vendredi 24 octobre 2014

En résistant... Béatrix Beck, Je me convertirai demain

Une partie de mon grenier était encombrée de gravats. Je décidai de profiter du lundi de Pentecôte pour les enlever. J'entassai plâtras et briques cassées dans une caisse, que j'allai vider dans la cour. Après avoir ainsi descendu plusieurs fois les six étages avec mon chargement, je dus me reposer. Je m'assis dans le grenier, sur une malle. C'est alors que se produisit la catastrophe. « Je me convertirai demain », annonça en moi une voix inflexible, désespérée et inaccessible à la raison. C'était comme si un étrangleur, surgi soudain, m'avait prise à la gorge. Atterrée, je sentis m'être arraché plus que la vie je cessais d'être moi-même. Je perdais à jamais personnalité, indépendance, sérénité. Tout était anéanti. Il allait falloir s'avancer seule dans le désert sans fin. Demain, j'endurerais ce supplice : je ferais connaître aux autres ma conversion. Ma ruine entraînait celle de mon enfant. Nous allions devoir cheminer désormais toutes deux sans précautions, ni provisions. Pourquoi suivre le Christ, puisque je doutais de lui ? Pourquoi sacrifier tout à rien ? « Pas moyen d'y échapper », fut ma seule réponse.
De même qu'enfant, j'étouffais ma toux et qu'elle finissait cependant par éclater, affreuse, devant ma mère, de même, aujourd'hui, la conversion, longtemps retenue, rompait les digues. Barny avait une attaque. J'étais victime d'un mal aussi grave que l'aliénation mentale. Pourtant, mes facultés demeuraient intactes. J'assistais, je procédais à mon inhumation. J'essayai de trouver quelque appui dans la parole de Claudel : « Ce n'est pas l'affaire de l'estomac de comprendre la nourriture, mais de la digérer ». Il y a des chrétiens heureux, qui mènent une vie normale, me dis-je. Mais je restai insensible à mes consolations : entrer dans l'Église, c'était m'emmurer vive. Accablée de honte, je me souvins d'une phrase entendue autrefois : « Il n'y a plus que des invertis ou des convertis ».
Quel que pût être le contentement intérieur de Morin, j'étais sûre qu'il accueillerait mon retour à la religion par des sarcasmes. J'achevai dans une sorte d'agonie le déblaiement du grenier.
— Monsieur l'abbé, je voudrais vous dire quelque chose, articulai-je avec difficulté.
Il leva vers moi des yeux attentifs.
— Voilà. Je suis flambée.
— Vous êtes flambée ?
— Oui, je me convertis. Je suis à vos ordres.
Morin parut consterné. Il demanda avec sollicitude :
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?
— Rien. Je vais devenir, ou redevenir, catholique.
— Pourquoi ?
— Je suis acculée, je me rends.
— Vous êtes peut-être un peu trop fatiguée, ou sous-alimentée, ces temps-ci.
— Non, je ne suis pas fatiguée, et on vient de toucher des pommes de terre.
— Pourquoi est-ce que vous voulez vous convertir ?
— Je ne veux pas, je suis obligée.
— Qu'est-ce que c'est, pour vous, une conversion ?
— Se mettre à suivre les préceptes du Christ.
— Quels préceptes ?
— Être toujours pauvre. Se mettre à aimer les gens, faire le maximum pour eux, renoncer à soi-même et à ses intérêts, prier Dieu, recevoir les sacrements, entrer dans l'Église, enfin.
— Il vaudrait mieux que vous réfléchissiez avant de prendre une décision qui engage toute la vie.
— Ce n'est pas une décision. Je n'ai pas le choix.
— Il vous semble que vous n'avez pas le choix parce que vous êtes un peu nerveuse et exaltée.
— Oh ! non, j'étais d'un calme, dans le grenier, toute seule.
— Et qu'est-ce qui est arrivé, dans le grenier ?
— Il n'est rien arrivé du tout, au contraire : tout a été fini.
— Comment ça ?
— Comme quand l'arsenal a sauté.
— Elle est complètement braque, cette fille, murmura Morin.
— Croyez bien que si je me convertis, c'est à mon corps défendant.
