samedi 7 mars 2015

En chantant... Paule Labat, Du lieu spirituel de la perception du beau


Après nous avoir révélé, au-delà des signes sonores, cet élément de divin et d'éternel qui est le plus profond secret de l'art, nos recherches sur le mystère de la musique nous mettent en face d'un autre mystère qui est celui de notre âme. Le beau, considéré sous son double aspect objectif et subjectif, jaillit d'une relation, d'une harmonie entre un monde inconnu et notre propre monde intérieur, et c'est ce dernier que nous devons essayer de sonder.
Certes, l'émotion à la fois bouleversante et apaisante que suscite en nous une musique merveilleuse affecte, en définitive, une région qui dépasse de beaucoup en profondeur notre froide raison et notre cœur de chair. Nous ne doutons pas que la beauté étant d'ordre intelligible et infiniment aimable, nos facultés de connaître et d'aimer se dilatent, sous sa touche, avec une sorte d'ivresse. Mais le fait qu'elle n'engendre généralement aucune idée claire, le caractère indéfinissable et soudain de son emprise, l'impression de béatifiante plénitude dont elle nous envahit, cette libération, enfin, qu'elle suscite en nous entraînant hors de nos propres limites et de nos égoïsmes quotidiens — tel un grand souffle du large qui balayerait un instant nos enlisements terrestres —, tout cela nous porte à croire qu'il existe en notre âme des abîmes inexplorés et mystérieusement accordés à une réalité invisible dont la musique, comme tout art, « est le désir perpétué » (Jules Laforgue).
Mais comment scruter ces abîmes et tenter de les définir ? Nous sommes des êtres tellement scellés ! Ce n'est qu'à l'heure de la grande révélation, quand, loin des sens dont l'expérience, sans cesse, nous informe, nous passerons dans la sphère de l'éternité, que nous nous verrons à nu, dans la lumière de celui qui est la Vérité même. Mais ici-bas, que percevons-nous de notre âme, sinon ses mouvements de surface et ses réactions parfois déconcertantes ? Pourtant, toute âme naturellement droite et profonde, moyennant sans doute le concours d'une grâce dont il n'est pas possible de mesurer la portée, pressent ses gouffres et voudrait y pénétrer. Une sorte d'instinct secret l'avertit de sa noblesse originelle et de ce quelque chose de sacré qu'elle porte au plus intime d'elle-même.
Un philosophe païen, Proclus 1, dont la doctrine spirituelle émerveillait Tauler, découvrait en lui une zone cachée qu'il appelle une « intelligence silencieuse, insensible, plongée dans une sorte de sommeil, divine ; une recherche mystérieuse de l'Unique, élevée bien au-dessus de la raison ».
De nos jours, un autre philosophe, mais lui tout imprégné du christianisme le plus authentique, Louis Lavelle, achevait un de ses livres, L'erreur de Narcisse, par la description de ce qu'il appelle le sommet de l'âme ou la conscience. Selon lui, ce sommet est une région de bonheur où la pensée et la volonté cherchent à s'établir et qu'on ne voudrait jamais quitter après l'avoir une fois touché. Il le voit comme une pointe brillante que seule est capable d'atteindre l'activité la plus pure, le lieu de l'équilibre à la fois le plus parfait et le plus instable de l'âme. Et encore, une intention si simple, si droite que le monde, vu pour ainsi dire du dedans, lui est docile et semble recevoir une signification qui la réalise ; la région enfin de la paix souveraine que ne peut troubler aucun des états de la partie inférieure de l'âme. Il est bien certain qu'il n'est nullement question ici de l'inconscient des psychologues, mais plutôt d'une supraconscience ou d'une conscience supra-temporelle inadaptée aux idées nettes dans les circonstances de la vie pratique, et par laquelle nous communions, dans une sorte de passivité silencieuse, à l'éternel et au divin.
Or il me semble qu'il est deux catégories d'hommes qui peuvent nous éclairer sur cette profondeur de notre être spirituel, parce que ce sont les seuls qui peuvent en avoir quelque expérience : ce sont les mystiques et les poètes.
Gardons-nous bien de les confondre ! Bien que le mystique puisse être un poète et le poète un mystique — et l'on ne saurait rêver alliance plus heureuse —, en tant que tels cependant, ils se tiennent sur deux plans différents : les premiers étant connaturalisés à Dieu par la charité, les seconds aux puissances secrètes qui se jouent dans l'univers ; les premiers se voyant et voyant toutes choses dans la lumière de celui qui les a rachetés, recréés par sa grâce, les seconds à la clarté de celui qui, dans son éternel présent, les crée avec tout l'ensemble des êtres fluant comme lui de l'Être, et continue, à travers eux, l'œuvre de sa création.
Tous deux sont des inspirés : les uns, par le souffle de l'Esprit aux sept dons qui les ramène à la source vive d'où il émane pour les entraîner dans le grand courant de la vie trinitaire, les autres, par le souffle du Dieu présent à tout ce qui tient de lui être et vie, du Dieu libre de dispenser à l'homme, dans l'ordre naturel, ce que nous appelons le génie, comme il est aussi, dans l'ordre surnaturel, l'origine de toute sainteté. C'est en confrontant l'expérience des mystiques touchant Dieu au plus intime de leur âme avec celle des poètes dans leur intuition de l'Être et de leur moi le plus profond, que nous comprendrons mieux vers quels abîmes d'intériorité la musique, véritablement messagère, comme tout art, de la beauté divine, nous amène, et la place qui lui revient dans la vie humaine. Dès lors, le plus sûr n'est-il pas de recourir à ce double témoignage ?
