lundi 31 mars 2014

En glaçant... Robert Merle, Conscience et obéissance

[ndvi : j’ai étudié ce livre en classe de... troisième, il y a donc... Oh ! Dieu !... bien des années en somme. La supériorité de la conscience face à l’obéissance m’a dès-là marqué]
J'ouvris immédiatement les chantiers des deux autres Crémas. Grâce à l'expérience acquise en construisant leurs prédécesseurs, j'étais sûr de les finir bien avant la date fixée. Le besoin, d'ailleurs, s'en faisait sentir, car aussitôt après la visite du Reichsführer, le RSHA commença à m'envoyer des transports à un rythme si accéléré que c'est à peine si les Crémas jumeaux suffisaient à la tâche. Comme seuls les inaptes étaient gazés, le reste allait grossir l'effectif déjà trop élevé du camp, les détenus s'entassaient dans des baraquements trop étroits, l'hygiène et la nourriture devenaient chaque jour plus déplorables, et les épidémies — notamment la scarlatine, la diphtérie et le typhus — se succédaient sans arrêt. La situation était sans espoir, parce que les usines qui commençaient à pousser comme des champignons dans la région — attirées par la main-d'œuvre abondante et économique que leur fournissaient les détenus — n'absorbaient encore, à cette date, que des effectifs infimes par rapport à l'énorme population des camps.
Je demandai donc de nouveau, et à plusieurs reprises, au RSHA qu'on m'envoyât moins de transports, mais toutes mes représentations restèrent sans effet, et j'appris, par l'indiscrétion d'un bureau, que, selon l'ordre formel du Reichsführer, tout chef SS qui aurait, volontairement ou involontairement, ralenti, si peu que ce fût, le programme d'extermination, serait passé par les armes. En fait, les convois de juifs devaient être considérés partout comme prioritaires, et passer même avant les transports d'armes et de troupes pour le Front russe.
Il n'y avait plus qu'à s'incliner. Ce n'était pas, cependant, sans dégoût que je voyais les camps que j'avais, dans les débuts, organisés de façon exemplaire, devenir, de semaine en semaine, un indescriptible chaos. Les détenus mouraient comme des mouches, les épidémies tuaient presque autant de monde que les chambres à gaz, et les corps s'entassaient si vite devant les baraques que les équipes spéciales qui les amenaient aux Crémas étaient débordées.
Le 16 août, un coup de téléphone de Berlin m'apprit que le Standartenführer 1 Kellner était autorisé à visiter, pour information, les installations du KL Birkenau, et le lendemain, en effet, tôt dans la matinée, Kellner arrivait en auto, je lui fis les honneurs du lieu, il se montra très intéressé par l'Action spéciale et l'organisation des Crémas, et à midi, je l'emmenai déjeuner chez moi.
On prit place dans le salon en attendant que la bonne nous annonçât que nous étions servis. Au bout d'un moment, Elsie apparut. Kellner se leva rapidement, claqua les talons, escamota son monocle, se cassa en deux, et lui baisa les doigts. Après quoi, il se rassit aussi vite qu'il s'était levé, tourna son visage vers la fenêtre, son profil parfait apparut, et il dit :
— Et comment trouvez-vous Auschwitz, gnädige Frau 1 ? Elsie ouvrit la bouche. Il enchaîna aussitôt :
Ja, ja, naturellement, il y a cette odeur déplaisante... Il fit un petit geste :
—... et toutes ces choses. Mais nous avons les mêmes petits désagréments à Culmhof, je vous assure...
Il remit son monocle et regarda autour de lui d'un air vif et aimable.
— Mais vous êtes bien installée... Vous êtes remarquablement bien installée, gnädige Frau...
Il jeta un coup d'œil dans la salle à manger par la porte vitrée.
— Et je constate que vous avez un buffet sculpté...
— Voulez-vous voir, Standartenführer ? dit Elsie. On entra dans la salle à manger, Kellner se campa devant le buffet et regarda longuement les sculptures.
— Sujet religieux... dit-il en plissant les yeux, ... beaucoup d'angoisse... conception judéo-chrétienne de la mort... Il eut un petit geste de la main :
— Et toutes ces vieilleries... Bien entendu, la mort n'a d'importance que si on suppose, comme eux, un au-delà... Mais quel fini, mein Lieber ! Quelle exécution !...
Je dis :
— C'est un juif polonais, Herr Standartenführer, qui a fait ça.
Ja, ici, dit Kellner, il doit néanmoins avoir une petite dose de sang nordique dans les veines. Sans cela, il n'aurait jamais pu exécuter cette merveille. Les juifs 100 pour 100 sont incapables de créer, nous savons cela depuis longtemps.
