casse à tout instant. Notez bien que cette pratique doit se développer progressivement, lentement, avec une grande sobriété ; faute d'être adoptée progressivement, elle risque de perdre son caractère fondamental et de n'être plus, au bout de quelque temps, qu'une simple observance extérieure. Par conséquent, bien qu'il existe effectivement des gens qui, à partir d'une règle extérieure, arrivent à la vie intérieure, le principe inaltérable doit être : se tourner dès que possible vers l'intérieur, et allumer là l'esprit de zèle.
Cela paraît fort simple, mais faute d'être bien renseigné sur la prière intérieure, vous pouvez vous échiner longtemps sans rien récolter. Cela vient de ce que l'activité extérieure est, par nature, plus facile et donc plus attrayante ; l'activité intérieure, par contre, est difficile et, par conséquent, elle rebute. Celui qui s'attache à la première en la considérant comme essentielle, deviendra lui-même peu à peu matériel ; son zèle se refroidira, son cœur sera plus rarement ému ; et il s'éloignera de plus en plus de l'œuvre intérieure ; il croira devoir la mettre de côté jusqu'au moment où il sera mûr pour l'entreprendre. Lorsque, plus tard, il regardera en arrière, il réalisera qu'il a laissé échapper le moment favorable. Au lieu de s'efforcer d'acquérir graduellement une vie intérieure plus solide, il est devenu incapable de s'y livrer. Ce n'est pas que nous devions abandonner l'œuvre extérieure ; tout au contraire, elle est le soutien de l'œuvre intérieure et les deux doivent être menées de pair. Il faut toutefois donner la priorité à l'adoration intérieure, car nous devons servir Dieu en esprit, l'adorer en esprit et en vérité. Les deux activités dépendent l'une de l'autre ; mais il faut se souvenir de leur valeur respective. Il ne faut pas que l'une évince l'autre, ni n'introduise un partage dans notre consécration à Dieu. 1
Cette prière doit pouvoir être incessante.
C'est là une réelle difficulté pour nos modes de vie modernes où nous sommes accaparés par mille tâches passionnantes mais dispersantes. La prière incessante est la caractéristique d'un esprit authentiquement chrétien. La vie tout entière, en chacune de ses manifestations doit être remplie de prière. Mais pour atteindre cet état, il y faut surtout l'amour de Dieu et des hommes.
Comme la fiancée est toujours avec son fiancé par le souvenir et le sentiment, ainsi l'âme unie à Dieu par l'amour demeure constamment avec lui et lui adresse d'ardentes supplications du fond de son cœur [...]. Ce qui est requis c'est de vivre constamment avec Dieu, de l'avoir présent à votre cœur quand vous parlez, lisez, veillez ou réfléchissez à quelque chose. 2
Nous pouvons parfois consacrer tout le temps prévu par notre règle de prière à réciter un psaume, à composer notre propre prière à partir de chaque verset. Ou bien nous pouvons passer ce temps à réciter la Prière de Jésus avec des prostrations. Ou encore nous pouvons faire un peu de chacune de ces choses. Mais ce que Dieu nous demande, c'est notre cœur [Pv 23,26] ; et il suffit que celui-ci demeure en sa présence dans l'adoration. Se tenir toujours devant Dieu dans l'adoration, c'est cela, la prière continuelle ; c'en est l'exacte description. Et à cet égard, la règle de prière n'est que de l'huile pour la flamme ou du bois jeté dans le foyer 3.
Cette prière incessante a pour résultat, dans un premier temps, la pauvreté spirituelle authentique dans l'humilité du cœur, puis la vigilance et la victoire sur les passions afin de vivre dans la charité. On peut dire que la prière du cœur permet d'être établi dans le souvenir de Dieu et de marcher en sa présence : pour cela tous les moyens sont bons, pourvu qu'ils permettent de vivre la prière non comme une pensée dans l'intellect, mais comme une habitation du cœur.
Au chapitre 73 de sa Règle, saint Benoît donne ce conseil :
Quant à celui qui aspire à la vie parfaite, il a les enseignements des saints Pères, dont la pratique conduit l'homme jusqu'aux sommets de la perfection. Quel est le livre des saints Pères catholiques qui ne nous enseigne le droit chemin pour parvenir à notre Créateur ? [...] Qui donc que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis, avec l'aide du Christ, cette toute petite règle, écrite pour les débutants. Cela fait, tu parviendras avec la protection de Dieu, aux plus hautes cimes de la doctrine et des vertus, que nous venons de rappeler. 4
Ce passage de la Règle des moines évoque quelques thèmes importants de l'idéal monastique : le parcours implique le travail, l'ascèse contre les entraves des passions, avec pour but de parvenir jusqu'à Dieu, de le connaître, de le voir, de le goûter, d'être avec lui, de revenir à lui. Connaître, voir, goûter, être avec Dieu : tous ces termes ne sont pas sans ambiguïté. La rencontre de Dieu n'est pas une expérience sensible mais silencieuse et obscure, qui donne cependant la Parole et la vraie Lumière, pour reprendre les mots de saint Jean dans le prologue de son Évangile.
