Un frisson traverse le ventre de
Marie, secoue ses membres maternels, fait trembler sa mâchoire, tandis que
Jésus est emporté vers la Croix, car personne ne tue en restant cloué sur
place. Se mouvoir, et vite, si l'on ne veut pas mourir à son tour dans la
sombre évidence que le mal se transmet de frère en frère. Pauvre soldat,
aujourd'hui dans le Ciel, – mais bien sûr ! – éternellement blessé par
l'amour qui suppure des plaies scintillantes de gloire. Pour l'instant, il tire
sur le bras décharné comme on pousse un agneau au box des condamnés. Près de la
Croix, le centurion fixe le Christ, la gourde à la main, et il la Lui tend si
brusquement qu'un peu de vin giclant au torse flagellé révèle à Jésus la
présence de la myrrhe au pouvoir endormant. « Pas question de mourir sans
l'esprit. Jusqu'au bout, fût-il celui de l'épouvante, je resterai lucide, et
avec moi, la foule de mes enfants à venir, qui, je l'espère, donneront à
l'insoutenable douleur le prix de sa dignité. Triste breuvage, reste où tu
es ! » Le temps de rendre la gourde, et c'est l'ordre donné :
« Allez, Roi des Juifs, allonge-toi sur le bois ! »
Sans
une hésitation, et surtout sans le moindre geste, pas même d'au revoir, Jésus
se retourne, plie les jambes, se couche de tout son long, épouse la Croix du
premier coup comme si depuis toujours il dormait sur elle. Là, sur son
avant-bras, le droit, c'est un soldat qui maintenant met son genou, cependant
qu'un monstre obéissant plante à coups de marteau un clou de mulet dans sa
chair vive. Un cri strident perce le ciel, c'est le Verbe qui geint de son
humanité passible, et ce cri, long comme une déchirure, tournoie dans les airs,
cherche un lieu pour reposer la tête, mais il n'y a rien, ni personne, la mort
est encore loin. Comment le rire peut-il encore survivre dans les rangs de
cette foule imbibée d'Écriture ? Le Serviteur souffrant, annoncé par
Isaïe, ne le voit-elle pas mettre en œuvre la prophétie ? Et c'est au tour
du bras gauche, crispé sur le ventre de se voir violemment déplié offrant au
bourreau une main longue et patricienne dont la beauté sous le sang continue de
régner au contact du fer qui maintenant s'enfonce à jamais dans la paume. Cette
fois-ci, pas un cri ; le Christ halète, la respiration est trop courte
pour surgir en force, des larmes seulement sur la Sainte Face, coulures de
douleurs irrépressibles. À présent, les pieds sont promptement unis, l'un près
de l'autre, et par deux clous traversés de part en part. Sur ces derniers pics,
sauvagement plantés, le corps du Christ se soulève et se tord en son milieu
comme une bête prise au collet des hommes. Du sang partout, sur les poutres et dans
les mains des gardes, - et dans la bouche du Messie, pour toute réponse, trois
mots articulés en vomissures d'amour : « Père,
pardonne-leur... » C'est vrai, ils ne savent pas ce qu'ils font, en
dressant la Croix sur le monde, élargissant les plaies qui sauvent, attirant au
seul Dieu l'homme perdu de tous les temps.
Michel-Marie Zanotti-Sorkine, in La Passion de l’Amour