* * *
Les grands spirituels d'abord : ne sont-ils pas pour leurs frères humains comme des phares dans la nuit, ayant poursuivi cette science de la connaissance de Dieu et de soi-même qui est bien la plus digne de l'activité de l'homme ? Noverim te, noverim mes'écriait dès sa conversion saint Augustin 2 dans l'élan d'un désir qui ne s'apaiserait qu'au-delà de la mort. C'est à eux surtout que le mystère de l'homme s'est ouvert jusque dans ses plus émouvants arcanes, avec cette conjugaison de misère et de grandeur dont nous trouvons un si admirable écho en Pascal.
Il semble que la notion du mens tel que le concevait saint Augustin 3 soit à la base de tout ce qu'on a pu penser ou écrire sur le fond de l'âme, de cette âme que Dieu semble avoir créée avec une disposition d'amour si particulière qu'il l'a faite avec un soupir, comme s'il l'avait tirée de la région de son cœur. Mais pour saisir ce qu'est ce fond de l'âme, il faut remonter jusqu'à l'acte créateur qui consiste dans le don de l'être, selon des modes et des degrés indéfinis, par celui qui, seul, est l'Être. « Dieu voit dans ses idées toutes les manières dont son existence peut être manifestée ; et il produit ses créatures sur le modèle de ses idées, mettant ainsi, par toute l'étendue de ce qui est fait, le sceau de sa ressemblance, ne détachant les choses de la vie qu'elles avaient en lui et où elles étaient lui-même, que pour retracer un vestige de lui »4.
C'est déjà beau, pour toute créature, d'être un vestige de Dieu et de répondre à une idée éternelle, mais c'est encore bien plus beau, pour l'homme, d'être fait à l'image de son Créateur en raison de son âme libre et immortelle, de porter au plus intime de son âme l'empreinte indélébile de cette image.
Or, c'est précisément dans cette « intelligence silencieuse et passive » dont parlait Proclus, à ce « sommet de la conscience » que découvre Louis Lavelle, dans ce « germe d'éternité, dès maintenant respirant au-dessus du temps », évoqué par le Père de Lubac à la suite de Maritain, que repose vivante, lumineuse, l'idée qui préside à notre création.
C'est pourquoi, au-delà de nos facultés, là où celles-ci s'enracinent, il est un mystérieux sanctuaire où nous sommes inséparablement unis à Dieu, maintenus par lui sur les abîmes du néant et constitués le miroir vivant de son être et de sa vie : miroir où notre regard intérieur, au-delà de notre conscience habituelle, rencontre le regard de notre Créateur, par delà tous les espaces et toutes les durées.
Je ne puis citer ici tant de pages admirables où, de saint Augustin à nos jours, de grands contemplatifs ont parlé de ce fond, de ce centre ou sommet de l'âme 5. Ce centre, ce fond, ils l'appellent également une « vie vivante » puisqu'elle communie directement à celui qui est la Vie même, une « passivité » qui est aussi activité suprême puisqu'elle rejoint celui qui est l'acte pur ; car c'est lorsque l'âme est lucidement remontée vers ce centre qu'elle agit le plus puissamment sur Dieu et sur le monde ; une fine pointe qui est comme l'extrémité de notre être dans l'ordre de l'origine et dans l'ordre de notre retour à Dieu. C'est, on le voit, la région de la simplicité parfaite et de l'unité, le lieu de la nativité de la grâce et celui de son terme. Là est la vraie patrie que nous sommes appelés à retrouver moyennant une ascension en profondeur vers notre être de source et une effusion de la grâce qui, divinisant nos facultés de connaître et d'aimer, les ramène, par une sorte de reflux au plus intime de nous-même, vers le Père. Car le Père ne nous a créés par son Verbe et son Esprit d'amour que pour nous ramener par eux en son insondable unité 6.
Là est le repos, la vie béatifiante, prélude de la vie paradisiaque, que rien ne peut atteindre, la solitude comblée par une présence que l'on ne saurait trouver, dans son envahissement, qu'en cesinteriora desertidont parle l'Écriture, c'est-à-dire au cœur du plus profond désert (Exode 3, 1). Là est, en effet, le royaume de Dieu où tout est nudité, dépouillement et pourtant richesse infinie, car c'est en lui que se touchent et se compénètrent les extrêmes en une parfaite harmonie et que le fond du vide et du néant rencontre le jaillissement et la plénitude de l'être. On appelle encore ce lieu ciel de l'esprit ou étincelle enflammée, en raison de la propension irrésistible selon laquelle nous y sommes attirés à Dieu, tout en étant avec lui dans le repos.
Enfin, d'autres ont appliqué à ce fond le nom de mémoire parce que, en l'homme fait à l'image de la Trinité sainte qui le crée et dont la vie, comme celle de Dieu, est intelligence et volonté, la mémoire, où s'enracinent ses facultés de comprendre et d'aimer, est une similitude du Père qui, caché dans l'impénétrable silence de la Déité, ne s'exprime à l'intérieur de sa propre essence comme au-dehors que par son Verbe et son Esprit. Mais ici la notion de mémoire s'approfondit singulièrement.