— Voilà une possédée, s'extasia le prêtre. Il va falloir que je vous exorcise.
— Monsieur l'abbé, vous qui, naturellement, avez agi en tous points de manière à me christianiser, on dirait que maintenant, vous voudriez réellement m'empêcher de suivre votre Seigneur.
— Pourquoi est-ce que vous le suivriez ?
— Parce que je ne suis pas sûre que ce qu'il a dit était faux.
— Vous allez vous empoisonner l'existence, vous allez gâcher votre vie.
— Oui. C'est vrai. Vous, vous dites cela pour m'éprouver, c'est évident. Mais moi, je sais bien que rien ne m'est jamais arrivé, ni ne pouvait m'arriver de pire.
— Vous n'avez jamais pensé à devenir protestante ? Ils sont souvent merveilleux, ces gens-là.
— Pourquoi est-ce que vous vous moquez de moi à ce point-là, monsieur l'abbé ?
— Je ne me moque pas, je dis ce qui est.
— C'est impossible pour moi de devenir protestante, puisque le Christ a fondé une seule Église, avec Pierre à sa tête. Pour être fidèle au Christ, il faut rester dedans, même si elle est pourrie. Il a dit que les forces de l'enfer ne prévaudraient pas contre elle. Moi, je trouve qu'elles ont prévalu, seulement ce n'est peut-être pas définitif, pas total. Et puis, il y a une raison plus grave encore qui fait que les protestants, même s'ils sont des saints, ne seront jamais des chrétiens.
— Quelle raison ? J'ai l'impression que vous battez un peu la campagne.
— La raison, c'est que le Christ a dit : « Ma chair est vraie nourriture et mon sang est vrai breuvage ». Et les protestants ne croient pas à cette affirmation du Christ, ils nient la présence réelle. Ils font partie des disciples qui ont dit : « Cette doctrine est dure ! Qui peut l'écouter ? » et à qui Jésus a demandé : « Cela vous scandalise ? » Les protestants ont accompagné ces disciples-là, qui sont retournés en arrière et ont cessé de marcher avec le Christ, ce qui évidemment était beaucoup plus sage. Les protestants sont bien trop raisonnables pour être chrétiens. C'est malhonnête d'avoir fait de la communion une simple commémoration. Comme si le Christ était un amateur de souvenirs !
Par goût personnel, je préférerais de beaucoup le protestantisme : il est moins choquant et moins encombrant. Le protestantisme, c'est déjà presque la laïcité.
— Alors, pratiquement ?
— Il faut que je me confesse pour pouvoir communier. Est-ce que je suis obligée d'aller à l'église de ma paroisse ?
— Non, vous pouvez venir à Saint-Bernard.
— Est-ce que ce serait vous...
— Oui, il vaudrait mieux, puisqu'on se connaît. Je confesse les lundi, mercredi, vendredi et samedi de cinq heures et demie à sept heures et demie ou huit heures, ou alors le matin avant les messes.
Le dégoût me submergea.
— Je viendrai demain soir, annonçai-je en me levant.
— Si vous voulez, répondit Morin. Si vous ne venez pas, ça ne fait rien.
Sur le palier, il dit, en guise d'adieu :
— On aura tout vu.
Il ressemblait, dans sa souquenille noire, à un merle moqueur.
Je ne pouvais aborder mes camarades en claironnant ma conversion, et je n'avais cependant pas le droit de la leur laisser ignorer. La seule solution était de me pendre une croix au cou. Les autres s'étonneraient, railleraient : je leur ferais alors part de mon revirement.
Je passai en revue toutes les croix de toutes les bijouteries, mais elles étaient trop chères. Le Grand Bazar du Travail des Prisons disposait de croix en Strass, dont la vulgarité n'eût pas fait honneur au Crucifié. Les Galeries proposaient des croix de cristal, trop discrètes pour l'usage que j'en devais faire. Je battais la ville. Des vitrines d'antiquaires s'ornaient de croix, mais qui tenaient trop du bijou. C'était un outil qu'il me fallait. J'arrivai, harassée, au marché aux puces, et là, parmi des coquillages, des couverts dépareillés, des vieux souliers ; sur un lit d'andrinople froissée, je vis la bien-aimée qui m'attendait : elle était grande, martelée, de couleur plombée. Elle coûtait cent quarante francs.
