vendredi 12 décembre 2014

En espérant... Bernard Bro, J'accepte d'être suspect

« Ça ne peut plus durer comme ça ».
« Je vous en supplie : rendez-moi mon espérance ».
En face de ces deux cris, on pourrait chercher à énumérer toutes les raisons d'angoisse. On pourrait promener, à la manière d'un cinéaste, un projecteur dans toutes les directions de la planète pour manifester la hauteur, la largeur, la profondeur de l'angoisse humaine aujourd'hui, oui toutes ses dimensions : politiques, individuelles, physiques, psychologiques. On ne cesse pas de le faire, et on n'a pas tort.
S'il fallait la définir, nous dirions qu'on constate partout un décalage entre l'image du monde que l'on a, les idées que l'on se donne et dont on a besoin absolument pour vivre et penser d'une part, et d'autre part la réalité. On n'a plus ce qu'on avait, on n'a pas ce qu'on attend :
— qu'il s'agisse des conditions sociologiques les plus élémentaires de notre vie avec les déracinements urbains ;
— qu'il s'agisse des difficultés, dans tant de secteurs d'activité, pour inventer un minimum d'éthique professionnelle ;
— qu'il s'agisse des tâtonnements pour donner un peu de réalisme honnête aux idées politiques qui mobilisent nos affectivités ;
— qu'il s'agisse des décisions sur le début ou la fin de notre vie ;
— qu'il s'agisse de la nécessité de n'être pas incohérent avec les doctrines qui précisent la portée religieuse de notre destin : qui ne redoute pas aujourd'hui le décalage entre ses idées et la réalité ?
De plus, cette rupture n'est pas ressentie ni vécue de manière identique par nos compagnons. Dans l'angoisse elle-même, nous ne sommes pas contemporains les uns des autres. Nos incertitudes et nos questions ont des millésimes... Et cette non-contemporanéité dans la recherche n'est pas un des aspects les moins redoutables de l'angoisse.
De Karl Jaspers à Ivan Illich, des philosophes de la déchirure aux théologiens de la mort de Dieu et de la nouvelle chute d'Adam, tous les disciples de Nietzsche ont depuis cent ans décrit cette angoisse 1. Et, qu'on le sache ou non, qui aujourd'hui n'est pas disciple de Nietzsche, plus ou moins un homme révolté ? Non, on n'a pas tort de chercher à décrire les motifs de ses incertitudes : tout simplement parce que cela est.
Mais nous nous ferons grâce de cette description. Je préfère vous renvoyer à la conscience personnelle que chacun de vous en a, même si vous n'avez pas envie de regarder. Oui, en face de notre angoisse, je préfère m'en remettre à elle, et me borner à une remarque, une seule remarque, une remarque pour moi préalable mais capitale. Il n'est pas question de minimiser cette angoisse de tout homme, ni de nous sécuriser de quelque façon que ce soit. Il faut la prendre à bras le corps, sinon on n'a rien à dire. Il n'y a pas d'autre point de départ à tout chemin vers l'espérance : l'angoisse telle que chacun la connaît, à la fois toujours la même et cependant différente pour chaque homme.
Cette première remarque est que le propre de l'angoisse est d'être totalitaire, et donc l'espérance ne peut qu'être aussi totalitaire qu'elle, ou bien alors l'espérance n'est pas. Pas plus que l'angoisse, l'espérance ne se détaille. Elle porte indissociablement sur le but à venir, à espérer et sur les moyens, pour tout de suite, d'espérer et de construire. Précisons ceci : l'angoisse fondamentale qui étreint toute vie d'homme a un double aspect. Et elle n'est angoisse justement que parce que ces deux aspects sont inséparables. Elle porte à la fois sur ce qui va arriver maintenant et sur ce qui va arriver plus tard. Même pour celui qui n'est pas croyant, la question est là : qu'arrivera-t-il à l'humanité après ma mort ? Qu'en sera-t-il pour les enfants de notre génération une fois que je n'y serai plus ? Même le témoin incroyant qui condamnait à mort au Procès de Nuremberg voulait que « cela serve au moins aux générations futures ». Oui, l'angoisse ne se détaille pas, et la force de ce qui lui répond doit être de même nature.