Certes la mémoire, selon le sens que nous donnons ordinairement à ce mot, est une faculté assez mystérieuse, et nous comprenons que ses surprenantes activités puissent remplir d'admiration l'âme d'un saint Augustin. Qu'on se rappelle ces pages des Confessions où le saint Docteur, avec sa pénétration habituelle, tâche de sonder ces vastes palais (lata praetoria), ce sanctuaire impénétrable et sans limites (penetrale amplum et infinitum). Il n'arrive pas à en découvrir les replis et ne peut que constater, avec une sorte d'effroi, la multiplicité profonde et sans bornes (nescio quid horrendum profunda et infinita multiplicitasde cette capacité sans mesure (immensa capacitas) dont la puissance est extrême (magna vis ista, magna vis ista)... (Confessions 10, 8-17).
Toutefois, même si son contenu et les modes de son activité restent inscrutables, cette mémoire, à la fois sensitive et intellective, reste d'une certaine façon sous l'emprise de notre conscience. Mais saint Augustin, approfondissant cette notion, constate en nous l'existence d'une mémoire qui est « la faculté de retrouver en soi, à tout moment, la présence latente de Dieu, particulièrement de sa bonté et de sa puissance ». Car, comme il le dit si bien, Dieu est toujours avec nous, même si nous ne sommes pas toujours avec lui. Étienne Gilson étudiant l'influence de la pensée augustinienne sur le Moyen âge, déclare : « Il y a donc au sommet de la pensée un point secret où réside le souvenir latent de la bonté et de la puissance divines ; là aussi est le trait le plus profondément gravé de son image, celui qui va évoquer les autres et achever de nous rendre semblables à lui. En Dieu, le Père engendre le Fils, et le Saint-Esprit procède de l'un et de l'autre. De même, en nous, immédiatement et sans aucun intervalle de temps, la mémoire engendre la raison, et la volonté procède de l'une et de l'autre. La mémoire possède et contient en soi le terme où l'homme doit tendre ; la raison connaît aussi qu'il faut y tendre ; la volonté y tend, et ces trois facultés sont une sorte d'unité, mais trois efficaces, de même que, dans la Trinité divine, il n'y a qu'une substance, mais trois personnes ». Continuant à s'appuyer sur un admirable texte de Guillaume de Saint-Thierry : Memoria habet quo tendendum sit, ratio quod tendendum sit, voluntas tenditle même auteur ajoute : « Voilà donc ce que Dieu a créé, voilà donc aussi ce qui est l'état naturel de l'homme : celui d'une raison qui ne connaît que Dieu, d'une volonté qui ne tend que vers Dieu, parce que la mémoire dont elles procèdent n'est pleine que du souvenir de Dieu. Telle était aussi l'image divine dans l'homme lorsqu'elle y resplendissait dans toute sa splendeur, avant qu'elle y eût été ternie par le péché... »7.
C'est précisément en ce quo, ce sanctuaire de la mémoire où se cache, inviolée derrière la rouille du péché, la pure image dont nous sommes, au fond de nous-mêmes, le miroir vivant, que les saints sont revenus. Selon la belle expression de saint Grégoire de Nazianze, « ils ont rendu à l'Image (le Verbe) la beauté de l'image » (Imagini, imaginis decus reddamus), et cela par une fidélité à la grâce qui, s'épanouissant toujours, finit par les déposer au bord de ce terme où la foi va se changer en vision et où ils peuvent dire avec saint Jean de la Croix à celui qui est tout leur amour : « Rompez la toile de cette douce rencontre ». À travers le temps, à travers la souffrance, en passant par la porte étroite, ils sont parvenus à la joie de ce qui est éternel et leur âme débouche sur tout l'infini de Dieu. Tout au long d'une série de nuits, ils se sont enfoncés toujours plus profondément dans la lumière. En se laissant sans cesse façonner par la main de celui qui leur est plus intime que leur propre moi 8, ces grands obéissants ont accédé à la liberté souveraine de l'amour ; ils sont devenus véritablement une nouvelle créature n'ayant avec le Christ Jésus, dont ils sont comme une humanité de surcroît, qu'une seule et même vie.
Enfin, par la remontée de leur je vers leur moi, ils ont conquis leur vraie personnalité. Car il apparaît bien que c'est dans ce mystérieux sanctuaire, bien plus que dans les particularités de tempérament provenant des contingences de race, d'atavisme, de milieu social, d'éducation, que se trouve notre véritable moi, que nous sommes constitués une personne, c'est-à-dire une réalité inimitable, unique, parce qu'elle répond à une idée unique de Dieu, parce qu'elle est fondée sur une relation unique de nous à Dieu, parce qu'elle est enfin la réponse à un appel particulier de Dieu et qu'en elle s'achève l'être qui nous a été donné. C'est dans ce centre profond que nous pouvons voir inscrit ce nom nouveau que connaît seul celui qui le reçoit (Ap 2, 17). Or, ce nom caché, c'est celui de l'intimité divine portée à son plus haut degré, et pour la conquête duquel nous sommes recréés dans le sang de Jésus. Il est le nom de l'enfant qui, atteignant l'âge parfait du Christ, a acquis son plein héritage de grâce en prenant place dans la royale famille des Trois Consubstantiels.