Il passa légèrement et amoureusement ses mains soignées sur les sculptures.
— Ah ! reprit-il, travail caractéristique de détenus... Ils ne savent pas s'ils survivront d'un jour à leur œuvre... Et pour eux, naturellement, la mort a de l'importance... Ils ont dans la vie cet ignoble espoir...
Il fit la moue, et je demandai avec embarras :
— Estimez-vous, Herr Standartenführer, que j'aurais dû interdire à ce juif de traiter un sujet religieux ? Il se tourna vers moi et se mit à rire :
— Ha ! Ha ! Lang, dit-il d'un air de malice, vous ne vous doutiez pas que votre buffet était si contraire à la doctrine...
Il regarda encore le meuble en plaçant sa tête de côté, et soupira :
— Vous avez de la chance, Lang, avec votre camp. Dans le nombre, vous avez forcément de vrais artistes. On prit place à table et Elsie dit
— Mais je pensais que vous commandiez aussi un camp, Standartenführer ?
— C'est différent, dit Kellner en dépliant sa serviette, je n'ai pas, comme votre mari, des détenus permanents. Les miens sont tous...
Il eut un petit rire :
— de passage.
Elsie le regarda d'un air étonné, et il enchaîna aussitôt :
— La mère patrie ne vous manque pas trop, j'espère, gnädige Frau. La Pologne est un pays triste, nicht wahr ? Mais nous n'en avons plus pour trop longtemps, je pense. À l'allure où vont nos troupes, elles seront avant peu dans le Caucase, et la guerre ne va pas traîner.
Je dis :
— Cette fois-ci, nous en aurons fini avant l'hiver. C'est ce que tout le monde pense ici, Herr Standartenführer.
— Dans deux mois, dit Kellner d'une voix nette.
— Encore un peu de viande, Standartenführer, dit Elsie.
— Non, merci, gnädige Frau. À mon âge... Il eut un petit rire :
— Il faut commencer à veiller à sa ligne.
— Oh ! Mais vous êtes encore jeune, Standartenführer, dit Elsie d'un air aimable. Il tourna son profil parfait vers la fenêtre :
— Précisément, dit-il d'une voix mélancolique, je suis encore jeune... Il y eut un silence et il reprit :
— Et vous, Lang, que ferez-vous après la guerre ? Il n'y aura pas toujours des camps, espérons-le.
— Je compte demander au Reich une terre dans l'Ostraum, Herr Standartenführer.
— Mon mari, dit Elsie, a été fermier du Colonel Baron von Jeseritz en Poméramie. Nous cultivions un peu de terre, et nous élevions des chevaux.
— Ah, vraiment ! dit Kellner en escamotant son monocle et en me regardant d'un air entendu, l'Agriculture ! l'Élevage ! Vous avez plus d'une corde à votre arc, Lang !
Il tourna son visage vers la fenêtre et ses traits devinrent nobles et sévères :
— C'est très bien, dit-il d'une voix grave, c'est très bien, Lang. Le Reich aura besoin de colons, quand les Slaves... Il eut un petit rire :
—... auront disparu. Vous serez... Quelle est donc la phrase du Reichsführer ?... L'exemplaire pionnier allemand de l'Ostraum.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, je crois bien que c'est de vous qu'il a dit ça.
— Vraiment ? dit Elsie, les yeux brillants, il a dit cela de mon mari ?
— Mais oui, gnädige Frau, dit Kellner d'une voix courtoise, je crois bien qu'il s'agissait de votre mari. J'en suis même sûr, maintenant que j'y réfléchis. Le Reichsführer est un bon juge.
— Oh ! dit Elsie, je suis contente pour Rudolf ! Il travaille tant ! Il est tellement consciencieux pour tout ! Je dis :
— Voyons, Elsie !
Kellner se mit à rire, nous regarda l'un après l'autre d'un air attendri, et leva en l'air ses mains soignées :
— Comme cela fait plaisir de se retrouver dans une vraie famille allemande, gnädige Frau !
— Je suis célibataire, reprit-il d'un air mélancolique. Pas eu la vocation, en quelque sorte. Mais à Berlin, j'ai des amis mariés tout à fait charmants...
Il laissa traîner la fin de sa phrase. On se leva et on alla au salon prendre le café. Le café était du vrai café qu'Hageman avait reçu de France, et dont il avait donné un paquet à Elsie.
— Extraordinaire ! dit Kellner, vous vivez vraiment comme des coqs en pâte à Auschwitz ! La vie des camps a du bon... Si seulement il n'y avait pas...
Il eut une moue dégoûtée :
— ... toute cette laideur.
