mercredi 10 octobre 2012

En parlant... Fabrice Hadjadj, Athée et Fondamentaliste


Le mot « Dieu »
Il est une chose curieuse, à plus forte raison si l'on est athée, c'est la présence du mot « Dieu » dans notre langue. Quand j'affirmerais la non-existence de Dieu, je serais toujours forcé d'affirmer en même temps l'existence obstiné de ce signifiant. Un signifiant étrange, d'ailleurs, de par sa manière même de signifier. Je ne dis pas « Dieu » comme je dis « arbre ». Je peux pointer du doigt un arbre. Je peux cerner l'idée de vivant végétal. En l'espèce, le référent et le signifié ne me sont pas si obscurs. Mais avec « Dieu », c'est autre chose. Cela ressemble à de la musique.
La musique signifie, mais on ne sait pas quoi. Elle nous transporte, mais on ne sait pas où. Elle renvoie à quelque merveille insaisissable, opère une révélation incessante, jamais achevée, et même tournant court : le rideau se lève sur de nouveaux voiles, l'élévation finit par nous lâcher, pas moins lourds, sur notre siège. La transcendance entraperçue retombe comme un soufflet. Il en va de même avec toute chose belle. C'est d'un éclair obscur qu'elle nous foudroie. Elle parle à notre cœur mais nous ne comprenons pas, et cette incompréhension peut nous faire mal dans la joie même qu'elle nous procure.
Or, de même qu'on expliquera que le beau relève d'une « tendance sexuelle inhibée quant au but », ou que le plaisir de la musique n'est qu'une sorte de massage cérébral, on pourra dire que, derrière le mot « Dieu », et sa présence dans notre langue, il y a quelque chose de matériel et de très explicable.
Je dois l'avouer : avant ma conversion, je détestais ce mot. J'avais l'impression que quand quelqu'un disait « Dieu », il mettait fin à toute conversation. Il avait introduit en fraude un joker dans le jeu de cartes. C'était un abracadabra, une formule magique et je dirais même une « solution finale » avec tout ce que cette expression peut avoir de terrifiant. Une solution finale à l'intérieur de la discussion, d'un coup étouffée sous ce gros mot massif.
Ma conversion fut d'abord une conversion de vocabulaire. Du temps de mon athéisme, j'étais bien forcé de confesser un mystère de l'existence. Je pensais toutefois que le mot « Dieu » n'avait rien à voir avec ce mystère, qu'il était même une façon de l'esquiver. Je prétendais expliquer sa présence dans le lexique par cet effort d'esquive : déni de la mort, volonté de puissance, fuite dans l'au-delà, sublimation névrotique du « papa-maman-au secours »...
Aujourd'hui, que s'est-il passé ? J'ai été corrigé de ce contresens. Ce mot ne résonne plus à mes oreilles comme un bouche-trou, mais comme un ouvre-abîme. Certains, sans doute, en usent comme d'un bouche-trou (croyants ou pas, du reste). Ils ne l'entendent guère. Ils n'en perçoivent pas la musique, pour ainsi dire. Car le signifiant « Dieu » ne descend pas d'un désir de solution finale : il provient de la reconnaissance d'une béance irrécupérable. Il ne surgit pas tant comme une réponse que comme un appel. Il désigne l'évidence de ce qui m'échappe, l'exigence de ce qui me dépasse.
Je le rappelle souvent aux séminaristes : « Quand vous êtes en mission d'évangélisation, et que quelqu'un vous déclare : "Je ne crois pas en Dieu", faites attention, ne lui sautez pas à la gorge en disant : "Mais si, il faut que tu croies en Dieu !", parce que, si ça se trouve, vous n'y croyez pas non plus au "Dieu" dont il parle ! Demandez-lui d'abord ce qu'il entend par ce mot. Et demandez-vous si vous en entendez vous-même le vertige ».
Quand nous l'entendons bien, ce mot nous laisse bouche bée. C'est le mot qui dit que nous n'avons pas le dernier mot. C'est le Nom qui n'est pas fermeture du dialogue mais hospitalité à ce qui nous altère, à ce qui nous ouvre, à ce qui nous surprend, et nous dispose à toute rencontre. Le Nom de Dieu ne saurait nous rendre suffisants et superbes, il réclame notre humilité devant lui, humblement livré à nos discours. Qui l'assène comme un coup de massue n'est pas seulement assommant : il est lui-même complètement étourdi.
