jeudi 16 juillet 2015

En donnant... Louis-Joseph Lebret, Prière du prêtre


Seigneur Jésus,
Ton serviteur se tient devant toi, écrasé.
Tu l'avais choisi pour qu'il te prolonge et te ressemble. C'est fait. Il est devenu comme toi, en toi, l'homme de la douleur continue. Il t'a plu de le laisser broyer comme tu fus broyé, de le laisser à l'abandon comme tu fus abandonné. Tu l'as jeté dans la solitude de sa séparation d'avec le monde et tu l'as maintenu en plein monde pour qu'il y soit en contradiction avec le monde.
Viens à son secours, Seigneur, il n'en peut plus. Il t'appelle.
Tu l'as élevé trop haut pour ses propres forces. Tu lui as donné trop de pouvoir. Tu sauves et tu sanctifies par lui, qui n'est qu'un homme. Il doit te représenter sans avoir la possibilité de se dédire, te continuer sans avoir le loisir de se reprendre.
Tu l'as pris ; il ne saurait plus s'appartenir ; il n'a de voie que celle du don continu. Ce n'est pas par son costume austère qu'il est engagé, mais par tout lui-même. Qu'il porte la soutane, le clergyman, ou quelque vêtement de travail n'y change rien ; il est à jamais vêtu de ta croix, en sa chair et en son esprit. Il porte ton effigie en son âme. Parce que tu l'as choisi, il est devenu l'homme des douleurs.
S'il s'était rendu compte de tes exigences, peut-être n'eût-il pas eu le courage du pas décisif qui l'engageait à n'être plus que ton serviteur, mais ta grâce le livrait avec force à l'inconnu terrible de ta ressemblance. Il adhérait au delà de ce qu'il pouvait entrevoir, il adhérait aux profondeurs de ta vie que la théologie l'avait à peine aidé à percevoir. Tu l'avais séduit par ta douceur, par tes sermons, par ton Église. Ce n'est que peu à peu que tu lui révélais ta folie d'amour et le tourment de la miséricorde. Il croyait aller travailler à la vigne, sous le grand soleil, en chantant de belles chansons d'homme, avec les autres travailleurs ; il croyait aller à la joie et tu l'as conduit au pressoir.
À mesure qu'il avançait dans le monde, il se heurtait plus âprement aux duretés du monde. À mesure qu'il aimait davantage ses frères les hommes, il souffrait davantage de les trouver si loin de toi ; à mesure qu'il comprenait mieux ton mystère, sa parole pour l'annoncer venait se perdre dans la lourde trame des égoïsmes et des haines. Il fallait bien qu'il endosse, lui aussi, les péchés des hommes.
Tu dilatais son cœur à l'infini de la misère humaine, à l'en faire éclater en même temps que tu lui faisais toucher du doigt sa propre misère, sa fragilité de pécheur, son impuissance à ne jamais assez aimer.
Seigneur, ton serviteur est devant toi, un ver et non un homme. Il se traîne encore enrobé de soi-même, encore impur, tout faiblesse. Il a beau faire, il demeure la contradiction à ton message tant que tu ne l'auras pas intégralement crucifié, tant qu'il voudra encore, par quelque biais, s'échapper.
Seigneur Jésus, que de médiocrités humaines, et les miennes parmi les autres, voilent le visage si pur de ton Église. En t'incorporant les fidèles, en séparant tes clercs, tu les laisses à leurs tempéraments, à leur sottise, à leur arriérisme, à leur modernisme, à leurs calculs, à leur suffisance, à leur orgueil. C'est la plus terrible épreuve de la foi et combien de mes frères en sacerdoce n'ont pu la surmonter. Je ne parle pas des aventures banales et cependant bien douloureuses de ceux qui adhèrent aux nouveautés pour se justifier. Je parle de ceux qui n'avaient pas la foi assez éclairée ou assez vive pour demeurer d'Église malgré les petitesses et les retards des gens d'Église. Ils ont cru à leur propre sagesse plus qu'à la réalité continue de ta présence dans la société des chrétiens, comme si tu avais cessé de rénover les âmes et d'éclairer les pasteurs fidèles.
Seigneur Jésus, tu laisses les tiens, ceux qui t'ont vraiment choisi et ceux qui parlent en ton nom, aux lents processus de purification d'intelligence, et de maturation, pour respecter en eux l'humaine condition. Nous voudrions que d'adhérer à toi donne d'emblée la plus complète vision du monde, la pleine science, et la plus haute sainteté. Tu n'as pas opéré ainsi avec les douze, et saint Paul nous a dévoilé la lourdeur charnelle des membres des premières Églises. Pourquoi notre époque serait-elle privilégiée ; pourquoi prêtres et prélats de notre temps seraient-ils tous des surhommes ? Ta grâce chemine dans le mystère des acquiescements intérieurs et dans les signes porteurs de vie que tu as légués à ton Église. Ta vérité fait sa trouée à travers les contradictions et les obscurités de la recherche.
Je crois, Seigneur, que tu n'as pas abandonné les tiens, qu'une germination ne cesse de s'accomplir en profondeur, que le monde est toujours fécondé par tes saints.