Il tournait sa cuiller dans sa tasse d'un air absorbé.
— Voilà le gros inconvénient des camps : La laideur ! Je me faisais cette réflexion ce matin, Lang, quand vous me montriez l'action spéciale. Tous ces juifs...
Je dis vivement :
— Excusez-moi, Herr Standartenführer. Elsie, voudrais-tu aller chercher les liqueurs ?
Elsie me regarda d'un air étonné, se leva et passa dans la salle à manger. Kellner ne leva pas la tête. Il tournait toujours sa cuiller. Elsie laissa la porte vitrée à demi ouverte derrière elle.
— Comme ils sont laids ! continua Kellner, les yeux fixés sur sa tasse. Je les ai bien regardés quand ils sont entrés dans la chambre à gaz. Quel spectacle ! Quelles nudités ! Les femmes surtout...
Je le fixais désespérément. Il ne levait pas les yeux.
— Et ces enfants... si maigres... avec leurs petits visages de singes... gros comme mon poing... Quelles anatomies ! Vraiment, ils étaient affreux... Et quand le gazage a commencé...
Je regardai Kellner et je regardai la porte, éperdu. La sueur coulait le long de mes flancs, je n'arrivais pas à parler.
— Quelles postures ignobles ! reprit-il en tournant lentement et machinalement sa cuiller. Un tableau de Breughel, vraiment ! Rien que pour être si laids, ils méritent la mort. Et penser...
II eut un petit rire :
—... penser qu'ils sentent encore plus mauvais après la mort que de leur vivant !
J'eus un geste d'une audace inouïe : Je lui touchai le genou. Il sursauta, je me penchai vivement, je lui montrai de la tête la porte entrouverte, et je dis très vite et dans un souffle : « Elle ne sait rien ».
Il ouvrit la bouche, et resta un moment en suspens, la cuiller au bout des doigts, stupéfait. Il y eut un silence, et ce silence était pire que tout.
— Breughel, reprit-il d'une voix fausse, connaissez-vous Breughel, Lang ? Pas Breughel le vieux... non, ni l'autre... mais Breughel d'Enfer, comme on l'appelait... précisément parce qu'il peignait l'Enfer...
Je regardais ma tasse. Il y eut un bruit de pas, la porte vitrée claqua, et je fis un violent effort pour ne pas lever les yeux.
— Il aimait peindre l'Enfer, figurez-vous, continua Kellner d'une voix trop forte. Il avait une sorte de talent pour le macabre...
Elsie posa le plateau de liqueurs sur la petite table basse, et je dis avec une politesse exagérée :
— Merci, Elsie.
II y eut un silence et Kellner me jeta un coup d'œil.
— Oh ! Oh ! dit-il avec un enjouement forcé, encore de bonnes choses ! Et même des liqueurs françaises, je vois. Je fis effort pour parler
— C'est l'Hauptsturmführer Hageman qui les reçoit, Herr Standartenführer. Il a des amis en France. Ma voix avait sonné faux, malgré tout. Je glissai un coup d'œil à Elsie. Elle avait les yeux baissés et son visage ne reflétait rien. La conversation tomba de nouveau. Kellner regarda Elsie et dit :
— Merveilleux pays, la France, gnädige Frau.
— Cognac, Standartenführer ? dit Elsie d'une voix tranquille.
— Un peu seulement, gnädige Frau, le cognac doit se déguster... Il leva la main :
— à la française. Un peu à la fois, et lentement. Nos lourdauds, là-bas, doivent en avaler des rasades...
Il eut un petit rire que je jugeai forcé, puis il me jeta un coup d'œil et je compris qu'il avait envie de s'en aller.
Elsie le servit, puis remplit à demi mon verre. Je dis :
— Merci, Elsie.
Elle ne leva pas la tête. Il y eut de nouveau un silence.
— Chez Maxim's, reprit Kellner, ils le boivent dans de grands verres ronds et renflés à la base... comme ceci...
Il dessina la forme du verre dans l'air des deux mains. Il y eut encore un silence, et il reprit d'un air gêné :
— Merveilleux, Paris, gnädige Frau. Je dois avouer... Il eut un petit rire :
— ... que j'envie beaucoup Herr Abetz, parfois.
Il parla encore un petit moment de Maxim's et de Paris, puis se leva et prit congé. Je remarquai qu'il n'avait même pas fini son verre. On laissa Elsie au salon, je descendis le perron avec Kellner, et je le mis dans sa voiture.
Elle démarra, je regrettai de ne pas avoir pris ma casquette sur la console : je serais parti aussitôt.