C'est donc dans cette réalité intime de notre véritable moi, là où il n'est que lumière, calme, ordre, joie, tendresse, que le mystère de l'âme nous conduit. En déplorant, avec le vénérable Louis de Blois, que tant d'hommes, même spirituels, n'aient pas le courage de gravir les pentes solitaires et dépouillées qui aboutissent à ce centre et, bien plus, que tant d'hommes en ignorent même l'existence, nous comprenons que tout le sens de notre vie est dans le retour vers ce lieu de délices où, en attendant le face-à-face éternel, nous jouirons, avec la possession de notre vraie et perdurable personnalité, de la seule vérité, du seul amour, de la seule présence qui comptent.
Cette région est un centre, disions-nous. À ce titre, elle est aussi un point d'observation juste, vaste, qui embrasse tout l'univers des créatures. Comment cela ? C'est que cette profondeur, en nous insérant à Dieu, nous insère aussi à son acte créateur. Là, nous voyons toutes les choses créées en celui qui est leur cause efficiente, exemplaire et finale, et une immense solidarité se découvre au regard ravi de l'esprit. Le saint contemplatif se voit le frère de toutes les créatures qui, comme lui, jaillissent des gouffres du néant par l'effet d'une bonté puissante et infinie dont nous sommes, tous ensemble, soutenus et enveloppés. Or c'est précisément dans une similitude de cette vue qui appartient au don de Sagesse, ainsi que dans le sentiment d'un au-delà indéfini où l'âme s'enracine dans le mystère de l'être, que l'expérience du poète présente une analogie avec celle du mystique et nous ramène, elle aussi, dans la zone transcendante des réalités invisibles. Si bien que quand le poète nous confie ce que la touche inspiratrice lui montre dans son âme devenue un centre de vision, nous éprouvons un saisissement comme devant la révélation d'un monde inconnu qui s'accorde à nos plus secrètes aspirations.
* * *
Ô part, ô réservée, ô inspiratrice, ô partie réservée de moi-même ! ô partie intérieure de moi-même !
Ô idée de moi qui étais avant moi !
Ô partie de moi-même qui es étrangère à tout lieu et ma ressemblance éternelle qui
Touches à certaines nuits...
Ainsi s'exprime Claudel en des lignes frémissantes 9, expression d'une découverte sans prix. Il s'agit bien ici, mais sur le plan naturel, de cette profondeur sacrée dont nous venons de parler. Le poète, lui aussi, la touche et c'est à son contact qu'il saisit le pourquoi de sa vocation. C'est là qu'il se situe pour authentifier sa veine créatrice et justifier sa mission. Et voici encore un témoignage non moins émouvant, celui de Thomas Traherne :
J'étais ma vie toute simple, toute nue ;
Cet acte si profondément brillait
Sur la terre, la mer, le ciel
Qu'il était la substance de l'esprit.
J'étais le sens lui-même.
Je ne sentais ni impureté ni matière dans mon âme ;
Ni bords ni limites comme nous en voyons
Dans un vase ; mon essence était 
capacité...
C'est dans cet acte simple, à cette hauteur où il se domine lui-même dans la limpidité d'une immense vue, que resplendit, pour le poète, cette contemplation des choses par le dedans dont il tente de nous communiquer l'expérience :
Cela sentait toutes choses...
Ceci m'a rendu co-présent, toujours
Avec tout ce que j'ai pu voir.
Un objet, s'il était devant
Mes yeux, était par la loi de la nature
À l'intérieur de mon âme. Ses ressources
Étaient tout aussitôt à l'intérieur de moi : tous ses trésors
Étaient mes plaisirs immédiats et internes,
Joies substantielles qui informaient mon esprit.
De tout ce qu'elle fabriquait
Mon âme était chargée ;
Et tout objet dans mon cœur engendrait
Ou était une pensée. Je ne pouvais pas dire
Si les choses
Apparaissaient là elles-mêmes,
Elles qui dans 
mon esprit, vraiment, semblaient résider ;
Ou si mon esprit, avec son pouvoir de se conformer les choses,
N'était pas précisément tout ce qui brillait là...
Un étrange orbe très étendu de joie céleste
Procédant de l'intérieur
Qui de tous côtés déployait
Sa force ; et était proche parent
De Dieu, de tous côtés,
Se dilatait 
instantanément,
Et pourtant restait un centre indivisible,
Embrassant en soi l'éternité... 
10
L'éternité ! Oui, c'est bien elle qui est retrouvée, comme le constate aussi Rimbaud, et c'est elle que le poète doit projeter sur la terre : « Si tu sais discerner l'œuvre d'art d'un ouvrage artificiel, disait Carlyle, tu distingueras l'éternité regardant, à travers le temps, le divin rendu visible ». Et il est si vrai que c'est au plus intime de son être que le poète la touche qu'il conclut :
Ô orbe vivant de vue,
Toi qui es, au cœur de moi-même, mon moi !