Aucune considération sur l'au-delà ne détournera les hommes de ce temps de leurs angoisses temporelles. La promesse d'un paradis ne résout pas nos problèmes d'aujourd'hui ni ne nous apaise, et nous attendons de l'Église qu'elle nous donne une réponse justement à ces problèmes et pas seulement par un discours sur l'au-delà et un Paradis aseptisé.
Mais inversement, aucune construction temporelle, aucun messianisme terrestre ne nous délivrera, en fait, de l'angoisse de l'au-delà qui nous travaille tous. Ne serait-ce que les jours où nous n'avons plus envie d'être là pour ne pas voir ce que nos successeurs risquent de voir. Et ce ne serait pas la peine d'avoir un siècle de psychanalyse derrière nous, si on nous refusait le droit de faire appel à ce fait sous prétexte qu'il est souvent inconscient. L'angoisse de l'homme est telle qu'elle porte à la fois sur le temporel et sur l'éternel, de telle sorte qu'une réponse sur l'éternel seulement ne vient rien apaiser pour le temporel et qu'une réponse sur le temporel ne vient rien apaiser pour l'éternel. La guérison ne peut être qu'aussi totalitaire que la question, ou elle n'est pas. Et un salut qui n'assumerait pas entièrement cette affirmation ne serait pas sérieux. Si donc l'Évangile, le Christ, Dieu et l'Église ont à nous offrir quelque chose de sérieux en face de cette angoisse, ce ne peut être qu'en nous offrant une espérance aussi globale qu'elle.
Un programme ne suffit pas
Vous l'avez constaté vous-même bien souvent. Souvenez-vous. Ce n'est pas parce qu'on nous proposerait des programmes qui nous donneraient une réponse définitive sur tous les problèmes temporels et éternels que notre angoisse disparaîtrait. Même si l'on nous donnait la réponse une à une à toutes nos questions, ce ne serait pas l'espérance. L'angoisse est totale non pas en ce sens qu'elle accumule des angoisses. Non. Mais en ce sens qu'elle est une et indissociable quand elle porte et questionne le présent et l'avenir : c'est une seule angoisse qui nous tient et plusieurs réponses ne font pas l'affaire, même si elles couvrent tous les horizons. Au fait écrasant de notre incertitude, on ne peut répondre que par un autre fait encore plus fort. La seule réponse que donne l'Évangile et, avant même l'Évangile, notre vie d'homme, c'est qu'il existe une réalité aussi forte, aussi totale que l'angoisse, à savoir cette passion d'espérer qui habite tout homme. Il ne s'agit pas alors de fabriquer l'espoir, car il est, mais de comprendre ce en quoi il est, lui aussi, totalitaire.
Et j'ajouterai alors immédiatement, avant d'écouter les objections, que cet espoir que je constate partout n'est ni une réponse, ni une extinction de l'angoisse. La seule véritable réponse n'est pas de dire qu'une espérance va éteindre l'angoisse. Non, mais l'inverse : qu'aucune angoisse finalement n'est arrivée à éteindre l'espérance. Voilà tout ce qu'on peut répondre et rendre manifeste : non pas prétendre que le Christ va dissoudre l'angoisse dans l'espérance, ni même que l'espérance va dépasser l'angoisse. Non, pour le chrétien il n'est pas nécessaire pour espérer que l'espérance triomphe, mais il suffit que l'angoisse ne triomphe pas de l'espérance. Aux motifs de découragement et de désespoir, qui sont un fait terrible pour qui veut ne pas tricher, on ne peut répondre que par un fait encore plus fort : l'espérance est aussi vivante et aussi totale que l'angoisse elle-même, et elle seule est à son niveau.
