lundi 15 juin 2015

En arrachant... Paul Claudel, Adieu, Marthe. Les dieux m'appellent

ACTE II
Même scène. L'après-midi du même jour.
Entre Louis Laine. — Marthe est assise devant la cabane :
elle fait tomber quelques miettes de pain qui sont restées sur sa robe.
LOUIS LAINE
Eh bien, on a dîné ?
MARTHE
Je n'avais pas faim.
LOUIS LAINE
Un morceau de pain tout sec, n'est-ce pas ?
« Je n'avais pas faim... ».
C'est pour me faire honte d'avoir été chez eux ?
Et tu te fais ton pain toi-même ! car tu ne peux pas manger le même que les autres.
MARTHE
Je ne puis manger le pain qu'on fait ici, il n'est pas cuit.
LOUIS LAINE
Et pourquoi es-tu toujours à travailler ? Ce n'est pas moi qui te le demande.
MARTHE
Mais il n'y a personne pour nous servir.
LOUIS LAINE
Et pourquoi es-tu toujours mal habillée ! J'étais honteux tout à l'heure
Devant eux. Regarde la robe que tu as !
MARTHE
Elle est assez bonne pour moi.
LOUIS LAINE
Pourquoi n'es-tu pas venue dîner avec nous ?
MARTHE
Je ne veux pas manger avec eux.
LOUIS LAINE
Pourquoi ? qu'est-ce que tu as contre eux ? Voyons, parle !
Ils ne nous ont jamais fait que du bien. Ils t'invitent gentiment, et tu refuses avec grossièreté. Tu es restée de ton pays.
MARTHE
Je ne mangerai point avec eux.
LOUIS LAINE
Pourquoi, mauvaise ? Voyons ! dis ce que tu as à dire !
Ils te valent bien.
Qu'est-ce que c'est que ces manières que tu fais ? Vous aimez mieux manger votre pain toute seule, pas vrai ?
Mais c'est pour me contrarier, parce que tu crois que j'aime à aller chez eux.
Mais tu es jalouse de tout ce qui m'amuse.
Et cela ne m'amuse pas, mais je le fais cependant, vois
Parce que c'est mon intérêt. Mais toi,
Tu n'es qu'une égoïste, voilà tout.
MARTHE
Laine, pourquoi me parles-tu ainsi ?
Pourquoi veux-tu que je voie cette femme ?
LOUIS LAINE
Cette femme ! tu pourrais être polie.
Elle te vaut bien ! O je sais ce que tu veux dire ! mais il ne faut pas parler sans savoir.
Ce n'est pas ce que tu crois, elle m'a tout expliqué.
Mais tu te penses plus raisonnable que tout le monde.
Ce n'est pas tout que d'être terre à terre. Il y a l'intelligence !
Elle m'écoute quand je parle, et l'on peut causer avec elle, et elle ne trouve pas que je suis un moron.
MARTHE
O ! Je n'ai jamais dit que tu étais un fou, Louis ! (Elle pleure)
Ce n'est pas ma faute si je ne suis pas plus intelligente.
LOUIS LAINE
Allons, ne pleure pas ! Voyons ! Ne pleure pas, voyons !
C'est vrai, j'ai été brutal. Pardonne-moi.
MARTHE
Tu n'es plus le même que tu étais.
LOUIS LAINE
Douce-Amère, tu es simple et débonnaire.
Tu es constante, et unie, et on ne t'étonnera point avec des paroles exagérées. Telle tu fus et telle tu es encore.
Ce que tu as à dire, tu le dis. Tu es comme une lampe allumée, et où tu es, il fait clair.
C'est, pourquoi il arrive que j'ai peur et je voudrais me cacher de toi.
MARTHE
Peur ? de moi ? Est-ce que je puis te faire du mal ? Et que craindras-tu de me découvrir ?
LOUIS LAINE
Oui.
Tu sembles bien sage, et cependant il faut qu'il y ait un vice en toi.
Car
Comment se serait-il fait que tu m'eusses aimé, moi qui n'étais qu'un enfant,
Et quelqu'un qui vient d'on ne sait où ? Car tu ne savais pas qui j'étais.