Avec l'éternité, en effet, c'est aussi son propre moi que trouve le poète. La merveille est bien que, « dans ce sens intérieur de l'esprit » où il est posé d'une façon ineffable « sur le pouls même de l'être » (Claudel), le poète, loin de se dissoudre avec tout ce qui coexiste à lui et ne fait qu'un avec lui, découvre dans cette unité et cette harmonie sa propre personnalité. Son moi, son véritable moi, c'est dans « la lumineuse conscience de la totalité » (Hugo von Hoffsmantal) qu'il le rencontre. Mais s'il se retrouve lui-même en toutes choses, c'est parce qu'il a toujours été avec toutes choses, enveloppé comme elles dans la présence de celui en qui toutes choses vivent éternellement et que toutes choses ont mission de signifier et de dire, selon leur degré et leur mode de participation à l'Être. Et le sublime de sa vocation est précisément dans cette rencontre avec cette réalité invisible, transfiguratrice de tout le créé, et dans le don qu'il en fait à ses frères humains. Avec William Blake, il peut dire :
Je ne me repose pas de mon grand devoir
Qui est d'ouvrir les mondes éternels, d'ouvrir les yeux
Immortels de l'homme au monde de la pensée, à l'éternité.
Certes, il peut éclater de joie celui qui voit tout dans l'unité de ce qui est éternel, et le temps qui flue sans cesse co-exister à ce qui, simplement, demeure.
La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans nos vers ne périt pas,
Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses !
Elle périt, mais son nom dans l'esprit qui est mon esprit ne périt plus. La voici qui échappe au temps !
Ris, immortel, de te voir parmi les choses périssables !
Et raille, et regarde ce que tu prenais au sérieux, car elles font semblant d'être là, et elles passent.
Et elles font semblant de passer et elles ne cessent pas d'être là,
Et toi tu es avec Dieu pour toujours ! 
11
Ainsi le poète rachète le temps. Toutes ces choses fugitives qui fluent avec lui de l'éternité, par lui y sont ramenées. Telle est sa mission, telle est sa joie. Joie profonde, certes, mais douleur aussi, surtout quand il est un de ces « poètes de la nuit »12 qui, loin des certitudes de la foi, ignore le secret de cet invisible, de cet éternel qu'il touche pourtant avec une merveilleuse intuition. Il se voit devant un mystère béant, plus saisissant que celui des espaces stellaires dont l'infinité et le silence remplissaient d'effroi l'âme de Pascal ; mais ce mystère, il ne le pénètre pas. Il touche une réalité qui exerce sur lui un attrait puissant, sans pouvoir toutefois s'enfoncer dans ses arcanes et l'étreindre. Il se sent dans une étrange solidarité avec l'Être et les êtres au plus intime de lui-même, mais son expérience est obscure et fuyante. Il voit se dérober à ses prises un secret, le seul précisément dont la révélation rendrait la vie digne d'être vécue, et côtoie ainsi, dans une sorte de vertige, des abîmes de grandeur et de désespérance.
On comprend aisément combien son expérience d'une réalité éternelle et divine diffère de celle du mystique qui, ayant rejoint son moi profond dans la charité du Christ, et les « yeux grands ouverts à la lumière déifique », touche le mystère de son Dieu dans cette « nuit sans obscurité » que chantait le psalmiste (Ps. 138).
* * *
Peut-être le lecteur pense-t-il que ces considérations nous ont conduit bien loin de la musique. Mais non, précisément nous sommes au cœur. Car qu'est-elle donc cette musique souveraine, sinon la forme de la poésie la plus enivrante, la plus spirituelle, la plus adaptée, par le jeu de symboles sonores dont elle use, à l'expression du mystère d'un monde inconnu et de ce silence intérieur et divin qui est à la racine de tout art et en émane ? Parce qu'elle est le langage d'un ineffable que les mots ne peuvent circonvenir, c'est à elle qu'il appartient de réaliser de plein droit ce que la poésie pure s'efforce en vain d'atteindre.
Si pour découvrir ce fond secret de l'âme d'où sourd toute véritable inspiration nous avons fait appel à l'expérience et aux confidences du poète, c'est parce que celui-ci nous parle avec des mots, c'est-à-dire avec des signes conformes aux exigences de notre intellect. Ce qu'il nous dit ou nous suggère, c'est d'abord par la pensée que nous le saisissons, quel que soit le magique pouvoir d'évocation des termes auxquels son génie infuse une sève nouvelle. Mais le musicien, lui, nous livre le secret de son inspiration en un langage qui échappe à la précision des concepts et, d'emblée, nous jette en plein inconnu 13.
Maintenant, une constatation capitale s'impose. Quoique nous ne soyons pas de grands mystiques, quoique « piètres et sans génie », toutefois nous aussi, comme le saint, comme le musicien ou le poète, même si nous vivons trop en surface pour en avoir conscience, nous avons tous au plus profond de nous-mêmes ce sanctuaire caché de la mémoire où s'enracinent nos facultés, ce miroir vivant de Dieu, cette étincelle enflammée, cette intelligence silencieuse et divine, cette part réservée étrangère à tout lieu et au temps, cet orbe vivant qui est, au cœur de notre être, notre vrai moi et, dans l'embrassement d'une même soudure, nous rend solidaire de tout ce qui flue, avec nous, de l'Être de source. S'il n'en était ainsi, comment la musique souveraine trouverait-elle en nous tant de résonances à la fois discrètes et puissantes ? Voici en effet qu'au contact, hélas trop passager, de la beauté, il se produit en nous une sorte d'éveil qui est le fruit d'une vertu libératrice, et nous pressentons alors nos gouffres. Comme tout art, mais semble-t-il avec une pénétration inégalée, la musique est « dans une certaine mesure et à un certain moment, la force qui fait éclater la voûte du souterrain où nous étouffons »14.