Dès que je la possédai, serrée dans ma main, je lui promis :
— Je te garderai toujours. On m'enterrera avec toi.
Je lui achetai une chaîne chez un quincaillier et aussitôt, dans la rue, je la suspendis à mon cou et la plaçai en évidence sur ma blouse.
— Oh ! la belle croix ! Mais c'est une croix de moine que vous avez là, madame Aronovitch. Où avez-vous déniché cette horreur ?
Ça date du temps des Croisades, au moins. Faites voir.
C'est un héritage ?
On ne vous croyait pas si coquette. Vous cachiez bien votre jeu.
Vous avez dû vous ruiner pour acheter ça. Vous l'avez trouvée dans une poubelle ?
Non, pas dans une poubelle. Au marché aux puces.
Ça vous va rudement bien. Vous avez l'air d'une Boche, avec votre croix gammée.
Elle n'est pas gammée.
Il me semblait être transportée dans la cour, dite de récréation, de mon enfance, parmi des écolières cruelles.
J'avais lieu d'être satisfaite : ma croix jouait parfaitement son rôle d'hameçon. Mais je me sentais asticot plutôt que pêcheur.
Pourquoi est-ce que vous vous êtes affublée de ça ? Vous avez fait un vœu ?
Oui, à peu près.
Le vœu de chasteté ?
Je porte cette croix comme signe de ma religion.
Non ?
Vous avez retourné votre veste ?
Oui.
Vous me dégoûtez, madame.
Vous êtes folle.
C'était bien la peine de nous faire tant de beaux discours.
On ne vous serrera plus la main.
Bientôt, on va vous voir pousser une auréole et deux petites ailes.
Ah ! mais c'était la Pentecôte, vous avez été visitée par le Saint-Esprit.
— Oui, répondis-je, ça doit être ça, vous avez raison.
Attention que le Saint-Esprit ne vous engrosse pas.
Heureusement, Christine Sangredin ni Danièle ne parurent. Elles auraient eu à prendre ma défense, et leur solidarité m'eût été plus pénible encore que ces attaques.
J'allai directement, d'une démarche saccadée, du bureau à Saint-Bernard. C'est insensé, pensais-je, de se persécuter soi-même comme je le fais. Ô Dieu !
L'atmosphère de l'église ne me parut pas la même que lorsque j'y étais entrée pour la première fois : ce soir, elle était expectante, allusive du tambour au chœur, des vitraux au baptistère, dispensatrice d'une alacrité dont seule j'étais exclue. Devant le confessionnal de Morin attendait une file longue comme s'il se fût agi d'une distribution de vivres. Je pris mon tour à côté d'un scout, le visage caché dans les mains. Deux jeunes filles, la tête couverte, l'une d'une fanchon orange et blanche, l'autre d'une fanchon aux motifs identiques, mais verts et noirs, se penchaient sur le même missel. Un Indochinois, sans doute un étudiant, les mains jointes, hiératique, paraissait dans un état de recueillement qui me fit envie. Une femme essayait de faire se tenir tranquille un garçon de trois à quatre ans en lui montrant du doigt une statue de Jeanne d'Arc.
À mesure que l'attente se prolongeait, mon angoisse s'aggravait. Je ne parvenais pas à me préparer. Le petit garçon, à deux mains, envoya des baisers à Jeanne d'Arc. Sainte camarade Jeanne, à l'aide. Morin gardait chaque pénitent un temps fou. J'essayai de compter lentement et régulièrement pour retrouver mon sang-froid.
Nous nous déplacions au fur et à mesure qu'un prie-Dieu devenait libre. Il n'y eut plus que trois personnes devant moi, plus que deux, plus qu'une gamine d'une dizaine d'années dans le confessionnal. Elle frottait ses pieds l'un contre l'autre. J'entendis Morin lui dire :
Oui, ma poulette. 
Elle ne resta que quelques minutes.
— Bonjour, Barny, dit le prêtre en ouvrant le guichet.
Oh ! non, protestai-je.
Pourquoi est-ce que vous êtes si impressionnée ?