Mais je n'ai eu qu'à te prendre la main et tu es venue avec moi.
Quelle honte cela a dû faire !
Car quelqu'un qui t'aurait vue eût pensé
Que tu eusses épousé qui tes parents t'auraient dit et que tu eusses été contente d'être sa femme.
Oui, j'étais un étranger, et si un autre fût venu... Sans doute que tu t'ennuyais chez toi.
MARTHE
Laine, tu ne parles pas ainsi de toi-même ! Pourquoi m'humilies-tu ainsi ?
Est-ce que j'ai fait mal de t'aimer ? et ne t'ai-je pas épousé légitimement ?
LOUIS LAINE
Je n'étais qu'un enfant. Mais toi, tu aurais dû savoir et ne pas écouter ainsi ce que je te disais.
MARTHE
Il est trop tard ! Rappelle-toi ce que je t'ai répondu : « Me voici et je t'appartiens !
« Prends garde à moi ! Car tu me garderas toujours avec toi, que je te paraisse douce ou déplaisante ! Et je serai suspendue à toi, lourde ».
Et tu me disais que tu m'aimais.
LOUIS LAINE
Certes, je t'aimais ! et je t'aime bien encore.
Va, Marthe, je ne te ferai point de reproche.
Mais c'est moi qui ai agi étourdiment ! Jamais je n'aurais dû t'épouser.
L'homme a des devoirs. J'ai pris des devoirs envers toi. Oui, je ne les méconnais pas.
Mais je ne puis pas les remplir.
Je ne puis pas te faire vivre. Cela va bien encore maintenant, mais comment est-ce que nous ferons quand nous aurons des enfants, y as-tu songé ?
Il faut songer à l'avenir aussi.
Laisse-moi aller ! Laisse-moi aller et ne me retiens pas, comme quelqu'un qu'on tient par la main, lui éclairant la figure avec une lumière !
J'irai là où il n'y a personne avec moi.
Est-ce que je puis te faire vivre ? Regarde, qu'est-ce que je sais faire ? J'ai demandé à Thomas Pollock Nageoire
Si j'étais capable de faire quelque chose, et il m'a dit que non.
Silence.
MARTHE
C'est ce qu'il me disait aussi tout à l'heure.
LOUIS LAINE
Vraiment ? est-ce qu'il t'a parlé de cela déjà ?
MARTHE
Déjà ?
LOUIS LAINE
Dis. Qu'est-ce que tu penses de lui ?
MARTHE
Je pense qu'il est fort riche.
LOUIS LAINE
Riche ? Sûr qu'il est riche !
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Une poussée terrible ! C'est comme les tugs : il y en a qui poussent et il y en a qui tirent.
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
On parle de lui partout ! Quel nerf ! quel coup d'œil ! Si riche, si simple ! J'ai été surpris de voir qu'il pouvait aimer quelqu'un.
Et un vrai roi, je te dis !
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Il a donné cent mille dollars à l'hôpital des Éthiques. — Je ne me rappelle plus, je crois que c'est une société de culture.
Un roi !
Il prend d'une main et il donne de l'autre. Et celle qu'il épouserait...
MARTHE
Comment ? est-ce qu'il n'est pas marié déjà ?
LOUIS LAINE
Marié ! marié !
Tu ne vois pas les choses comme il faut.
Le mariage est un contrat et il se dissout par le consentement des parties.
Tu comprends ? Par le consentement des parties.
Un contrat, ça se dissout par le consentement des parties. Je suis sûr d'avoir lu ça quelque part.
— Pour Lechy, elle ne tient pas à rester sa femme.
Tu sais, c'est une artiste, elle ne tient pas à l'argent. Et il ne l'a jamais aimée.
Il l'a, eh bien, comme on a un cheval.
MARTHE
Oui.
LOUIS LAINE
Ce n'est pas la même chose ! C'est un homme réfléchi et qui ne laissera point capricieusement ce qu'il a aimé une fois pour de bon.
Avoir
Une femme simple et douce, voilà ! — Je voudrais que tu fusses heureuse, Marthe !