Le troisième commandement le suggère. Spontanément, on s'imagine que le vrai croyant, le grand dévot, c'est celui qui met le mot « Dieu » dans toutes ses palabres. Or voilà que Dieu ordonne à son fidèle : Tu ne prononceras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain, car le Seigneur n'absoudra pas celui qui prononcera son Nom en vain (Ex 20, 7). Le fidèle est donc obligé de mettre une garde à sa bouche. D'après cette troisième parole, le péché mortel, irrémissible même (le Seigneur n'absoudra pas), ne semble pas tant une menace pour celui qui ne parle pas de « Dieu », que pour celui qui en parle — à tort et à travers.
Que signifie toutefois prononcer en vain le Nom du Seigneur ton Dieu, ou, comme dit littéralement l'hébreu, porter le Nom de YHVH, ton Élohim, pour rien ? N'est-ce qu'une consigne de précaution relative à l'emploi du tétragramme, comme s'il s'agissait d'une substance explosive ? Le verbe hébraïque ne parle pas de « prononcer » seulement, mais de « porter ». On porte le Nom, comme on porte un fardeau (Nb 11, 17), comme le coupable porte le poids de sa faute (Lv 5, 17) comme le serviteur souffrant porte les péchés des foules (Is 53, 12), comme une mère porte un petit enfant (Nb 11, 12). Ce n'est pas une action que des lèvres, mais de tout l'être physique et moral. — Quant à la locution adverbiale « en vain » ou « pour rien », son terme se retrouve dans un verset de psaume repris deux fois : Néant, le salut qui vient des hommes (Ps 59, 13 ; 107, 13). Ce rien cherche donc à passer pour quelque chose. Cet en vain n'avoue pas son vide mais s'enfle de vanité. Aussi le même terme peut-il être traduit selon le vocabulaire du simulacre : Ne porte pas le Nom de manière illusoire. Ce ne sont pas d'abord les athées qui dénoncent l'utilisation de « Dieu » comme une illusion. C'est la Parole de Dieu même.
Dans la bouche du fondamentaliste comme de l'athée
Porter le Nom en vain revient sans doute, en premier lieu, à le noyer dans la vanité du monde. C'est le danger d'une banalisation du Nom de Dieu, laquelle est d'abord fondamentaliste. L'illusion est de pouvoir prendre le Bon pour sa bonne à tout faire.
Chez le fondamentaliste, le mot « Dieu » envahit tout le discours. Cela peut partir d'un constat tragique : si ténébreuse est notre âme, si débile notre intelligence, que seule une parole céleste pourrait nous donner quelque lumière. Cela peut venir d'une intention glorieuse : Quoi que vous puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, rendant par lui grâces au Dieu Père ! (Col 3, 17). Mais cette attitude d'un cœur déchiré par sa misère ou par la louange devient posture d'un cœur gonflé par sa conviction. Et le nom de Dieu se transforme en dispense de penser et réplique universelle.
Il est ce dépanneur ouvert 24 heures sur 24 toujours prêt à refaire ronfler le moteur de votre sermon. Il est cette « solution finale » que je dénonçais tout à l'heure. Quoi ? Vous vous posez des questions sur l'évolution des espèces ? Regardez dans l'Écriture. Vous avez une interrogation scientifique ou économique ? Regardez dans l'Écriture. Tout est là, il n'y a pas à réfléchir, il suffit de dire « Dieu » pour que tout soit résolu. C'est le couteau suisse et la panacée, l'absolu sésame et le suprême talisman.
Sartre définissait l'imbécile comme celui qui a immédiatement réponse à tout. Avec le fondamentalisme, le mot « Dieu » devient le levier d'une imbécillité parfaite. Le discours religieux finit par exclure ou par absorber toute autre forme de discours. Plus pratique encore : il n'y aura plus de discours attentif, à partir des choses telles qu'elles sont données à l'expérience. Pourquoi chercher la clef qui correspond à telle serrure ? Voici la pince-monseigneur.