Je fis effort pour le découvrir. Quand j'étais spontanée, j'étais hypocrite. Mon premier mouvement ne venait généralement pas de moi, mais d'un avocat marron. Pour atteindre la sincérité, je devais m'en approcher avec précaution, comme un chat d'un oiseau.
— C'est par vanité que je suis impressionnée, répondis-je.
Ça va passer, vous allez voir, ce n'est rien du tout. Répétez après moi : Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne tout ce qui vous a offensé, et que je l'expie par une humble confession, une vraie contrition et une sincère pénitence.
Seigneur, éclairez ma conscience, afin que je discerne tout ce qui vous a offensé...
Et que je l'expie par une humble confession, redit Morin.
Il faut absolument que je répète ça ?
Oui, mais prenez votre temps. Rien ne presse.
Et que je l'expie...
Par une humble confession, répéta Morin pour la troisième fois.
— Par une humble confession, une vraie contrition, et une sincère pénitence, dis-je d'un trait à toute vitesse, en avalant les mots.
— Votre esprit plein de bonté me conduira dans le droit chemin.
— Votre esprit plein de bonté me conduira dans le droit chemin.
— Seigneur, vous me vivifierez dans votre équité.
— Seigneur, vous me vivifierez dans votre équité.
— Vos mains sont toujours pures, n'est-ce pas ?
— Non. Non, mon père.
— Votre corps est le temple du Saint-Esprit. Il faut avoir le plus grand respect pour lui. Vous ne trouvez pas ça merveilleux, un organisme humain ?
— Si.
— Alors, il ne faut pas le galvauder. Vous ne serez plus vicieuse ?
— Non.
— Est-ce que vous êtes gentille, au bureau ?
— Les autres me détestent parce que je me suis convertie.
— Et vous, est-ce que vous les aimez ?
— Je n'y arrive pas. Dieu, s'il existe, je l'adore, parce qu'il est parfait et tout-puissant. Mais elles...
— Vous savez ce que saint Jean a dit pour les gens comme vous ?
— Non.
— Il a dit : « Celui qui dit "J'aime Dieu" et qui n'aime pas ses frères, est un menteur ».
Le silence se fit, écrasant, et dura. Morin finit par le rompre en demandant :
— Il n'y a rien d'autre qui cloche ?
— Si.
— Qu'est-ce que c'est ?
— La première fois que je suis venue ici, je me mentais à moi-même en me disant que c'était par dérision. Je crois que j'ai joué une sorte de comédie depuis des mois, que je me suis cachée, que j'ai pris la fuite.
— Ça s'appelle la résistance à la grâce. C'est tout ?
— Oui.
— Pour ces fautes, vous direz simplement, une fois : Mon Dieu, faites que j'aime mon prochain comme moi-même par amour de vous.
La légèreté de cette pénitence m'accabla.
Le dimanche qui suivit, j'allai à la messe dialoguée de six heures à Saint-Mesmin, l'église voisine de mon domicile. Je suivis l'office dans le volumineux missel-vespéral quotidien, tout écorné, dont Morin avait tenu à me faire présent. Je m'approchai avec les autres du banc de communion. Misereatur tui omnipotens Deus, et, dimissis peccatis tuis, perducat te ad vitam aeternam : Salut, ô mon dernier matin. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuat nobis omnipotens et misericors Dominus. Sérénade au bourreau. Ecce Agnus Dei, l'Agneau terrible. Je m'en retournai à ma place dépourvue de toute grâce sensible, l'âme désertique, mais scellée, définitivement, je le savais, par le petit cachet blanc.
— Il faut que tu commences à aller au catéchisme, dis‑je à France, d'un ton que je m'efforçais de rendre naturel.
Elle me rit au nez :
Il y a longtemps que j'y vais.
Comment ! Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ?
T'aurais pas voulu.
Pourquoi est-ce que les Plantain ne m'ont rien dit ?
Elles ne le savent pas.
Quand est-ce que tu y vas ?
Après l'école.
Elles ne s'inquiètent pas que tu rentres en retard ?
Elles croient que j'étais en retenue.