Je voudrais avoir réparé ce tort que je t'ai fait.
Écoute. Peut-être que tu sais déjà ce que je vais te dire ?
MARTHE
Peut-être que je le sais ?
LOUIS LAINE
Écoute, et ne prends point à mal ce que je vais te dire, et songe que cela m'est bien dur.
Mais réfléchis, et peut-être que tu as déjà réfléchi.
  Je ne sais ce qu'il t'a dit ce matin.
Regarde-moi bien et vois si tu as à attendre de moi
Autre chose que tourment et peine.
Laisse-moi aller et ne t'attache point à moi.
Car un esprit terrestre est en moi et la raison n'y peut rien.
Et tu ne feras pas de moi ce que tu voudras.
  Je ne sais ce qu'il t'a dit ce matin.
Mais
Si c'est qu'il aurait voulu de toi pour être sa femme...
MARTHE
... Si c'est de moi qu'il aurait voulu pour être sa femme...
LOUIS LAINE, lent.
Juste la femme peut-être bien (très rapide) qui était faite pour lui...
MARTHE
Et juste la femme peut-être bien qui était faite juste pas pour toi ?
LOUIS LAINE
Pas peut-être bien, sûr !
Sûr ! Juste la femme, toi, qui étais faite juste pas pour moi !
Croirais-tu ? J'ai compris cela tout de suite du premier coup en te voyant.
MARTHE
Et c'est pour cela que tu m'as demandée et prise ?
LOUIS LAINE
Sûr ! Pas peut-être bien, sûr !
MARTHE
Regarde ! Lève-toi ! Retourne-toi ! Il y a quelqu'un derrière toi qui te fait signe.
Il se lève et regarde.
LOUIS LAINE
Je ne vois personne.
MARTHE
Retourne-toi encore.
LOUIS LAINE
Il n'y a personne.
MARTHE, le prenant entre ses bras par derrière et se collant à lui.
Tu es sûr qu'il n'y a personne ?
LOUIS LAINE
Il y a quelqu'un derrière moi qui se figure qu'il est plus fort que moi.
MARTHE
Ce n'est pas vrai que je suis plus forte que toi ?
LOUIS LAINE
C'est tellement vrai que la journée...
MARTHE
Continue... la journée ?
LOUIS LAINE
Ne se passera pas...
MARTHE
... Ne se passera pas... ?
LOUIS LAINE
Avant que parti je sois parti. Plus de Laine. Louis Laine ? Plus de Louis Laine !
MARTHE
Tu as juré cela cette nuit à quelqu'un ?
LOUIS LAINE
C'est vrai, j'ai juré cela cette nuit à quelqu'un. Il faut tenir sa parole, non ?
MARTHE
Et c'est défendu que de te dire adieu ?
LOUIS LAINE
Ce n'est pas une manière de dire adieu aux gens que de vous fourrer son corps avec le sien !
MARTHE
Et mon âme, est-ce que je ne te l'ai pas fourrée aussi ? Grince des dents ! Oui, oui, je t'entends qui grince des dents !
LOUIS LAINE
Et moi, je t'ai donné la mienne. Pas donné.
MARTHE
Prise ?
LOUIS LAINE
Prise.
MARTHE
Qui te l'a prise ?
LOUIS LAINE
Mon ennemie.
MARTHE
Ce n'est pas ton ennemie qui te tient en ce moment entre ses bras.
LOUIS LAINE
On ne prend pas une âme ! et je l'entendais en moi qui se laisse prendre avec des cris terribles !
MARTHE
Je te la rends.
Elle le lâche.
LOUIS LAINE
Merci.
Il va s'asseoir sur la balançoire.
MARTHE
Je me demande pourquoi que tu as monté cette balançoire ?
LOUIS LAINE
J'aime ne tenir à rien. J'aime me sentir propriétaire de mon propre poids.
MARTHE, s'asseyant près de lui.
Mais si je m'assieds près de toi, cela ne fait plus qu'un seul poids. On est deux, et deux ensemble, cela ne fait qu'un seul poids.
LOUIS LAINE
Tu connais le mien, je suppose ?