Ce n'est qu'après avoir constaté et admis cela qu'un chrétien peut voir comment l'Évangile vient consolider et creuser encore plus profondément, exaucer et surélever à la fois cette espérance spontanée. « Dieu nous invente avec nous », a admirablement dit Emmanuel Mounier en reprenant l'idée force de toute la conception de l'homme de Thomas d'Aquin 2. Oui, Dieu ira plus loin que nous dans cette espérance. Dieu la veut avec nous, pour nous, encore plus que nous, mais jamais sans nous. C'est pourquoi nous devons nous dire : ne tuons pas cet espoir spontané et total qui est en tout homme, il est, il tient la réponse et la complicité la plus profonde de Dieu en chacun de nous.
Mais Dieu n'était plus là
Oser parler d'espérance, c'est pour certains, aujourd'hui, à l'intérieur même du christianisme, pactiser avec une tricherie, et c'est pour eux peut-être le suprême mensonge. L'objection a été formulée de bien des manières.
N'est-ce pas risquer l'évasion et détourner les hommes de leur combat que d'annoncer un salut par l'espérance ? La nouveauté religieuse du christianisme n'est-elle pas d'avoir décidé du sens de l'histoire, non par une idéologie, mais par une incarnation, concrète, déjà commencée ? Et d'autres, avant, avec ou après Bonhoeffer, suspectent les clercs d'enfermer la religion dans l'angoisse et le pessimisme pour mieux rendre nécessaire leur Dieu, devenu le bouche-trou des insuffisances humaines, l'espérance ne devenant alors qu'une drogue de plus. Rappelez-vous comment cette suspicion se traduit chez nos contemporains. Voici l'aveu d'un des derniers prix Nobel français : « Connais-tu la légende de saint Dimitri ?... Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait, lorsqu'il rencontra un paysan dont la voiture était embourbée. Alors saint Dimitri l'aida. La boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dimitri courut au rendez-vous. Mais Dieu n'était plus là » (Camus, Les Justes, acte IV). Voici comment est imaginée l'attitude du chrétien. On espérerait le Ciel, la rencontre avec Dieu, et l'on se hâterait dans la steppe, dans la traversée difficile du quotidien ; mais au terme il n'y aurait plus personne, et nous ne ferions, en espérant, que courir vers le vide.
J'accepte le soupçon. Oui, ils auraient pleinement raison, tous ceux qui craignent que l'espérance dévirilise ou désincarne l'homme. Mais ils se trompent d'espérance. Et avant de leur répondre, je dis oui, j'accepte, et pleinement, d'être suspect, mais à une condition : que ce soit au moins au nom de la véritable espérance. Elle n'a rien de chrétien, cette espérance qui séparerait le temporel de l'éternel et qui achèterait l'un au détriment de l'autre. Quant à moi, je refuse de séparer la terre et le Ciel et de sacrifier l'un à l'autre. Car l'un et l'autre reniements sont aussi coupables à mes yeux.
On n'a pas le droit, au nom de l'espérance chrétienne, d'arracher du cœur humain l'espoir temporel. Qu'il soit impossible de préciser le quand et le comment de notre libération, il reste que nous avons tous besoin — et un besoin fou de savoir que dès maintenant l'aspect intolérable du mal peut disparaître. On n'a pas le droit de nous détourner de cette bataille. Et la véritable espérance chrétienne non seulement ne doit pas démentir cet espoir mais elle en est le soutien. Justement parce que Dieu ne nous abandonne pas, il nous demande d'espérer que les malédictions disparaissent. Et nous devons l'espérer jusqu'au bout. On n'a pas le droit de tuer cet espoir. Et toute l'histoire du peuple hébreu de la Bible le montre : c'est à propos d'un espoir temporel que Dieu a appris à son peuple à espérer 3. Et ce ne fut peut-être pas la moindre tentation d'un Luther que d'abandonner ce monde d'ici-bas aux ténèbres et de n'espérer que l'au-delà.