Je remontai lentement le perron, je poussai la porte d'entrée, et traversai doucement le vestibule. Je vis avec étonnement que ma casquette n'était plus sur la console.
J'ouvris la porte de mon bureau, et je m'arrêtai, stupéfait. Elsie était là, droite et blanche, la main gauche appuyée
sur une chaise. Je fermai machinalement la porte derrière moi et je détournai la tête. Ma casquette était sur ma table. Il se passa une pleine seconde, je saisis ma casquette et je tournai les talons. Elsie dit :
— Rudolf.
Je me retournai. Son regard était effrayant.
— Ainsi, dit-elle, c'est ce que tu fais ! Je détournai la tête :
— Je ne sais pas ce que tu veux dire.
Je voulus faire demi-tour, sortir, couper court. Mais j'étais là, figé, paralysé. Je ne pouvais même pas la regarder.
— Ainsi, dit-elle à voix basse, tu les gazes !... Et cette horrible odeur, c'est eux ! J'ouvris la bouche, je n'arrivai pas à parler.
— Les cheminées ! reprit-elle... Je comprends tout maintenant. Je regardai à terre et je dis :
— Bien entendu, nous brûlons les morts. On a toujours brûlé les corps en Allemagne, tu le sais bien. C'est une question d'hygiène. Il n'y a rien à redire à cela. Surtout avec les épidémies.
Elle cria :
— Tu mens ! Tu les gazes ! Je relevai la tête, stupéfait.
— Je mens ? Elsie ! Comment oses-tu ? Elle reprit sans m'entendre :
— Les hommes, les femmes, les enfants... tous pêle-mêle... nus... et les enfants ressemblent à des petits singes...
Je me raidis :
— Je ne sais pas ce que tu racontes.
Je fis un violent effort et je réussis à bouger. Je me retournai et je fis un pas vers la porte. Aussitôt, avec une vitesse stupéfiante, elle me dépassa, se jeta contre la porte et s'adossa à elle :
— Toi ! dit-elle, toi !
Elle tremblait de tout son corps. Ses yeux immenses, étincelants, étaient fixés sur moi. Je criai :
— Si tu crois que j'aime ça !
Et aussitôt un flot de honte me submergea : J'avais trahi le Reichsführer. J'avais révélé à ma femme un secret d'État.
— C'est donc vrai, cria Elsie, tu les tues ! Elle répéta en hurlant :
— Tu les tues !
Avec la rapidité de l'éclair, je la pris par les épaules, je posai la paume de ma main sur sa bouche, et je dis :
— Plus bas, Elsie, je te prie, plus bas !
Ses yeux cillèrent, elle se dégagea, je retirai ma main, elle tendit l'oreille, et nous restâmes un moment à écouter les bruits de la maison, immobiles, silencieux, complices.
Elle dit d'une voix basse et normale
— Frau Müller est sortie, je crois.
— La bonne ?
— Elle fait la lessive au sous-sol. Et les enfants font la sieste.
On écouta encore un moment en silence, puis elle tourna la tête, me regarda, et ce fut comme si elle se souvenait tout d'un coup qui j'étais : l'horreur envahit de nouveau ses traits et elle se rencogna contre la porte.
Je dis au prix d'un énorme effort :
— Écoute, Elsie. Il faut que tu comprennes. Ce sont seulement des inaptes. Et on n'a pas de nourriture pour tout le monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux...
Ses yeux durs, implacables étaient fixés sur moi. Je poursuivis :
— Les traiter ainsi... que les laisser mourir de faim.
— Voilà donc, dit-elle à voix basse, ce que tu as imaginé !
— Mais ce n'est pas moi ! Je n'y suis pour rien ! C'est un ordre !... Elle dit avec mépris :
— Qui aurait pu donner un ordre pareil ?
— Le Reichsführer.
L'angoisse me serra le cœur : une fois de plus, je le trahissais.
— Le Reichsführer ! dit Elsie.
Ses lèvres se mirent à trembler et elle dit d'une voix éteinte :
— Un homme... vers qui les enfants allaient avec tant de confiance ! Elle balbutia :
— Mais pourquoi ? pourquoi ? Je levai les épaules :
— Tu ne peux pas comprendre. Ces questions-là t'échappent complètement. Les juifs sont nos pires ennemis, tu le sais bien. Ce sont eux qui ont déclenché la guerre. Si nous ne les liquidons pas maintenant, ce sont eux, plus tard, qui extermineront le peuple allemand.
— Mais c'est stupide ! dit-elle avec une vivacité inouïe. Comment pourront-ils nous exterminer, puisque nous allons gagner la guerre ?
Je la regardai, béant. Je n'avais jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser. Je détournai la tête et je dis au bout d'un moment :
— C'est un ordre.