Les moines sont fortement marqués par cet idéal contemplatif qui imprègne leur vie profonde. L'expérience contemplative de Dieu s'exprime le mieux par deux mots déjà cités : theoria et gnosis. Avec theoria, la tradition grecque décrit l'expérience mystique en termes de vision plutôt qu'en termes de parole. Mais audition et vision ne s'excluent pas, elles sont une dans les choses de l'esprit où il n'y a de toute façon ni vision ni audition extérieures ou même intérieures : c'est une simple manière de parler à partir de l'expérience humaine. Le terme theoria est rare dans le Nouveau Testament : on le trouve chez Luc (23,48) et chez saint Jean. Il n'apparaît pas du tout chez les Pères apostoliques. C'est l'école d'Alexandrie qui l'introduit dans le langage théologique sous l'impulsion de Clément et d'Origène ; par la suite, il deviendra fréquent. Il est traduit en latin par contemplatio qui a donné contemplation en français. Ce mot connaîtra un grand succès en Occident et ira même jusqu'à caractériser une vie spécialisée dans ce domaine : la vie contemplative. Gnosis est davantage présent dans la Bible mais aucune ambiguïté n'est possible sur l'intermédiaire des sens. La gnose concerne l'intellect et provient d'une mise en œuvre parfaitement juste de la volonté, qui donne accès à Dieu lui-même. Clément d'Alexandrie pourra dire : « La gnose est cette lumière qui pénètre l'âme par l'effet de l'obéissance aux commandements »5.
Il y a deux niveaux de connaissance : pragmatique, celle à laquelle peut parvenir tout homme, croyant ou non, et pneumatique, qui est réservée aux saints. 6
Quelques passages du Traité de l'oraison d'Évagre le Pontique éclairent parfaitement notre propos :
Ceux qui accumulent intérieurement des peines et des rancunes et qui s'imaginent prier, ressemblent à des gens qui puisent de l'eau pour la verser dans un tonneau percé. 7
La prière est un lieu privilégié pour se défaire d'une volonté tournée sur soi-même, et ne consiste finalement à rien d'autre qu'à se rendre disponible pour que s'accomplisse en nous la volonté de Dieu, sans que nous sachions comment ni ne puissions intervenir, sinon par adhésion dans la confiance de l'amour.
Ne prie pas pour l'accomplissement de tes volontés ; car elles ne concordent pas nécessairement avec la volonté de Dieu. Mais plutôt, suivant l'enseignement reçu, prie en disant : « Que ta volonté s'accomplisse en moi » et ainsi, en toute chose, demande-lui que sa volonté se fasse ; car lui, il veut le bien et l'utilité de ton âme ; mais toi, tu ne cherches pas nécessairement cela. 8
Souvent dans mes prières, j'ai demandé l'accomplissement de ce que j'estimais bon pour moi, et je m'obstinais dans ma requête, violentant sottement la volonté de Dieu, sans m'en remettre à sa Providence pour qu'il ordonnât plutôt lui-même ce qu'il savait m'être utile ; et pourtant, la chose reçue, grande fut ensuite ma déception d'avoir demandé de préférence l'accomplissement de mon vouloir, car, à la rencontre, la chose ne fut pas telle que je me l'étais figurée9
On peut avoir atteint la paix intérieure, l'apatheia, sans avoir pour autant goûté encore l'oraison. Car la prière peut en rester à la contemplation des objets, alors que l'oraison consiste vraiment à atteindre l'au-delà de tout. Voici encore quelques moments du Traité de l'oraison d'Évagre le Pontique qui illustrent cette perspective et nous entraînent au-delà.
L'intellect ne saurait voir le lieu de Dieu en lui-même, à moins d'être devenu supérieur à toutes les pensées d'objets. 10
C'est un don qui vient dans le cœur du priant et qui imprime en lui le lieu de Dieu.