Mais réciproquement sont aussi coupables ceux qui sous prétexte de planification, de futurologie, de programme, de description explicite des lendemains qui chantent, attaquent l'espérance d'un au-delà, souvent tout aussi informulé dans le cœur des hommes, et n'espèrent que pour cette terre 4. Oui, contrairement aux théologiens de la mort de Dieu et aux théoriciens de l'opium du peuple selon lesquels il faut  bannir l'idée d'une vie éternelle qui serait une consolation apportée à des êtres qui n'auraient plus d'espoir humain, je dis : c'est le contraire qui est vrai, notre cœur a besoin, à la fois, d'espérer pour ici-bas et d'espérer une vie dans l'au-delà. Qu'il se lève, celui qui peut trouver le bonheur sans y inclure l'avenir, celui qui peut s'épanouir pleinement et tenir sans tricherie ni égoïsme, dans la solitude, en face de la mort et de l'avenir ! Car même le bonheur ici-bas est impossible, mais impossible absolument, s'il n'y a pas une espérance ferme de vie éternelle. C'est en cela que l'espérance est chrétienne, redisons-le : parce qu'elle est totalitaire.
Le Royaume, le Royaume et encore le Royaume !
Le pape Paul VI a fait très exactement de ce problème l'objet de son message de Pâques 1971. Mais a-t-on remarqué la force du propos ? Nous ne faisons ici que le reprendre.
Sous une allure apparemment anodine, mais juste, Paul Misraki a fait apparaître ce paradoxe, propre à l'espérance chrétienne, dans son roman La mort d'un P.-D.G. Un mari qui se croit plus chrétien que son épouse défend la cause d'une vie authentiquement chrétienne — fondée sur l'espérance d'un au-delà, mais au détriment du quotidien. Le mari paraît avoir raison, jusqu'à la fin du récit où son épouse retourne tout, de manière inattendue... justement à partir du message de Pâques de Paul VI en 1971.
 « Soit, dit la jeune femme, les doigts tremblants. Il y a le Royaume, le Royaume, et encore le Royaume. Mais moi ce qui m'intéresse, c'est la terre, la terre et encore la terre et tout ce qui reste à faire dans ce monde pour y rendre la vie plus supportable. Et en dépit de tout ce que tu peux me dire, l'Evangile lui-même m'y encourage et me fournit les directives nécessaires... Et il se trouve, tu vois, que j'aime, oui, j'aime cette vie... »
Et après débat et répliques très dures de son mari :
Claire ouvrit la porte. Elle brandissait un vieux journal qu'elle tendit à son mari dans un geste de triomphe : « Tiens, dit-elle. Tu vas voir : j'étais certaine d'avoir raison contre toi. En voici la preuve formelle ! Le pape, mon cher. Le pape en personne. Tu ne me crois pas ? Alors, lis !... »
La cause de l'homme n'est pas perdue — message pascal du pape Paul VI prononcé à Rome le 11 avril 1971.
Le préambule en était des plus sombres et ne paraissait pas justifier pareille euphorie. Le pape évoquait le panorama d'un monde bouleversé par la tempête, déchiré par les guerres, affolé par la menace d'armements de plus en plus terrifiants, agité par les luttes sociales, plongé dans l'oubli de la religion et des valeurs spirituelles ; l'Église elle-même était secouée, sur le plan doctrinal autant que sur le plan disciplinaire. L'humanité, disait Paul VI, éprouve un besoin douloureux et — en un sens — prophétique d'espérance, comme on sent le besoin de respirer pour vivre. Et le paragraphe suivant éclatait comme une bombe :
Eh bien ! sachez-le, amis qui nous écoutez, nous sommes en mesure aujourd'hui de vous adresser un message d'espoir. Non seulement la cause de l'homme n'est pas perdue, mais elle est en situation avantageuse et sûre. Les grandes idées, qui sont comme les phares du monde moderne, ne s'éteindront pas. L'unité du monde se fera. La dignité de la personne humaine sera réellement reconnue et pas seulement pour la forme. Le caractère inviolable de la vie sera admis par tous d'une manière effective. Les injustes inégalités sociales seront supprimées. Les rapports entre les peuples seront fondés sur la paix, la raison et la fraternité.