MARTHE
Écoute, Louis, il ne faut pas me lâcher.
Pause.
LOUIS LAINE
La nuit ça va.
MARTHE
Qu'est-ce que tu veux dire : « la nuit ça va ».
LOUIS LAINE
Ça va. Je ne vois plus tes yeux. Tu ne me regardes pas. Je n'ai plus peur. Ça va.
MARTHE
C'est de mes yeux que tu as peur ?
LOUIS LAINE
Ça va ! Et alors tout ce que je te raconte ! On n'a pas idée ! C'est étonnant tout ce que je trouve à te raconter quand tu ne me regardes pas !
MARTHE
Crois-tu que je ne t'écoute pas ?
LOUIS LAINE
Non, tu ne m'écoutes pas ! Je ne te dirais rien si tu m'écoutais. Tout ce que je te dis, tu ne l'écoutes pas. Comment dire ? Tu ne l'écoutes pas, tu le dors.
Tu le dors !
Entre mes bras.
MARTHE
Et c'est heureux, ce que tu me racontes ? Une belle histoire pleine d'amour que tu me racontes ?
LOUIS LAINE
Non, ce n'est pas heureux. Une belle histoire pleine d'amour ? Non. C'est triste — pas triste — aucun sens, quelque chose à faire pleurer à chaudes larmes.
Je vais mourir, tu sais ?
MARTHE
Vous l'entendez, il dit qu'il va mourir, cette espèce de Louis Laine ! et alors dis-moi un peu, espèce de Louis Laine, puisque c'est comme ça que tu t'appelles, à quoi est-ce que je sers ! À quoi est-ce qu'elle sert, cette Marthe ?
LOUIS LAINE
Tu n'as pas pu tout de même m'empêcher de revenir à ce pays qui est le mien et qui te faisait tellement peur.
MARTHE
Et toi, tu n'as pas pu m'empêcher de revenir avec toi, je tiens bon ! Ah ! tu en as fait un joli coup, mon petit lapin, de venir me prendre ! Je tiens bon ! Ah ! je l'ai compris tout de suite, espèce de Peau-Rouge, de quoi il s'agissait ! Je suis celle qui empêche de se sauver ! Ce n'est pas moi à qui l'on fait des tours ! Je suis celle qui est là pour t'empêcher de mourir, comme tu dis ! De mourir, a-t-on idée ! et tu as raison plus que tu ne crois !
LOUIS LAINE
L'araignée. L'araignée, tu te rappelles qui m'avait mis son fil autour du poignet pour m'apprendre mes prières ! Je n'aime pas beaucoup être le mari d'une araignée. Le mariage de la mouche et de l'araignée. Le mâle de Madame !
MARTHE
Ce n'est pas ce que tu aimes qui est important. Et ce n'est pas seulement au poignet que je t'ai mis un fil. Un fil qui part du cœur.
LOUIS LAINE
Il s'agit d'être la plus forte.
MARTHE
Précisément il s'agit de ça. Oui. Il s'agit d'être la plus forte.
LOUIS LAINE
Ça va, tu es la plus forte.
MARTHE
Mais moi, à ta place, cela m'embêterait d'être le plus faible.
LOUIS LAINE
De l'eau, c'est si faible que ça ?
MARTHE
Qu'est-ce que tu veux dire avec ton eau ?
LOUIS LAINE
Elle fuit.
MARTHE
Mais il y a la terre toujours qui arrive à la rattraper afin d'en faire de la boue !
Fuir ! où çà, fuir ! s'en aller ! se cacher ! Espèce de sauvage ! Tu as eu beau faire, comme si je n'avais pas réussi à te trouver, une fois pour toutes ! Comme si tu pouvais t'en débarrasser, de ce goût que je t'ai communiqué ! Le goût de la vérité.
LOUIS LAINE
Tu es sûre que c'est le pays de la vérité, ici ?
MARTHE
Moi, je suis la vérité. Regarde-moi !
Réveille-toi ! Sois un homme !
Je suis bien une femme, pourquoi est-ce que tu ne réussirais pas à être un homme ?