Qu'est-ce que l'homme ?
— La chose du Seigneur.
— 2 + 2 = ?
— Ce que voudra le Seigneur.
Le « Seigneur » se substitue à toutes choses. Et c'est pourquoi n'importe quelle chose pourra finir par se substituer au « Seigneur ». En effet, cette banalisation à la fois invasive et défensive conduit bientôt à une réaction : celle de l'athéisme.
Cette réaction est très saine en tant que riposte, mais très problématique en tant que réponse. L'athée objecte avec raison : « Pourquoi est-ce que tu me parles de Dieu alors que je suis devant toi ? Parle-moi de toi, parle-moi de moi, parlons de nous, de ce verre de vin que nous allons boire ensemble, n'est-ce pas ce qui saute aux yeux ? Pourquoi me renvoies-tu à quelque chose que tu ne vois pas et n'accueilles-tu pas ce que tu vois ? Pourquoi me parles-tu de Dieu quand il y a cette radieuse jeune fille qui vient de traverser la rue, ou même ce beau soleil qui éclaire cette journée ? N'est-ce pas que tu fuis la réalité des choses et que, sous tes appels à l'amour, ton cœur est gorgé de ressentiment ? »
L'athée en infère à bon droit que la foi est un nihilisme. C'est la conclusion de Nietzsche. Nietzsche n'est pas nihiliste, contrairement à ce que certains disent, et qui sont peut-être eux-mêmes des fondamentalistes blessés. Le projet de Nietzsche est de sortir du nihilisme, de lutter contre ceux qui pensent que ce monde n'est pas le vrai monde, que cette vie n'est pas la vraie vie. Sa doctrine de l'éternel retour n'a rien à voir avec quelque croyance régressive en un cycle cosmique : elle affirme simplement que si ce qui est présent devait sans cesse revenir, aussi cruel que soit ce présent, il faudrait y consentir toujours, avec une dionysiaque, une tragique jubilation. Parce que rien n'existe en dehors de ce présent terrible, rien ne demeure au-delà des apparences et du temps.
Nietzsche met donc le bouddhisme, le platonisme et le christianisme dans le même sac, sans distinguo. Le processus de ce rejet se décrit aisément : Vous croyez en un au-delà ? C'est parce l'ici-bas vous a fait bobo. Alors, en douillets pleins de rancœur, vous le condamnez et vous vengez en inventant un ailleurs qui retournera votre situation. Vous êtes donc des nihilistes : vous niez la valeur de ce monde au profit d'un autre monde hypothétique ; vous niez ce que vous voyez au profit de ce que vous ne voyez pas. Laissez-moi embrasser cette belle femme au lieu d'étreindre vos brumes.
L'objection est légitime. Elle verse toutefois dans l'erreur contraire. Nietzsche identifie le discours sur Dieu avec le discours fondamentaliste, c'est-à-dire un discours où le mot « Dieu » sert de baguette magique, où la foi exclut la raison, où la rédemption s'oppose à la création, et donc où Dieu, auteur de l'au-delà, devient l'ennemi de Dieu, auteur de l'ici-bas.
Les rivaux se ressemblent. L'athée a ceci de commun avec le fondamentaliste : il parle de Dieu avec autant de facilité. De fait, un athée véridique, militant, un athée comme je les aime, prêt à croiser le fer, ne cesse d'avoir ce mot à la bouche.
C'est d'ailleurs le vrai problème de l'athéisme : vous y êtes obsédé par Dieu, vous essayez de vous en débarrasser, mais pour ce faire, il faut à chaque fois expliquer que Dieu n'existe pas ou que la religion est obscurantiste et violente. Votre athéologie vous renvoie toujours à la théologie, et votre appellation même — a-thée — contient le nom de Dieu dans sa queue. Si bien que ce nom vous colle à la langue, vous hérisse le poil, vous cause autant d'émotions, autant d'ivresses imbues, au fond, que le fondamentaliste, quoique en sens contraire. Et de même que le fondamentaliste met ce nom à toutes les sauces, vous le vouez à tous les diables. Pour le premier, il suffit de dire « Dieu », et tout est réglé. Pour le second, tout est réglé parce qu'on ne le dit plus (mais il faut à chaque fois redire qu'il ne faut plus le dire 1 !).