* * *
Depuis le départ en vacances de sa mère et de sa Christine Sangredin déjeunait avec moi au restaurant communautaire. Après avoir absorbé la soupe grise, pâturé la naveline ou la raveline, nous allions manger notre dessert sur un banc de la place Saint-Mesmin, en face de l'église.
C'est chic que tu sois revenue, dit Christine.
J'en souffre horriblement.
— Oh ! pourquoi ?
Imagine un escargot arraché de sa coquille, vivant encore, couvert de plaies qu'il traîne dans la saleté et sur les cailloux.
Le soleil séchera les plaies, assura Christine avec un rayonnant sourire.
Toi, lui dis-je, toi capable de vraie fraternité, comment peux-tu être collabo ?
— La France ne peut pas s'en tirer autrement.
Même si c'était vrai, même si la résistance était vouée à l'échec, même si la collaboration était pour la France le seul moyen de subsister, tu n'aurais pas le droit, toi, chrétienne, d'accepter ce moyen.
Et pourquoi pas ?
Parce qu'il vaut mieux que la France crève plutôt que de vivre en état de péché mortel.
Oh ! dis, ce n'est pas parce que la France accepte la collaboration comme un moindre mal qu'elle est en état de péché mortel.
Si, puisqu'elle accepte qu'on déporte et qu'on tue des gens qui n'ont rien fait, comme le frère de Sabine, par exemple, entre autres milliers.
En résistant, on s'attire des représailles, c'est tout ce qu'on y gagne.
Autrement dit : toi, catholique, tu consens à ce qu'on passe ma fille dans la chambre à gaz pour que la tienne garde son quart de lait ?
Christine parut ébranlée. Elle demanda :
— Tu trouves qu'il faut sacrifier la vie des siens même si ça ne sert à rien ?
Ceux qu'on embarque sont les tiens autant que les autres.
Des youpins surtout.
Justement. Notre-Seigneur est un youpin.
Nous, à la maison, d'être sûrs que les maquisards feraient mieux de rester tranquilles, ce n'est pas ça qui nous empêche d'être chrétiens : l'autre jour, maman en a soigné un qui était blessé au bras et elle lui a réparé ses vêtements.
* * *
— Je ne comprends pas, dit Christine, que ça ne te donne aucune joie de pratiquer.
— Au contraire, ça m'enlève de la joie ; ça me fatigue, ça me prend, je n'ose pas dire : ça me perd du temps, ça me demande toutes sortes d'efforts : d'attention, de recueillement, d'acquiescement, de renoncement, de luttes contre le respect humain, le dégoût, etc. etc.
— Tu as la foi, pourtant, puisque tu t'es convertie.
Ça été une impulsion comme physique. Ma foi, elle est surtout faite, je crois, de doutes contradictoires qui se neutralisent. C'est une foi de dernier ordre.
En somme, quand tu vas à l'église, c'est comme si tu faisais des heures supplémentaires ?
Non. C'est drôle, bien que je ne m'aperçoive pas que la communion m'apporte autre chose que dérangement, pourtant, c'est idiot, quand j'ai communié, je pense chaque fois avec inquiétude : « Dire qu'il va falloir attendre toute une semaine avant de recommencer ».
Pourquoi attends-tu une semaine ? Pourquoi ne vas-tu pas communier en semaine ?
Il ne manquerait plus que ça.
— Moi, j'y vais bien deux ou trois fois par semaine. Pourquoi est-ce que tu n'irais pas ?
Tu crois ? demandai-je, hésitante.
Rentrée chez moi, l'envie me prit de suivre, et même de dépasser le conseil de Christine. Le néant de ma communion dominicale m'incitait à la rendre quotidienne. Sur-le-champ, je m'engageai à participer à la messe et à recevoir l’eucharistie tous les jours de ma vie, sauf cas de force majeure.
« Cela vaut la peine d'être venue », pensai-je le lendemain matin, et les centaines de matins qui suivirent, à Saint-Mesmin. J'aurais difficilement pu dire quelle sorte de bienfait m'apportait l'hostie. Tout, en moi et hors de moi, demeurait inchangé, sans amélioration ni apport. Mais ce critiquable ensemble bénéficiait d'une transposition. Ainsi, un paysage mesquin, des modèles vulgaires, reproduits fidèlement, dans toute leur médiocrité, par un peintre de génie, sont des chefs-d'œuvre, ainsi nous tous, fixés sur la toile divine, devenions beauté. C'était là la vie éternelle, commençant à l'instant. Telle qu'en moi-même enfin...