On ne pourra certes pas abolir la faiblesse humaine, la caducité des buts atteints, la souffrance, le sacrifice, la mort temporelle. Mais toute misère humaine pourra bénéficier d'assistance et de réconfort. Elle connaîtra même ce surcroît de valeur que notre secret peut conférer à toute décadence humaine. L'espérance ne s'éteindra pas, en vertu même de ce secret.
Il ne s'agit pas d'un songe, ni d'une utopie, ni d'un mythe : c'est le réalisme évangélique. C'est sur ce réalisme que nous, croyants, nous fondons notre conception de la vie, de l'histoire, de la civilisation terrestre elle-même, que notre espérance transcende, mais en même temps encourage dans ses conquêtes.
Ainsi aujourd'hui, le pape adoptait soudainement une politique nouvelle, qui eût comblé d'aise Karl Marx et Jean Jaurès : il préparait le monde à de glorieux lendemains.
Pure démagogie ? Tentative désespérée de raviver des espérances mortes ? Baume illusoire coulé sur les blessures du siècle ? Paul VI s'était-il bien rendu compte de l'aspect insolite, voire choquant, de sa déclaration ? Eh bien ! oui. Il s'en était rendu compte, et il en faisait ouvertement état, sans pour autant s'expliquer pleinement sur ses intentions cachées :
Ce n'est pas le moment de vous expliquer les raisons solides de ce paradoxe, c'est-à-dire comment nous, hommes de l'espérance transcendante et éternelle, nous pouvons encore soutenir — et avec quelle vigueur ! — l'espérance qui concerne l'horizon temporel et présent. Mais c'est ici le moment où notre voix se fait l'écho de celle du Vainqueur, le Christ Seigneur : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde »....
Et le message se terminait sur la glorification des innombrables cohortes des gens honnêtes et bons qui, dans le silence, par la prière et par l'action, avec fidélité et esprit de sacrifice, donnent un sens au déroulement du temps... 5
Une « loi contre les suspects »
Alors on peut accepter d'être suspect, mais au nom de cette espérance. Et ici le chrétien sera toujours suspect, comme il l'a toujours été dans le passé. Oui, nous serons suspects comme les prophètes du peuple juif l'ont été, en refusant les alliances politiques avec les Assyriens et les Egyptiens, car leur espérance et leur Dieu étaient plus que l'espérance ou le dieu d'une seule nation. Oui, nous serons suspects comme les Apôtres le furent à Jérusalem, à Ephèse, à Athènes ou à Rome, lorsqu'ils « ne pouvaient pas ne pas parler » du Christ et pour cela risquaient la prison. Oui, nous le serons comme les premiers chrétiens lorsqu'ils refusèrent qu'un homme, fût-il empereur, présidât à la vie et à la destinée de l'humanité. Ils étaient suspectés d'être des « casseurs d'illusions », d'être contre les dieux, d'être des athées. Pour eux un homme ne pouvait être le maître absolu du destin. Et des siècles plus tard, au moment de la révolution française, on ne s'est pas trompé lorsque, en 1793, voulant réduire l'Eglise à n'être qu'un appareil au service de la politique, on décréta « la loi contre les suspects », c'est-à-dire contre ceux qui, au nom de leur foi, refusaient l'Église d'État. On avait vite oublié le rôle du clergé dans la nuit du 4 août et dans le renversement des privilèges, c'est-à-dire dans la naissance même de la révolution 6. Et, à l'entrée de ce siècle, les religieux furent assez suspects pour qu'on les expulse. Ce n'est pas si vieux. On a déjà oublié cela... Et nous le savons bien, aujourd'hui encore, des chrétiens sont suspects dans de nombreuses régions, très différentes, mais toujours pour la même raison.