L'un et l'autre emploient donc ce nom avec beaucoup d'aisance, soit pour une promotion mécanique, soit pour un utopique débarras. De part et d'autre, c'est la même jactance, c'est le même militantisme affairé. Le fondamentaliste s'aperçoit que la figure du monde réapparaît toujours sous ses yeux, l'athée se rend compte que le nom de Dieu revient toujours à ses oreilles, et tous deux s'énervent et s'acharnent l'un contre l'autre et chacun contre son hydre dont les têtes repoussent à mesure qu'il les coupe. Parce qu'ils s'opposent à ce qui résiste et se renouvelle chaque jour, leur existence se dépense dans la surexcitation de l'activisme et la surenchère de slogans dont « Dieu » reste l'assaisonnement de choix.
Dans les gestes de l'agnostique comme de l'enfoui
Beaucoup me diront : « Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en ton Nom que nous avons prophétisé ? En ton Nom que nous avons chassé les démons ? En ton Nom que nous avons fait des miracles ? » Alors je leur dirai en face : « Jamais je ne vous ai connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité » (Mt 7, 22-23).
Jésus parle de chrétiens qui ne cessent de parler du Christ, qui font tout en son Nom et que le Christ, pourtant, n'a jamais connus, parce qu'ils l'ont instrumentalisé et se sont rengorgés dans une banalisation arrogante ou une idolâtre appropriation. Je dis : « Seigneur », mais il s'agit d'un gri-gri ou d'un doudou. Le « Très-Haut » se ramène aux proportions d'un fétiche domestique, le « Tout-Puissant » devient l'ustensile de mon pouvoir. Et si tu n'es pas d'accord avec moi, tu iras rôtir sur les tournebroches de l'enfer ! L'athée s'en indigne, mais il tombe dans le même travers — c'est ça qui est drôle : il manipule « Dieu » aussi bien que son adversaire.
Pour s'épargner le péril d'une telle jactance, on pourrait conclure, d'après les paroles mêmes du Christ, que l'important, en fin de compte, n'est pas de dire : « Allah est grand » ou « Dieu est mort », mais de ne pas commettre le mal. Jésus déclare aux faux dévots : Écartez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité. L'essentiel se trouve par conséquent du côté de la justice. Il suffit d'être juste, d'aimer son prochain, d'aimer tous les hommes comme des frères (et des sœurs...) qui se tiennent tous par la main (ce qui suppose que l'on ait chacun des milliards de mains pour n'exclure personne de notre poignée chaleureuse), et pas la peine de parler de « Dieu », mot pipé, truc à Tartuffe, source de tous les malentendus et de tous les litiges.
Telle est la mystique d'« enfouissement » pratiquée par ceux que nous pourrions appeler des chrétiens « anonymes » ou « sociaux » : Le royaume des cieux est semblable à du levain qu'une femme a pris et mis dans trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit toute levée (Mt 13, 33). Pas la peine de parler de Dieu. Vivons plutôt de manière juste et compatissante avec tous les hommes. Soyons levure et non enflure, ferment et non nappage. Mieux vaut charité silencieuse qu'écrasante vérité. Le levain dans la pâte accomplit son œuvre sans bruit. Son effet est sans effets. Sa présence, sans ostentation. Comme elle, le chrétien doit œuvrer dans l'incognito. Larvatus prodeo, pourrait-on dire avec Descartes (ou Kierkegaard) : « j'avance masqué ».
Les actes sont du reste plus éloquents que les paroles. N'est-ce pas un enseignement majeur de l'Évangile face à un pharisaïsme bavard ? Lorsque Jacques parle de montrer sa foi par ses œuvres (Jc 2, 18), lorsque Jean commande de n'aimer pas en paroles et de langue, mais en actes et dans la vérité (Jn 3, 18), ces deux apôtres suggèrent une certaine défiance à l'égard d'une parole qui reste dans la tête et ne descend pas dans le cœur, principe de l'activité humaine. Parler de Dieu serait l'occasion d'illusions mortifères. Il convient davantage de parler à Dieu, dans la prière, et de faire la volonté de Dieu, par des gestes.