Qu'il se développe dans une zone confidentielle, comme une mélodie de Fauré ou de Duparc, qu'il soit doué d'un caractère cosmique comme quelque gigantesque symphonie, tout chef-d'œuvre, si nous savons entendre son message, nous tire de cette inconscience où nous enchaîne, avec la fascinatio nugacitatis une double indigence : celle d'un intellect qui, fait pour embrasser l'universel et avide de connaître l'essence des choses, ne procède que par raisonnements successifs et reste combien borné dans l'exercice et le résultat de ses investigations ; celle d'un cœur rapetissé par nos égoïsmes, alors que notre volonté, à son insu, tend à s'épanouir en un amour sans bornes. Avec la beauté, c'est un flot de vie, de tendresse qui nous arrive des immenses et éternels espaces.
* * *
Si la musique nous révèle nos véritables dimensions, elle est donc grave et sérieuse. Dès lors, lorsqu'elle vient à nous avec son merveilleux pouvoir de captation et toute sa saine et pure beauté, nous devons l'accueillir avec une sorte de respect, comme on se préparerait à un message d'au-delà le créé, uni à une très haute délectation de l'esprit. Aussi est-il des œuvres que, en raison même de la densité de leur contenu spirituel, nous ne devons pas entendre trop souvent. Ne serait-ce pas une sorte de profanation que de manquer de tempérance à leur égard ? N'est-il pas vrai que, porteuse de grâce, la beauté exige de nous que nous soyons à son niveau ? C'est en souveraine qu'elle vient à nous 15.
Peut-être saisirons-nous avec plus de précision le caractère sacré des œuvres de génie si nous pensons, non plus seulement à nous, mais à ceux qui ont mission, par l'art, de nous porter les voix de mondes inconnus. Car la transmission de son message demande généralement de l'artiste qui vit en pleine pâte humaine un passage à travers le sacrifice et la douleur.
Comment pourrait-il en être autrement ? Si le don du génie implique une inspiration du Dieu Créateur, s'il adapte l'homme aux puissances secrètes de l'univers, s'il comporte une ouverture sur l'éternité, il en résulte pour celui qui en est le sujet une véritable distension qui n'est pas sans souffrance : « L'homme génial, écrivait Gustave Thibon, est à la fois profondément uni au monde et profondément séparé du monde : son génie naît de communion et d'isolement et du déchirement qui en résulte. L'œuvre de génie, c'est la communion réfléchie, éternisée par l'isolement ; c'est le monde retrouvé, recréé dans le miroir de Narcisse »16.
En outre, cette œuvre n'est pas toujours le résultat d'une spontanéité joyeuse, mais parfois celui d'un douloureux enfantement. Nous n'y pensons guère en entendant un chef-d'œuvre, pas plus que nous ne songeons, en voyant un enfant de belle venue, à nous enquérir si sa mère a beaucoup et longtemps souffert pour le mettre au monde. La beauté est là, et cela suffit. Mais est-ce vraiment chose aisée, à moins d'un secours exceptionnel, de continuer l'activité créatrice de Dieu, de lui offrir sans le trahir un canal forcément imparfait, d'accorder les profondeurs supra-conscientes de l'âme à toutes les vibrations de la sensibilité et au jeu des facultés conscientes qui entrent pour une grande part dans l'élaboration et la réalisation de l'œuvre ? Est-ce chose facile de concilier les exigences d'une sincérité qui se veut totale, par la fidélité à l'influx créateur, avec celles de la beauté exprimée sur le plan matériel ? Le fait de résoudre tous les problèmes d'équilibre et d'harmonie que demande la perfection structurale d'une composition, n'est-il pas souvent une source de labeurs et de perpétuelles insatisfactions ? 17 Ajoutons à cela le déchirement, entre ces deux sentiments également impérieux : le désir, qui est comme une nécessité, de traduire dans une œuvre ce que l'on porte en soi — « ce que j'ai dans le cœur, il faut que cela sorte », disait Beethoven — et cette sorte de pudeur meurtrie devant l'extériorisation et le don fait à tous de ce que l'on a en soi de plus intimement sacré.
Comprenons également que cette musique qui nous parle d'éternel, d'infini, et nous relie à un amour qui surpasse tous les autres, s'est maintes fois frayé un chemin à travers les plus bouleversantes épreuves d'une existence d'homme, et que c'est avec le sang du cœur qu'elle a été écrite. Voyez Bach, si serein, si objectif pourtant. Est-ce un tort de voir dans les deuils qui ont tant de fois déchiré son âme très aimante l'origine de la tristesse poignante qui inspira certaines cantates, quelques chorals et les pages sublimes des passions où la communion aux souffrances du Crucifié n'est peut-être pas exempte d'humaines résonances ? 18
Et Beethoven ? Aurait-il atteint les sommets que sont la cinquième, la septième, la neuvième symphonie, les dernières sonates pour piano, s'il n'avait pas connu toutes les détresses, toutes les dérélictions de la solitude, de l'incompréhension, de la maladie ? Pour lui comme pour bien d'autres, l'épreuve, parfois terrible, était le pressoir qui faisait jaillir en pure et déchirante beauté ce que son cœur avait de plus grand. C'est par elle que, au-delà des amours terrestres, l'unique amour trouvait une issue pour se frayer une voie et s'épancher.