C'est la loi même de l'espérance chrétienne que d'être casseur d'illusions, que de refuser toutes les limites humaines de nos sociétés et de nos idées. C'est la logique même de notre espérance de nous rendre suspects dans la mesure où nous refuserons toujours de réduire le but et le terme de notre vie à un parti, à une idole, à un système, fût-ce le plus noble aux yeux des hommes. Oui, nous serons toujours suspects d'être, au nom de notre espérance, contestataires de toutes les idéologies, de tous les messianismes temporels, comme de toutes les évasions, car toujours l'espérance nous obligera à regarder plus loin que notre horizon d'homme pour comprendre cet horizon lui-même. Bienheureuse suspicion. Elle devrait nous réjouir, ne détient-elle pas la preuve que notre espérance est justement pleinement religieuse et d'abord pleinement humaine. Et quand il est suspect, en ce sens où il ne veut rien lâcher des deux dimensions de son espoir, le chrétien peut alors se dire qu'il est animé par le même dynamisme qui a donné la victoire à ses frères du passé.
Bernard Bro, op, in Contre toute espérance (1975)

1. « Le cheminement de Karl Jaspers, ce psychiatre et psychologue devenu philosophe, est caractéristique de notre temps comme de sa philosophie. C'est une philosophie de la déchirure et de la conciliation, mais d'une conciliation vers laquelle on tend sans véritablement l'atteindre, d'une conciliation qui est seulement objet de foi. Cette foi n'est pas la foi reposante du chrétien, c'est la foi rationnelle du philosophe qui n'élimine pas l'inquiétude. Entre la négation athée et la croyance religieuse, Jaspers a voulu suivre la voie étroite et ardue de celui qui répond pleinement à l'appel d'un Dieu inconnu et toujours caché. Cette philosophie est tragique puisque c'est celle de l'existence déchirée.
« Le philosophe ainsi se distingue du savant par une certaine attitude, une tenue de conscience. Il est celui qui, par-delà tout objet, par-delà même la distinction du sujet et de l'objet, veut pénétrer jusqu'à leur source commune. Philosopher, c'est vivre dans cet entre-deux qui consiste à ne pas s'en tenir au monde, à ne pas davantage s'en évader, mais à le déchiffrer... Je suis libre d'une liberté qui m'est entièrement remise, qui ne m'est pas garantie et qui ne peut être en définitive qu'un défi — un défi qui semble aboutir à une impasse. Telle est la situation-limite ultime, source de toutes les autres. Le défi, a-t-on dit, c'est la déchirure-pensée. Il aboutit à cet échec que Jaspers appelle la passion de la nuit — de la nuit qui est la poussée de l'existence vers sa propre perte.
« L'enseignement de la nuit : tout ce qui devient doit être ruiné. Mais une philosophie radicalement déchirée est impossible. La déchirure ne peut être que pleinement vécue ; la dire c'est déjà la surmonter. Ce que le philosophe cherche, par-delà tous les déchirements, c'est la paix — la paix du " jour ", la transcendance... " Dans l'échec, faire l'épreuve de l'Etre. " Cette admirable devise de Jaspers signe sa philosophie. Mais il n'en faudrait pas tirer une conclusion rassurante. En un sens, dans cette philosophie, qui ne veut pas dépasser le tragique et qui s'inspire de Nietzsche, c'est la nuit qui domine. Il y a des échecs insurmontables qui ne peuvent être dits dans aucun langage... La vertu ici exigée porte un beau nom : elle s'appelle patience. La patience vraie n'est pas seulement passive, mais une force de résistance, une volonté de " tenir ". Le " silence plein " n'est peut-être pas encore exactement l'espérance, mais ce qui la soutient et la remplace dans la pire déréliction et qu'on appelle communément l'attente. Car lorsqu'un être attend, même obscurément, même dans la nuit, quelque chose de l'existence, c'est qu'il entend encore l'appel de la transcendance » (Jean LACROIX, pour la mort de Jaspers, Le Monde, 28 février 1969).
