vendredi 8 mars 2013

En homéliant... Ambroise-Marie Carré, Pour Raoul Follereau

Pour Raoul Follereau « Le Vagabond de la Charité », en l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal le 9 décembre 1977

Le cercueil de Raoul Follereau se trouve ici, au pied de la Croix du Seigneur ressuscité.
Nous tous qui participons à cette cérémonie éprouvons une intense émotion, d'autant que si nous sommes réunis dans cette église, Africains et Européens, nous savons bien que nous ne faisons que représenter une foule immense.
À mon émotion personnelle s'ajoute un sentiment fait de gratitude et d'humilité, puisque, avant de mourir, Raoul Follereau a émis le désir que je prononce l'homélie de cette messe. Je ne veux être que l'écho de la voix qui monte de tant de pays où le nom de Raoul Follereau est en bénédiction.
Celui qui fut d'abord un poète, un auteur dramatique, fut surnommé l'apôtre de la Charité, « le Vagabond de la Charité ». Au moment où certains chrétiens trouvent quelque peu affadi ce mot de charité, il l'a réhabilité. Il lui a rendu aux yeux du monde toute sa signification. Il l'a montrée, cette charité, jaillissant du cœur de Dieu et remontant par nous, à travers le service des hommes, jusqu'au cœur de Dieu.
Certes, le nom de Raoul Follereau est à jamais associé au combat contre la lèpre. Et le souvenir de ses campagnes en faveur d'Adzopé demeure dans beaucoup de mémoires comme une aventure, comme une épopée. Mais sa rencontre spirituelle avec le Père de Foucauld devait élargir à l'infini son horizon.
Raoul Follereau s'est engagé au service des déshérités, des exclus, de tous ceux que la société opprime ou rejette. À l'occasion de la XIIe Journée mondiale des lépreux, il écrivait, et laissez-moi le citer un peu longuement : « Poursuivons cette bataille, cette "bataille pas comme les autres" ». Lorsque j'ai commencé presque seul, les gens « informés » (informés de quoi, Seigneur ?) se détournaient, disant : « C'est ainsi depuis que le monde est monde. Il n'y changera rien. C'est impossible ».
Impossible ? La seule chose impossible, c'est que nous, les gens terriblement heureux, nous puissions continuer de manger, de dormir et de rire, alors que le monde, autour de nous, hurle, saigne et se désespère.
Et c'est pourquoi elle devra, notre bataille, s'étendre dans l'avenir à toutes les lèpres.
À ces lèpres cent fois plus meurtrières que sont la faim, le taudis, la misère.
À ces lèpres mille fois plus contagieuses que sont l'inconscience cataleptique, l'égoïsme aux yeux de taupe, la lâcheté qui ne s'embusque que pour mieux s'enfuir... Et la défiance qui défigure l'humanité. Et la haine qui la déshonore.
Mais on ne peut s'attaquer à la lèpre et à toutes les lèpres sans en pâtir douloureusement, et parfois tragiquement. Celui qui poussait ce cri sublime : « Seigneur, faites-nous mal avec la souffrance des autres », comme il a eu mal tout au long de son itinéraire ! Je pense à ce texte où saint Paul évoque tout ce qu'il lui fallut endurer pour annoncer Jésus-Christ, et j'ai envie de l'appliquer à l'ami très cher qui vient de regagner la maison du Père. En faisant trente-deux fois le tour du monde il a connu les périls, les inconforts, les menaces, les déceptions, et s'il y avait tant de joie sur son visage, comme sur celui de sa femme qui l'accompagna toujours, c'est parce que la joie est le privilège de ceux qui savent que le dernier mot appartiendra toujours à l'Amour.
Ah ! Frères et amis, ne nous méprenons pas sur le sens de ce requiem que nous prononçons pendant cette messe. Bien sûr, il a droit au repos, lui qui a tant bataillé. Mais, d'abord, nous ne voyons guère Raoul Follereau se reposant, et ensuite le terme repos signifie autre chose dans le langage biblique il signifie la plénitude de Dieu, la plénitude de l'amour de Dieu dans sa suprême activité. Pendant cette eucharistie, nous intercédons auprès de la miséricorde infinie, car il faut beaucoup prier pour ceux qui nous quittent, et en même temps nous avons la certitude que Raoul Follereau va plus que jamais continuer son œuvre. Il ne nous a pas abandonnés. Ne craignez pas...
D'ailleurs, est-ce que déjà la certitude d'une présence, nous ne l'éprouvons pas ? Le Père Sertillanges (que Raoul Follereau aimait beaucoup) a écrit cette chose admirable : à cause de ses morts « le centre de gravité de la famille se déplace : il remonte ».
Oui, n'est-ce pas, nous ressentons dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre volonté que le centre de gravité des Fondations Raoul Follereau vient de se déplacer, et que nous sommes tous conviés à poursuivre jusqu'à la limite de nos forces la formidable aventure de la charité.
Nous prions pour Raoul Follereau. Mais, sans anticiper sur le jugement de Dieu, il nous est impossible de ne pas l'imaginer montant vers le ciel entouré et comme tiré par le cortège de tous les lépreux, de tous les pauvres, de tous les « petits » qui sont les privilégiés du Christ.
Alors, réjouissons-nous, et puisse retentir avec d'autant plus de force, avec cette violence qui est le propre de ceux qui sont doux selon les béatitudes, le dernier passage qu'a rédigé Raoul Follereau, le testament qu'il a adressé aux jeunes, et par-delà les jeunes à chacun d'entre nous : « Le trésor que je vous laisse, c'est le bien que je n'ai pas fait, que j'aurais voulu faire et que vous ferez après moi. »
Père Ambroise-Marie Carré,
in Reçois-les dans ta lumière, paroles pour des amis (cerf)