Mais il y a là un petit écueil. Ce levain enfoui dans la pâte, comment le distinguer d'une image analogue, employée par le Christ, quoique de manière péjorative : le talent enfoui dans la terre (Mt 25, 25). La vocation du disciple peut-elle se confondre avec le mutisme de la carpe ? La sanctification, avec la sécularisation ? Les précédentes prémisses conduisent insensiblement à la remarque suivante : si l'on peut être juste sans « Dieu », alors on peut tout aussi bien être juste sans Dieu. Comme le fondamentalisme provoque la réaction de l'athéisme, l'anonymat des chrétiens, au nom de l'humilité et de la primauté des actes sur les paroles, provoque la réaction de l'agnosticisme.
Non sans pertinence, l'agnostique vient à conclure : il suffit d'être juste. Ne peut-on pas être juste sans croire en Dieu, et injuste en y croyant ? N'a-t-on pas vu des justes mécréants et des criminels catholiques ? La connaissance de Dieu n'a donc rien de décisif. Inutile d'en parler. Inutile d'y croire. Sauf pour se livrer à d'admirables exercices d'érudition.
L'agnosticisme se distingue de l'athéisme parce que l'agnostique s'épargne d'avoir à prouver que Dieu n'existe pas. Il évite par là l'obsession de l'athée, sa jactance et son affairement contre l'hydre récalcitrante. — Peut-être que Dieu existe, dit-il gentiment, tu peux même y croire, si ça te chante, mais là n'est pas l'essentiel, l'essentiel se trouve dans la justice et la tolérance dont je fais justement montre à ton égard.
Les tracas de l'athéisme théorique sont évités. On n'en demeure pas moins dans un athéisme pratique. L'agnostique ne dit pas que Dieu n'existe pas, mais il vit comme si, ce qui revient à peu près au même, et l'on pourrait penser qu'au bout du compte l'athée militant est moins hypocrite. Cependant, l'agnostique peut pousser la tolérance jusqu'à avoir un rapport positif au « divin » : « Je suis mécréant, mais je crois en certains "états théopathiques"... J'ignore s'il y a un Éternel mais j'adore Thérèse d'Avila... Je ne crois pas en Jésus-Christ, mais je reste culturellement chrétien, et crois aux valeurs évangéliques... »
Reste à savoir si l'Évangile est là pour promouvoir des valeurs, et non la rencontre d'une Personne. Qu'est-ce en effet qu'une culture chrétienne sans le Christ ? Et, plus encore, quelle peut bien être la « valeur » de cette Bonne Nouvelle, si celui qui l'énonce est un menteur, si, contrairement à ce que révèle sa parole et ses actes, il n'est pas le Dieu Sauveur ? Certains recourent à l'artifice d'une opposition entre le Jésus historique, modeste prophète de la démocratie, et le Jésus des Écritures, fabriqué par des apôtres arrivistes. Cette opposition est à l'évidence de leur propre fabrication, et relève elle-même d'un certain arrivisme. Le morveux cherche toujours à moucher autrui.
L'enfoui et l'agnostique partagent la même erreur : en opposant radicalement la parole et les actes, ils oublient que la parole est un acte, et même l'acte le plus profond pour un vivant qui se spécifie par la parole. Prétendre que la connaissance de Dieu ne change rien à notre action dérive de cette « misologie » : on s'imagine qu'en général la parole n'est pas décisive, et que la parole de Dieu, en particulier, n'a pas d'influence radicale sur notre agir, ne transforme en rien notre conception de la justice. Mais s'imaginer cela, c'est manquer à la première justice. Et y manquer plutôt trois fois qu'une.