Ainsi, du musicien nous pouvons dire ce que Léon Bloy disait du poète, qu'il est « un vase de souffrance ». C'est en passant par ce creuset que l'artiste accomplira cette œuvre qui est comme une « re-création », symbole magnifique de celle de la grâce, et exercera sa fonction qui est, nous dit Sa Sainteté Pie XII, de « briser le cercle étroit et angoissant du fini dans lequel, ici-bas, l'homme est enfermé, et d'ouvrir comme une fenêtre à son esprit aspirant à l'infini »19.
En ce merveilleux débouché sur les sources éternelles de l'Être où il n'est que clarté, amour, innocence, joie, même au sein de la douleur humaine, le monde visible et celui des humbles réalités quotidiennes sont transfigurés par un rayon d'invisible : le premier tout chargé de la solennité et de l'allégresse d'une naissance toujours actuelle et virginale ; les secondes tout imprégnées sous leur voile de simplicité d'une grandeur supraterrestre et mystérieuse.
L'art ne nous donne pas Dieu, mais il penche vers Lui, d'où il émane, et auquel il nous ferait adhérer sans cesse si nous n'étions pas enlisés dans le péché ou engourdis par notre légèreté. Quels que soient les signes par lesquels elle se fait jour, toute beauté créée est comme cette fenêtre du Cantique des cantiques qui sépare le Bien-Aimé de sa fiancée. À travers le treillis, celui-ci regarde sans être vu et il attend. Il ne veut pas révéler pleinement qu'il est là, il voudrait que le désir de l'âme, trop souvent rebelle à ses appels purement intérieurs de grâce, pressente sa venue, que le cœur, avant les yeux, le devine. Certes, il y a loin de cette intervention discrète de Dieu à travers la beauté créée, même la plus immatérielle, et celle du Christ qui, ayant vaincu le monde, frappe à la porte et demande à entrer, pour consommer son union avec l'âme dans l'intimité d'un festin magnifique (Ap 3, 20). Toutefois c'est le même Dieu qui vient, la tête encore pleine des gouttes de la nuit, quand la fiancée n'est pas encore éveillée, et celui qui apparaît tout resplendissant des gloires de sa conquête sur le péché et sur la mort, afin d'introduire l'épouse dans les celliers divins. Le Dieu Créateur et le Dieu Rédempteur ne sont qu'un. En définitive, c'est lui qui est le Poète et la Poésie même, le Musicien et la Musique même, à la fois la Beauté suprême et l'Art du Dieu tout-puissant, sans lequel il n'y aurait ici-bas ni art ni beauté.
C'est lui qui, parce qu'il est amour, veut nous introduire dans la joie qui est sa joie, joie dont la musique souveraine est peut-être, à qui sait l'entendre, le plus merveilleux pressentiment. « Oui, croyez cela fermement, avec une assurance inébranlable, écrivait Claudel à Gabriel Frizeau : il n'y a de vérité que dans la joie immense, éperdue, bienheureuse, telle que les plus sublimes œuvres d'art, Virgile, Dante, Beethoven, Shakespeare, nous en donnent une petite idée ; tout ce qui nous confirme dans cette idée est vrai, tout ce qui nous en éloigne est faux. Il n'est pas douteux que nous sommes nés pour le bonheur sans limite, pour d'inénarrables délices… »

Sœur Élisabeth-Paule Labat,
in Essai sur le mystère de la musique (Fleurus, 1963)
Disponible (février 2015) en l’abbaye Saint-Michel de Kergonan
dans une édition de 2006 (Saint-Armel Diffusion)






1. Proclus, philosophe néo-platonicien du VIe siècle, était également un hiérophante initié aux mystères d'Éleusis. Ses écrits dénotent une spiritualité dépouillée et profonde. Mais sur la part d'illuminisme qui peut entrer dans son expérience mystique, nous ne saurions nous prononcer.
2. Soliloques, 2, 1.
3. Au sujet de la notion du mens d'après saint Augustin et saint Thomas, voir le livre du Père GARDEIL, o.p., La structure de l'âme, Paris 1927, tome I, première partie.
4. J. MARITAIN, Art et scolastique, « Frontières de la poésie », p. 147.
5. Les termes de « centre » ou de « sommet » s'emploient selon que l'on considère tout ce qui est créé comme étant extérieur ou inférieur à cette pure région. Le terme de « fond » implique une réalité cachée, impénétrable.