— Mais tu pouvais demander une autre mission. Je dis vivement :
— Je l'ai fait. J'étais volontaire pour le front, tu te souviens. Le Reichsführer n'a pas voulu.
— Eh bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuser d'obéir. Je criai presque :
— Elsie !
Et pendant une seconde, je fus incapable de trouver mes mots.
— Mais, dis-je, la gorge serrée, mais Elsie !... Ce que tu dis là, c'est... c'est contraire à l'honneur !
— Et ce que tu fais ?
— Un soldat, refuser d'obéir ! Et d'ailleurs, ça n'aurait rien changé ! On m'aurait dégradé, torturé, fusillé... Et toi, qu'est-ce que tu serais devenue ? Et les enfants ?...
— Ah ! dit Elsie, tout ! Tout ! Tout !... Je l'interrompis :
— Mais cela n'aurait servi à rien. Si j'avais refusé d'obéir, quelqu'un d'autre l'aurait fait à ma place ! Ses yeux étincelèrent :
— Oui, mais toi, dit-elle, toi, tu ne l'aurais pas fait ! Je la regardai, stupéfait, stupide. Mon esprit était un vide total.
— Mais Elsie, dis-je...
Je n'arrivais plus à penser. Je me raidis jusqu'à ce que tous les muscles me fissent mal, je fixai mes yeux droit devant moi, et sans regarder Elsie, sans la voir, sans rien voir, j'articulai avec force :
— C'est un ordre.
— Un ordre ! dit Elsie avec dérision.
Et brusquement elle se cacha la tête dans ses mains. Au bout d'un moment, je m'approchai et je la pris par les épaules. Elle tressaillit violemment, me repoussa de toutes ses forces, et dit d'une voix blanche :
— Ne me touche pas !
Mes jambes se mirent à trembler sous moi et je criai :
— Tu n'as pas le droit de me traiter ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais par ordre ! Je n'en suis pas responsable !
— C'est toi qui le fais ! Je la regardai, désespéré :
— Tu ne comprends pas, Elsie. Je ne suis qu'un rouage, rien de plus. Dans l'armée, quand un chef donne un ordre, c'est lui qui est responsable, lui seul. Si l'ordre est mauvais, c'est le chef qu'on punit, jamais l'exécutant.
— Ainsi, dit-elle avec une lenteur écrasante, voilà la raison qui t'a fait obéir : tu savais que si les choses tournaient mal, tu ne serais pas puni.
Je criai :
— Mais je n’ai jamais pensé à cela ! C’est seulement que je ne peux pas désobéir à un ordre. Comprends donc ! Ça m’est physiquement impossible !
— Alors, dit-elle avec un calme effrayant, si on te donnait l’ordre de fusiller le petit Franz, tu le ferais ! Je la fixai, stupéfait.
— Mais c’est de la folie ! Jamais on ne me donnera un ordre pareil !
— Et pourquoi pas ? dit-elle avec un rire sauvage. On t’a bien donné l’ordre de tuer des petits enfants juifs ! Pourquoi pas les tiens ? Pourquoi pas Franz ?
— Mais voyons, jamais le Reichsführer ne me donnerait un ordre pareil ! Jamais ! C’est...
J’allais dire : « C’est impensable ! » et tout à coup, les mots se bloquèrent dans ma gorge. Je me rappelai avec terreur que le Reichsführer avait donné l’ordre de fusiller son propre neveu.
Je baissai les yeux. C’était trop tard.
— Tu n’en es pas sûr ! dit Elsie avec un mépris horrible, tu vois, tu n’en es pas sûr ! Et si le Reichsführer te disait de tuer Franz, tu le ferais !
Elle découvrit à demi les dents, elle parut se replier sur elle-même, et ses yeux se mirent à briller d’une lueur farouche, animale. Elsie si douce, si calme... Je la regardais, paralysé, cloué au sol par tant de haine.
— Tu le ferais ! dit-elle avec violence, tu le ferais !
Je ne sais ce qui se passa alors. Je jure que je voulais répondre : « Naturellement pas », je jure que j’en avais l’intention la plus nette et la plus formelle, et au lieu de cela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge, et je dis :
— Naturellement.
Je crus qu’elle allait se jeter sur moi. Un temps interminable s’écoula. Elle me regardait. Je ne pouvais plus parler. Je désirais désespérément me reprendre, m’expliquer... Ma langue était collée contre mon palais.
Elle se retourna, ouvrit la porte, sortit, et je l’entendis qui montait rapidement l’escalier.
Robert Merle, in La mort est mon métier

1. Colonel de SS.
2. Chère Madame.