Ne te figure pas la divinité en toi quand tu pries, ni ne laisse ton intelligence subir l'impression d'aucune forme ; mais va, immatériel à l'immatériel, et tu comprendras. 11
Prends garde aux pièges des adversaires : il arrive tandis que tu pries purement et sans trouble, que soudain te survienne une forme inconnue et étrangère, pour t'entraîner à la présomption d'y localiser Dieu et te faire prendre pour la Divinité l'objet quantitatif ainsi soudainement apparu à tes yeux ; or, la divinité est sans quantité et sans forme. 12
Tiens-toi sur tes gardes, en préservant ton intelligence de tous concepts au temps de l'oraison, pour qu'elle soit ferme dans la tranquillité qui lui est propre ; alors celui qui compatit aux ignorants viendra sur toi aussi, et tu recevras un don très glorieux. 13
Si tu n'as pas encore reçu le charisme de l'oraison ou de la psalmodie, obstine-toi et tu recevras. 14
Le père Irénée Hausherr, ce jésuite spécialiste de la tradition monastique, résume parfaitement toute la perspective :
Voilà donc le chemin de l'oraison : il va des larmes de la pénitence, par la pratique de toutes les vertus, par le renoncement à tout, par l'abnégation totale de soi-même, par la douceur surtout et par la charité fraternelle, à travers les purifications progressives d'âme et d'intelligence, dans l'abandon absolu à la volonté de Dieu toujours uniquement occupée à nous conduire au but, malgré les persécutions diaboliques à vaincre par la patience, évitant les illusions par l'humilité, à la paix et au repos ineffable de la contemplation de Dieu. C'est une « émigration en Dieu » ; mais arrivé au terme de l'ultime désirable, le contemplatif retrouve en Dieu, par la gnose, d'une manière suréminente et spirituelle, ce que pour la gnose, il avait quitté ; il est séparé de tout et uni à tout ; impassible et d'une sensibilité souveraine ; déifié et il s'estime la balayure du monde ; par-dessus tout, il est heureux, divinement heureux, tellement que son bonheur même lui devient la plus ferme assurance d'avoir atteint l'état convoité, les cimes « intellectuelles » où resplendit au temps de la prière la divine lumière de la suprême béatitude. 15
Dans la soirée, après le dîner, les moines se rassembleront encore pour l'office de Complies.
À l'origine, c'est une simple prière du coucher au pied du lit ! Mais, peu à peu, les moines lui ont donné un caractère si particulier que, bien souvent, les hôtes qui séjournent au monastère l'aiment plus que tout autre. L'office de Complies est souvent chanté par cœur dans le noir. Après les psaumes et la lecture, le Père abbé donne la bénédiction finale et c'est alors que, dans le mystère de la nuit, un moine entonne l'une des magnifiques grandes antiennes dédiées à la Vierge Marie comme le Salve Regina.
Le dernier rite de cet office consiste en une aspersion d'eau bénite sur chaque moine, par le Père abbé. Il s'agit là d'un rappel du baptême : comme lors de ce sacrement, on est immergé dans l'eau de la mort pour renaître à la vraie vie, celle du ressuscité, à l'instar de ce qui s'est passé au matin de Pâques, après la longue journée d'enfouissement et de silence, le samedi du grand Sabbat, veille du dimanche de la résurrection du Christ.
Dom Jean-Pierre Longeat, in 24 heures de la vie d’un moine (Seuil)

1. Higoumène Chariton de Valamo, L'Art de la prière. Anthologie de textes spirituels sur la prière du cœur, Bégrollesen-Mauges, Éditions de Bellefontaine, « Spiritualité orientale », 18, 1976, p. 102-104.
2. Ibid., p. 109.
3. Ibid., p.110.
4. RB 73.
5. Clément d'Alexandrie, Stromates, III, 5, 44.
6. Évagre le Pontique, Les Six Centuries des Kephalaia gnostica, Paris, Firmin-Didot, « Patrologia orientalis », 28,1, 1958, Centurie n°6, 2.
7. Irénée Hausherr, Les Leçons d'un contemplatif Le Traité de l'oraison d'Évagre le Pontique, Paris, Beauchesne, 1960, n°22.
8. Ibid., n°31.
9. Ibid., n°32.
10. Évagre le Pontique, Traité pratique, op. cit., t. I, p. 70.
11. Irénée Hausherr, Les Leçons d'un contemplatif ; op. cit., 66.
12. Ibid., 67.
13. Ibid., 69.
14. Ibid., n° 87.
15. Irénée Hausherr, Prière de vie, vie de prière, Paris, Desclée de Brouwer, 1992, p. 459.