Nous ne prétendons nullement exposer ici une doctrine exhaustive de la notion du fond de l'âme. Celle-ci a été traitée par les théologiens depuis saint Augustin et saint Thomas jusqu'au Père Gardeil et au Père Théry, o. p. (cf. l'introduction à la nouvelle traduction des Sermons de Tauler), avec toutes les nuances que comporte une question aussi délicate. Notons également qu'il s'agit d'une réalité qui, en raison de sa profondeur spirituelle et de son caractère insaisissable, ne trouve aucun point d'appui dans le monde des réalités créées. De même, son vocabulaire courant n'est pas fait pour elle et ne peut que suggérer, non définir. Nous ne pouvons donc que dire ici ce qui est nécessaire pour la compréhension du sujet que nous touchons et indiquer quelques références. Outre saint Augustin et ses commentateurs, Guillaume de Saint-Thierry (en particulier son remarquable traité De la nature et de la dignité de l'amour), saint Bonaventure, lui aussi disciple de saint Augustin, et surtout les grands mystiques allemands et flamands : Ruysbroeck l'Admirable, en ses divers traités, Henri Suzo, Tauler dans les sermons duquel le retour à la profondeur de l'âme constitue une sorte de leitmotiv, Louis de Blois, abbé de Liessies, qui est comme le confluent de ces derniers dont il résume la doctrine au terme de son Institution spirituelle, traité admirable qui fut très goûté de saint François de Sales. Enfin, plus près de nous, les traités des deux grands mystiques espagnols du Carmel. N'oublions pas non plus le Vénérable Jean de Saint-Samson, pionnier de la réforme du Carmel en France. Plus près de nous encore, également les belles pages du Père Rabussier sur l'Oraison du mariage spirituel recueillies par Mme C. Bruyère, abbesse de Sainte-Cécile de Solesmes, pages d'abord inédites puis publiées par le Père de Guibert dans sonDictionnaire d'ascétique et mystique.
6. » Laissez-vous écouler en ce grand tout qu'est Dieu, en sorte que vous-même vous ne soyez rien qu'en lui seul. Vous étiez en lui avant tous les temps dans son décret éternel ; vous en êtes sortie pour ainsi dire, par son amour qui vous a tirée du néant. Retournez à cette idée, à ce décret, à ce principe, à cet amour » (BOSSUET, Lettre 54 à la Sœur Cornuau, ouvres complètes, Bar-le-Duc 1863, tome VIII, p. 341).
7. La théologie mystique de saint Bernard, Paris 1934, p. 222-223.
8. Intimior intimo meo et superior summo meo (saint AUGUSTIN, Confessions 3, 6).
9. Ce texte, ainsi que ceux qui suivent, est cité par M. de CORTE dans ses remarquables articles « Ontologie de la poésie », Revue thomiste, nov.-déc. 1937, dont nous nous inspirons ici.
10. Thomas Traherne, Mon esprit, traduction de Jean Wahl. [ndvi].
11. Paul Claudel, Cinq grandes Odes. [ndvi].
12. L’expression est de Claudel ; c'est le cas d'un Poe, d'un Mallarmé, d'un Baudelaire, d'un Rainer Maria Rilke.
13. À noter ici que la peinture, la sculpture, comme la poésie, ne nous arrachent pas aussi radicalement que la musique au monde extérieur. Quel que soit le rayonnement d'invisible qu'elles possèdent, elles nous laissent dans le cadre familier des lignes, des formes, des couleurs, des mots.
14. E. HELLO, L'Homme, Paris 1918, p. 286. Le même auteur ajoute dans un langage sans doute un peu emphatique mais qui exprime une pensée juste et profonde : « pauvres notes fugitives, pauvres syllabes qu'emporte le vent, majestés invisibles, que vous êtes impuissantes ! Vous remuez la terre et 1e ciel vous écoute. Dans les instants solennels où nous vous appartenons, l'âme a de l'air : elle respire, elle prend conscience d'elle-même. Oui, mon Dieu, je suis grande et je l'avais oublié. Par vous, l'âme humaine goûte les prémices de sa délivrance ; elle s'étonne alors de ses oublis habituels ; elle s'étonne de ne pas se rappeler toujours ce qu'elle se rappelle instantanément. La lumière accidentelle lui découvre la profondeur des ténèbres ordinaires. En face du réveil, elle ne comprend plus que lui et ne se souvient du sommeil que pour s'en étonner. Une porte épaisse et lourde, la porte de notre prison, nous masque notre grand amour ».
15. Il convient de noter ici que la musique peut cependant, sans se rabaisser, être un délassement, une détente pour l'homme. Une musique légère, aimable, si sa source reste saine et pure, ne faillit pas à son rôle et reste noble. La Marche turque de Mozart, les Contes de ma mère l'Oie de Ravel, la Danse de Puck de Debussy, bien qu'elles n'appartiennent pas aux hautes sphères de la musique, sont des œuvres empreintes d'un charme bienfaisant.
16. Le pain de chaque jour, Monaco 1945, p. 125.
17. Nous savons par exemple — George Sand en fut le témoin — par quels tourments passait Chopin pour buriner ses Préludes. C'était souvent en vain d'ailleurs. Après bien des efforts, il s'apercevait que leur premier jaillissement avait pris, d'emblée, la forme la plus parfaite.
18. On sait que Bach, qui fut excellent père et époux, eut la douleur de perdre sa première femme en des circonstances particulièrement douloureuses (en son absence), et que sur les vingt et un enfants qu'il avait eus de ses deux mariages, huit seulement étaient vivants quand il mourut.
19. Discours de Sa Sainteté PIE XII sur l'Art sacré, adressé aux artistes de la « Quadriennale romaine », Documentation catholique, 8 avril 1952.