2. C'est bien une des intuitions majeures de la théologie de saint Thomas d'Aquin que de reconnaître, en toute question, l'autonomie et la consistance propre du créé (qu'il s'agisse de la présence de Dieu, de la théologie du salut, de l'incarnation, des sacrements, de la prière, de l'espérance, etc.). Ce n'est peut-être qu'à partir de là qu'on peut vraiment parler d'espérance, comme ce n'est qu'à partir de là qu'on a pu parler d'une authentique « présence » de Dieu au monde.
Contrairement à ce que disent certains, Thomas d'Aquin est, par son réalisme, à la véritable origine de la pensée moderne. J.B. Metz a marqué la rupture et la nouveauté de la pensée de Thomas d'Aquin sur ce point de la reconnaissance de l'autonomie et de la consistance propre du réel : cf. L'homme. Anthropocentrique chrétienne. Pour une interprétation ouverte de la philosophie de saint Thomas, Marne, 1968, p. 47 ss. (Sur la différence entre une eschatologie gnostique ne donnant pas consistance à la terre, et une eschatologie biblique comportant l'espoir d'un avenir meilleur, cf. op. cit., p. 156 et Gott vor uns, Francfort, 1965, pp. 227-241.) J. B. METZ est proche des vues développées par J. MOLTMANN dans sa Théologie de l'espérance, Munich, 1964 ; Paris, Cerf-Mame, 1973.
3. Cf. A. GELIN, « L'Espérance dans l'Ancien Testament », Lumière et Vie n° 41, janv.-mars 1959, p. 12 ss ; A. HULSBOCH, « L'attente du salut d'après l'A.T »., Irenikon, 1954, pp. 4-20 ; A. GELIN, « Expérience et attente du salut dans l'A.T »., Lumière et Vie n° 15, mai 1954, pp. 297-308.
4. « J'ESPÈRE DONC JE SERAI ».
On sait la séduction récente de la pensée du philosophe marxiste Ernst Bloch sur les théologiens catholiques et protestants, au nom de l'espérance ; cf. J. MOLTMANN, Théologie de l'espérance, Ed. du Cerf, 1973, pp. 367 ss, et tome II, Débats, Ed. du Cerf, 1973, pp. 24 ss. Sur la pensée de Bloch, cf. l'ouvrage de L. HURBON, Ernst Bloch. Utopie et Espérance, Ed. du Cerf, 1974 (avec bibliographie pp. 143-145).
Il faut reconnaître la force d'esprit de Bloch, son appel à la sincérité, le bienfait du large courant d'optimisme qu'il introduit en face du pessimisme et du nihilisme des nietzschéens et des structuralistes. Mais il est d'autant plus nécessaire d'être attentif au phénomène de récupération du christianisme et à la falsification radicale et meurtrière qu'il opère dans l'idée du Dieu chrétien. « Dieu est devant » : Bloch semble ouvrir une troisième voie, celle d'une réconciliation entre christianisme et athéisme au nom de l'espérance : 1/ Dieu ne serait plus ni père, ni principe, ni origine, ni source ou créateur, ni objet d'adoration. Ce Dieu-là, terrifiant et mythique, est mort et doit être éliminé dans toutes ses reviviscences. 2/ Une deuxième voie n'est pas plus supportable : celle du vide et de la négation, telle que l'athéisme la propose, n'est pas suffisante pour motiver la vie humaine. 3/ Reste une troisième voie : Dieu est ce que l'homme a à fabriquer, il est son horizon.