Est-ce que ça n'a pas aussi un tout petit peu de goût, la vérité ?
Se sauver ! On a beau se sauver ! Vagabond, poltron ! est-ce que ce n'est pas une belle invention tout de même que d'aboutir ? D'aboutir quelque part.
Le goût de la nécessité. Est-ce que je n'ai pas réussi tout de même un petit peu à te l'apprendre, ce que c'est, le goût de la nécessité ?
LOUIS LAINE
Je suis le gibier des dieux.
MARTHE
Quelle espèce de gibier ? Un lapin ? C'est amusant, d'être un lapin ?
LOUIS LAINE
Je suis un aigle cassé qui essaye de se dérober aux pourvoyeurs de la Zoo.
MARTHE
Ni un aigle ni un lapin ! Une anguille.
Tu sais, les anguilles ? paraît qu'elles vont en Amérique pour s'apparier. Faut ça. Toi, c'était le contraire, on dirait !
LOUIS LAINE
C'est fini, il n'y a plus qu'à nous séparer.
MARTHE
Il faut être deux pour se séparer.
LOUIS LAINE
Et alors c'est qu'on aurait réussi à me prendre, je suis pris ?
MARTHE
On t'a pris, espèce d'anguille ! espèce d'aigle cassé ! On t'a trouvé un endroit ! Pas moyen de s'envoler, espèce de vautour !
LOUIS LAINE
Quel endroit ?
MARTHE
Mets-moi la main sur le ventre...
Il lui met la main.
Qu'est-ce que tu sens ?
LOUIS LAINE
Un cœur qui bat.
MARTHE
C'est toi qui bats.
Entre Lechy Elbernon.[...]

ACTE III
[...] Louis Laine est là.
MARTHE
Que viens-tu faire ici ?
LOUIS LAINE
Ce que je viens faire ici ? et cet argent, lui, qu'est-ce qu'il fait là sur la table, s'il te plaît ?
MARTHE
C'est vrai, on ne peut pas laisser là cet argent à ne rien faire. C'est terrible, de l'argent qui ne fait rien. Prends-le.
LOUIS LAINE
Bien entendu, non, tu ne penses pas que je sois venu pour autre chose que cet argent.
MARTHE
Je ne pense rien.
Un temps.
LOUIS LAINE
Marthe... Tu ne dis rien.
MARTHE
J'écoute.
LOUIS LAINE
Tu vois cette planche qui est là suspendue        on ne sait comment
Avec des cordes ? C'est une épave, suppose que ce soit une épave et nous, nous sommes des naufragés, des naufragés de cette mer qui est le clair de lune.
Tu n'as plus si longtemps à me voir. On peut causer. Cette balance à âmes... Viens nous mettre dessus.
Ils se dirigent vers la balançoire.
Non, pas comme cela... Sens devant dimanche. Comme nous aimions. On est mieux. On ne se voit pas. On est plus libre.
Ils s'assoient en effet sens devant dimanche, lui face au public.
Bonjour, Marthe.
MARTHE
Bonjour, Louis
LOUIS LAINE
C'est fini toutes ces histoires ?
MARTHE
C'est fini.
LOUIS LAINE
Et pour le Thomas Pollock Nageoire je ne t'en veux pas. Tu as bien fait de me lâcher ainsi tranquillement comme tu l'as fait
Pour lui. Il n'y avait pas moyen autrement. Bien que ce me soit dur. Je ne l'aurais pas cru.
MARTHE
Je ne t'ai pas lâché.
LOUIS LAINE
Il n'y avait pas moyen autrement.
(Brusque et violent) Si tu pouvais savoir comme je désirais te quitter !
Jamais, jamais ne plus te revoir ! Il le fallait !
(Changement de ton) Je t'aime, Marthe.
MARTHE
Mets ta main là, au-dessous du sein. Qu'est-ce qu'il fait, mon cœur ?
LOUIS LAINE
Il bat.
MARTHE
Il bat. Et figure-toi, il y en a un autre qui bat par-dessous.
LOUIS LAINE
Je l'entends qui bat.