Ma joie croissait comme un enfant qui grandit. Introïbo ad Deum qui laetificat juventutem meam, exultais-je. J'étais la goutte d'eau vinifiée.
Quand Morin sut que j'allais chaque jour à la messe, il leva les yeux au ciel et dit :
— Sainte fille, va ! Complètement confite en dévotion, maintenant. Et alors, pratiquement ?
J'allais une fois par semaine chercher un journal clandestin, ronéotypé, chez Lucienne Bernhardt. Je le faisais circuler au bureau et, quand on l'avait lu, je le reportais chez Lucienne. Mais, même avant ma conversion, j'aurais effectué cette navette. Je voyais d'ailleurs autour de moi des incroyants risquer bien plus. À la nuit tombante, Lucienne allait couvrir un pylône près de chez elle de croix de Lorraine et d'inscriptions à la peinture noire : « Demain 1918 », « Libération » et « Mort aux nazis ».
Un de ses voisins, un gamin de quatorze ans, transportait des balles dans le guidon de sa bicyclette.
J'apportais bien, de temps en temps, une part de mes rations à mes camarades, mais, pour les décider à accepter, je devais recourir au mensonge :
— Je n'ai jamais pu supporter les œufs de conserve.
Ou :
— L'huile officielle, je vous assure que je n'en ai pas besoin, mes amis m'ont donné un litre d'huile de noix.
Ces offrandes assaisonnées de fictions ne devaient guère plaire au Christ.
Le soir, je faisais ruisseler sur moi la chaste eau froide. Toute vibrante d'hosanna, je me couchais, les bras croisés au-dessus du drap pareil à une nappe de communion.
Il m'arrivait de continuer à prier en dormant. Ces oraisons de rêve l'emportaient encore en ferveur sur les prières du jour, comme les fleurs d'altitude surpassent par leur éclat celles de même espèce croissant dans la plaine.
Après la messe, je faisais une demi-heure de gymnastique, pour entretenir l'outil que m'avait prêté Dieu.
Je me contraignais à ne descendre de bicyclette à aucune côte, si raide fût-elle.
Le dérisoire, le burlesque de mes sacrifices me tracassait. A-t-on tué le vieil être parce qu'on mène une vie tenant à la fois de celles du mystique et du coureur cycliste ?
Non seulement ma conversion ne suscitait chez moi aucune action appréciable, mais parfois elle me rendait pire qu'avant. Ainsi, quand on m'offensait, du temps de mon athéisme, je laissais éclater ma colère, à moins que la peur ne l'emportât. Maintenant, je répondais par un sourire que je souhaitais suave, mais qui fit, dire à une de mes collègues :
— Vous, quand je vous vois avec votre sourire, je crois que je vais attraper une crise.
Et elle fit un amer rictus, qui était, me dit-elle, l’exacte reproduction de mon sourire.
Je racontai l'incident à Morin, qui s'en amusa.
— Quand on n'a pas encore l'habitude, dit-il, nos efforts sont un peu grimaçants. Peu à peu, ça devient plus aisé.
— En tout cas, pour le moment, je me sens comme Byron enfant quand il est devenu lord : il s'étonnait de se trouver pareil à ce qu'il était avant.
— Vous n'êtes pas devenue lord, vous êtes entrée en apprentissage.
— Oui, mais l'apprentie que je suis n'agit pas de manière suffisante pour devenir jamais ouvrière qualifiée.
— Un vrai chrétien ne se préoccupe pas tellement de son salut, ni de sa sanctification. C'est l'affaire de Dieu.
— Alors de quoi donc se préoccupe-t-il, votre vrai chrétien ?
— Des autres.
— Justement, je l'ai lu dans saint Paul : rien de ce que je fais, de ce que je pourrais faire, ne saurait être accepté par Dieu, puisque je n'ai pas un atome de charité.
— Ça viendra, répondit Morin.
Béatrix Beck, in Léon Morin, prêtre