Ne permets pas que je cède aussi aux impatiences et garde-moi dans ton amour.
Seigneur Jésus, ton serviteur est devant toi, brisé par la fatigue et accablé de sa tristesse. Donne-lui la force et la joie, donne-lui l'indéfectible espérance, donne-lui de te connaître toujours mieux, donne-lui la pureté et l'intensité de l'amour, l'abnégation sans reprise, et le courage du sacrifice continu.
Seigneur Jésus, ton serviteur croit encore trop en lui-même et pas assez en toi ; il compte trop sur les moyens humains et pas assez sur ta grâce ; sur les dispositifs et pas assez sur la perfection de l'amour.
Pourtant, Seigneur, tu veux qu'il ne néglige pas les moyens humains et qu'il ne fasse pas fi des dispositifs. Il ne sert à rien d'être naïf ou stupide et dans une société désormais si complexe et si collective, si technifiée, le prêtre qui se refuse à prévoir, à préparer, à organiser, ne fait pas son devoir pastoral, quelle que soit sa tâche. Le prêtre doit accepter les techniques modernes de l'action et les utiliser pour ton règne sans toutefois se laisser dominer par les appareils qu'il est amené à mettre en place.
Mais il doit s'attendre à être mangé, écrasé de travail et de difficultés, dénué de ressources, et s'acharner à aller de l'avant quand même, sous cette croix et dans la foi.
Pourtant, il lui faudrait beaucoup de temps pour réfléchir et pour prier, pour parfaire sa vision universelle qui ne peut être qu'une vision en ordre au salut.
Seigneur Jésus, souvent ton serviteur ne sait plus comment sauvegarder son équilibre et choisir, à tant de bifurcations, le bon chemin. Si tu ne l'inspires pas dans son action, il va se perdre en aventures. Ton prêtre a plus que jamais besoin de toi.
Il faudrait que tu lui apprennes à parler aux hommes, à transmettre le message essentiel, celui du salut, à partir des préoccupations banales et des mots concrets de sa génération. Il ne sait plus faire passer le message.
Des méthodes nouvelles d'évangélisations sont indispensables, rejoignant les hommes là où ils sont, et parlant de ce à quoi ils aspirent confusément, la justice, le bien, la vérité, l'absolu pour qu'ils te trouvent.
On les dit matérialisés ; c'est vrai et faux. Dès lors qu'il y a en eux de l'authentique fraternité, le vouloir d'un mieux être de l'humanité, le vouloir d'une société plus humaine, la recherche du savoir, un point se trouve en eux où peut s'accrocher l'étincelle.
Ils voudraient valoir plus, et tu leur en fais un commandement. Ils sont prêts à se tourner vers toi, si on leur fait comprendre qui tu es, ce que tu as apporté au monde, où tu conduis.
Mais des expressions, des images nouvelles, des exemples d'un type nouveau sont nécessaires pour les aider à briser le filet aux mailles serrées des réalités matérielles dans lequel la vie moderne les a emprisonnés.
C'est étonnant comme ils sont émus par un grand film : Monsieur Vincent et Dieu a besoin des hommes, malgré les fautes commises par les cinéastes, ont plus porté que des milliers de sermons à clichés.
Apprends, Seigneur, à ton serviteur, à parler aux hommes et à utiliser tous les moyens nouveaux d'expression qui leur rendent la vérité intelligible.
Il est un fait terriblement déconcertant : dans notre civilisation occidentale, le prêtre qui devrait être pont pour aller à Dieu, devient écran. Son costume, son genre de vie, son langage, son inadaptation, sa vie en apparence privilégiée, le mystère des cérémonies cultuelles, leur manque fréquent de beauté, leur côté cocasse parfois, les classes de mariage et d'enterrement, le fait qu'on le rencontre trop souvent pour des affaires d'argent, sa non sainteté, sa morgue de semi-intellectuel, sa non transparence, son option en faveur d'une classe ou d'un régime, sa non patience, tout cela ensemble le fait écran au lieu de le faire lumière, froid dans le dos au lieu de le faire chaleur humaine, rencontre désagréable au lieu de le faire compagnon d'amitié. Pour la plupart des hommes, il est le témoin d'un passé dont on ne veut plus ; il est un bouquet de fleurs artificielles poussiéreuses ; il est la réaction contre ce qui entraîne le monde ; il est le marchand d'évasions infantiles, l'impresario de spectacles surannés, le cornac de la mort.
Je sais bien, Seigneur, tout ce qu'il y a de faux dans ces impressions ou ces occupations. Il faudrait tout de même le débarrasser des décors usés parmi lesquels il cherche maladroitement à t'exhiber.
Il faudrait qu'il soit mis dans les conditions où tu transparaisses à travers lui.
Que d'il faudrait, Seigneur, et ton serviteur est bien ridicule de te poser tant d'exigences.
C'est qu'il se débat dans l'impuissance de te donner.

Louis-Joseph Lebret, in Appels au Seigneur (1955)