Cet enfant il faut bien le protéger (la joue contre la joue) Douce-Amère, quand je ne serai plus là. Ce père qui n'a rien pu pour lui que te quitter. Les dieux m'appellent.
MARTHE
Je saurai faire.
LOUIS LAINE
Tu n'essayes pas de me retenir ?
MARTHE
J'ai essayé. Je ne suis pas plus forte que les dieux.
LOUIS LAINE
Et pourquoi que tu ne partirais pas avec moi ?
MARTHE
Non.
LOUIS LAINE
Pourquoi non ?
MARTHE
Tu serais bien attrapé si je te disais oui.
LOUIS LAINE
J'ai fait la proposition.
MARTHE
Mon Lou, dès le moment que tu as couché avec moi, est-ce que je n'ai pas compris que tu n'avais qu'une idée, c'est de t'en aller !
LOUIS LAINE
Je t'aimais, Marthe !
MARTHE
Bien sûr que tu m'aimais. O comme tu brûlais de t'en aller !
LOUIS LAINE
Donc c'est toi maintenant qui me lâches ?
MARTHE
Oui, je veux bien, c'est moi maintenant qui te lâche.
Elle lui prend la main.
LOUIS LAINE
Il n'y aurait qu'à rester, n'est-ce pas ?
MARTHE (Accentuation de la pression)
Oui, il n'y aurait qu'à rester.
LOUIS LAINE
Je ne peux pas ! Il y a cet argent sur la table que j'ai assez reçu pour que je ne puisse pas le rendre !
MARTHE
Pars donc.
LOUIS LAINE
Et il y a en toi avec toi cet autre Louis Laine qui a pris ma place. Tant pis pour le Number One !
MARTHE
C'est cela.
Elle s'éloigne de lui.
LOUIS LAINE
Thomas Pollock Nageoire...
MARTHE
Eh bien, Thomas Pollock Nageoire...
LOUIS LAINE
Thomas Pollock Nageoire... Tu peux te fier à lui. C'est un cœur simple, sûr.
Sûr il vous protégera.
Moi-même, c'est dommage que j'aie un rendez-vous...
Marthe Marie ! Croirais-tu, que je ne l'ai jamais mieux senti qu'avec cette femme      combien j'aurais pu être heureux avec toi !
MARTHE
C'est bon, la honte.
LOUIS LAINE
Ça empêche, la honte ? (d'un seul trait) les deux cœurs ensemble comme à présent de se causer l'un à l'autre, ça empêche, la honte ? Il faut que je m'en aille ?
MARTHE
Reste.
LOUIS LAINE
Tu te rappelles ce vieux château délabré dans les Alpes quand nous avons fait connaissance,
Tous les deux      sur le même lit,
Et le torrent au-dessous de nous à une grande profondeur qui racontait le journal.
Toi endormie... Tu me dormais ! Ce n'est pas vrai qu'on peut dormir quelqu'un ? Je le sentais bien, que tu me dormais !
MARTHE
C'était le même clair de lune      comme cette nuit.
LOUIS LAINE
Non, ce n'était pas le même clair de lune ! quelque chose d'entrecoupé.
Ces poussées de lumière par la fenêtre tout à coup comme pour nous donner le fouet      et puis la nuit      et puis de nouveau ce regard exorbitant et la lune là-haut dans le ciel déchiqueté qui galopait sur son cheval jaune !
Et moi sur le lit      qui me débattais contre cette personne, sur le lit paisiblement comme un enfant en train de dormir, en train de me dormir...
Ça n'aime pas être capturé, un aigle !
MARTHE
Tu as réussi à te délivrer.
LOUIS LAINE
Sûr que j'y ai réussi ?
MARTHE
Non, ce n'est pas sûr que tu y aies réussi.
LOUIS LAINE
Les dieux sont venus me rechercher.
Il y a un esprit en moi, au dedans de moi ; et il me pousse, comme avec une épée tirée.
Tu sais, les choses qu'on ne veut pas faire, qu'on est absolument décidé à ne pas faire...
Et tout à coup l'occasion se présente, toutes les occasions à la fois, une facilité      inconvenante      irrésistible ! Ce serait un péché de ne pas en profiter.