« Seul un athée peut être bon chrétien, seul un chrétien peut être bon athée » (Tübingen Einleitung in die Philosophie, tome II, Francfort, 1961, p. 176). Cette phrase déjà célèbre ne concerne point n'importe quel athée, ni n'importe quel chrétien. Il ne s'agit point de l'athée « petit-bourgeois » et nihiliste, mais de l'athéisme « plein d'espérance » comme le disait Bonhoeffer ; non du pieux fidèle des églises, mais du chrétien qui est passé par la catharsis du marxisme, seule porte qui puisse libérer l'homme, seule porte ouverte sur le commencement de la réalisation de l'Utopie (cf. Das Prinzip Hoffnung, Francfort, 1959, p. 123).
C'est naturellement Job qui incarne le plus parfaitement la révolte contre Yahweh-Ptah, Job qui s'affirme meilleur qu'un Dieu qui n'agit point contre le mal et écrase l'innocent. Avec Job, nous avons comme un second Exode qui est la libération du joug. de Yahweh. La réponse de celui-ci est décevante. Les paroles de Yahweh sont le témoignage de l'athéisme de Dieu lui-même (cf. Das Prinzip Hoffnung, p. 161). Le Dieu cruel nie être obligé de tenir compte de la morale ; en ce sens il nie le Dieu de la moralité, il est lui-même athée.
« Là où il y a espérance, là aussi il y a religion, mais là où il y' a religion, il n'y a pas toujours espérance » (ibid., p. 346).
Répétons combien en reprenant en christianisme les thèses de Bloch, on est amené à évacuer radicalement, et à travers une idéologie séduisante, ce qui est le fondement et l'originalité même de la foi chrétienne.
« Le Dieu de l'espérance de Bloch ne réintroduit pas le Dieu transcendant, déguisé en Dieu du futur ; il n'y a d'autres mystères que ceux de l'Homme, et le " Dieu caché " n'est rien d'autre que 1' " Homme caché ". Il n'est rien d'autre que l'espérance humaine et la profondeur de son destin... À la fin, Dieu sera ; mais le Dieu de l'espérance ne sera pas l'apothéose du kosmos, il sera l'Homme : Homo homini Deus ! la formule de Feuerbach a cependant changé de sens... Le Dieu-Espérance n'est pas le Dieu de l'espérance chrétienne, le Dieu de la promesse et de la fidélité, qui est le garant de notre espérance. Pour l'espérance chrétienne, l'avenir de l'homme, la liberté des enfants de Dieu, la libération de la créature qui " gémit " dans le présent sont ouverts et déterminés par l'avenir et la promesse du Ressuscité. Pour Bloch, le " bon chrétien " est celui qui est libre, libéré du joug hétéronomiste du tyran créateur, du Vater-Ich, il est donc athée ; mais il ne l'est point parce que sa vie est remplie de l'espérance eschatologique.
De son côté, le bon athée " n'est point l'athée quelconque, le tenant de l'athéisme vulgaire. Lui aussi est rempli d'espérance eschatologique, et en ce sens il est chrétien... En somme, l'athéisme a été dépassé par l' « Anthropothéisme eschatologique ». (L.B. GILLON, o. p., « La joyeuse espérance du Chrétien Athée " selon Ernst Bloch », Angelicum 48, 1971, pp. 490-508. Voir aussi L. B. GILLON, « Planification, espérance, résurrection », Angelicum 50, 1973, pp. 3-19, et du même auteur : « Le " Dieu de l'espérance " », Laval Théol. et Phil., févr. 1974, pp. 55-61. Ces trois articles nous paraissent être les plus aigus pour aider à situer et comprendre Bloch et les réactions qu'il suscite chez Moltmann.)
5. P. MISRAKI, Mort d'un P.-D. G., Marne, 1972, pp. 166- 172. Cf. PAUL VI, « Message de Pâques », 1971, Documentation catholique, n° 1 585, 2 mai 1971, pp. 347-375.
6. Cf. A. LATREILLE, L'Eglise catholique et la Révolution française, tome I, « Foi vivante » n° 131, Ed. du Cerf, 1970.