MARTHE
On est bien de l'autre côté du péché ?
LOUIS LAINE
Oui.
C'est de ce côté-là que tu seras toujours sûre de me retrouver.
MARTHE
Ce serait bon, le péché, s'il n'y avait pas ce goût de savon.
LOUIS LAINE
Ce goût de savon ? Tu te rappelles ?
MARTHE
J'aimerais mieux ne pas me rappeler.
LOUIS LAINE
C'est quand j'étais malade et tu me soignais. J'avais la fièvre... Je suis sorti...
— Ces deux hommes qui portaient une pièce de bois sur leurs épaules, c'était la porte, je suppose. La porte pour sortir.
— Et l'autre, cette espèce d'individu à tête d'élan, derrière la haie, qu'est-ce qu'il fait là à herser la neige ?
— Des pays ! des pays ! des pays ! Il y en avait à traverser, des pays ! des pays à n'en plus finir ! Il y en avait à traverser, des pays, à l'envers et à l'endroit ! Et à la fin l'eau noire, de vastes marais... Je m'y suis reconnu, on est arrivé, c'était chez moi dans l'Ouest. C'est là que les Indiens des Pueblos une fois par an vont chercher les âmes de leurs parents morts ! et avec de grandes lamentations ils s'en reviennent portant des paniers pleins de tortues,
Et le sachem vint à ma rencontre, mon arrière-grand-père de la tribu des Ratons,
Et il me tendit un aliment pour que je le mange,
Et j'y enfonçai les dents, un goût de savon ça avait...
MARTHE
Tu n'as jamais réussi à t'en débarrasser.
LOUIS LAINE
Il faudrait me secouer fort !
MARTHE, sautant à bas de la balançoire et le secouant violemment.
Eh bien, je te secouerai et je te secouerai et je te resecouerai s'il ne faut que cela pour t'en débarrasser de ton morceau de savon !
Rêveur ! rêveur ! rêveur de rêves ! Je n'y réussirai donc jamais à t'en débarrasser, de ton morceau de savon, et de ton sacré vieux boucané d'arrière-grand-père de la tribu des Ratons !
Je n'y réussirai donc jamais à te retirer de c'te saleté de balançoire et à te planter debout sur les deux pieds.
Elle l'arrache à l'instrument en question.
 Et à t'apercevoir de ta main gauche à gauche.
Elle lui prend la main gauche avec sa main droite
et sa main droite avec sa main gauche : en croix.
Et de ta main droite à droite et de ces deux bras à droite et à gauche pour t'en servir.
Très en colère, mais pas tout à fait sérieux.
Bougre de propre à rien !
Et à te pomper un homme à la fin de dessous le dessous de tes souliers,
Un vrai homme avec cette parole dans chaque main que la main droite n'en a jamais fini de jurer à la main gauche !
Elle lui rejette les bras avec un rire tout près des sanglots.
LOUIS LAINE
Qu'attends-tu de moi ?
MARTHE
Cet argent sur la table que tu le prennes et que tu le rendes à ce pendu dépendu du bungalow.
LOUIS LAINE
Je ne peux pas le rendre, il y a une brique dessus.
MARTHE
Louis !
LOUIS LAINE
Eh bien !
MARTHE
Ne pars pas ! ne me laisse pas ce remords.
LOUIS LAINE
Précisément, c'est un remords que je veux te laisser.
MARTHE
Écoute. Je sais : il y a un cheval sellé qui t'attend
Et il y a aussi quelqu'un sur le chemin qui t'attend et qui prête l'oreille.
LOUIS LAINE
Tu veux dire ce nègre ?
MARTHE
Je veux dire ce nègre. Quelqu'un à l'affût.
LOUIS LAINE
Adieu, Marthe. Les dieux m'appellent.
MARTHE
N'as-tu rien à me dire de plus ?
LOUIS LAINE
C'est vrai, j'ai quelque chose à te dire de plus !
MARTHE
Quoi donc ?
LOUIS LAINE, arrachant violemment et triomphalement le scarf de Marthe.
Hourra !

Paul Claudel, in L’Échange (2ème version)