Premièrement, on manque à la justice en la réduisant à quelque chose qui n'est pas directement en lien avec la vérité de la parole. On se flatte d'un humanitarisme qui traite les hommes comme des bêtes : on les nourrit, on les réchauffe, on les caresse comme animaux domestiques ; on veille à leur prospérité matérielle, et au diable leur âme ! Le bonheur n'est-il pas dans un bien-être aveugle ? Qu'on aide les pauvres, vite ! mais comme s'ils n'avaient pas d'angoisse devant la mort, n'étaient pas affamés de sens, assoiffés de contemplation. Comme si la poésie et le savoir, la louange et la supplication, la conversation et la confidence, n'étaient pas les premières des nourritures pour l'homme en tant qu'homme. Imaginez que je vous propose de manger ensemble, mais sans échanger un mot ni un regard éloquent, sans même se parler intérieurement à soi-même : en quoi nous distinguerions-nous de deux vaches, nos mufles à ruminer parallèlement dans l'auge ? Un acte qui serait tout à fait en dehors de la parole ne serait pas un acte humain.
Deuxièmement, on manque à la justice en livrant sa définition aux caprices du monde. Car qui nous montrera la justice ? Où trouverai-je son modèle ? Nous devons vivre comme des frères, soit ! Mais trouverons-nous la référence de la vie fraternelle chez les Dalton ? Serons-nous plutôt comme Romulus et Remus ? Comme Abel et Caïn ? Nous devons nous aimer les uns les autres, très bien ! Est-ce à la façon de Bonnie et Clyde ? De Pasiphaé et de son taureau ? De Roméo et Juliette se suicidant ? Du reste, si notre modèle de justice n'est pas transcendant, ne sera-t-il pas toujours négociable et manipulable ? La justice ne sera-t-elle pas le déguisement du plus séducteur et du plus persuasif ? Dès lors, il n'y a guère que deux possibilités : soit l'on verse dans le laxisme — on laisse faire ; soit l'on glisse dans le totalitarisme — on impose une norme arbitraire.
Troisièmement — et c'est là, me semble-t-il, le manquement le plus grave, parce qu'au principe des deux précédents — je ne rends pas justice à Dieu en lui offrant mon action de grâces. Si je ne perçois pas la grâce de l'existence, comment apprendrais-je à faire grâce pour accomplir la justice ? Si je ne reconnais pas la vie comme un don, et ne témoigne pas pour son Donateur, comment n'en ferais-je pas une propriété qui doit m'être rentable et sur laquelle j'ai tous les droits ? Il est impossible d'entrer dans une juste considération des choses en commençant par une omission pleine d'ingratitude. Il est impossible de faire vraiment justice si l'on déroge à la première justice, qui est d'être reconnaissant à l'égard du principe de toute justice. Je ne saurais rendre à chacun ce qui lui est dû, si je n'ai pas d'abord rendu hommage à celui qui aime chacun comme son enfant.
Par conséquent, sans une référence à une origine divine, on ne peut être parfaitement juste, car sans cette référence ou désappropriation, on se poserait soi-même comme juge ultime ou maître de toute justice, ce qui est le commencement de toutes les spoliations.
Encore un effort : tentative d'un athéisme de bonne foi, suivie d'un essai de fondamentalisme radical
Devant le mutisme de l'agnostique et du chrétien social, on peut se demander si la jactance de l'athée et du fondamentaliste n'est pas plus humaine. C'est pourquoi je voudrais y revenir, essayer ces deux positions, l'une après l'autre, moins pour voir à quel point elles sont intenables que pour introduire à une question métaphysique fondamentale : celle du rapport entre le Créateur et la créature.
Regardez bien, Éminence, mes frères et sœurs, je vais tenter devant vous d'être parfaitement athée. Il ne s'agit pas que d'une expérience de pensée, comme on dit, mais d'un mémorial du passé, puisque athée je fus, et, d'une certaine façon, athée, je reste, non comme un terme, bien sûr, mais comme un élan. Or, voilà, il est très difficile d'être athée pour de bon. C'est même quasiment impossible. Si l'on me pose la question abstraite : « Est-ce que tu crois en Dieu ? », je peux facilement répondre non. Mais si on me demande plus concrètement : « Quel est le dieu de ton monde ? Quelle est la chose que tu poses comme un principe directeur et que tu divinises dans ta vie ? », je ne peux plus me débarrasser si facilement de la question.
La vérité de l'athéisme m'oblige à ne rien diviniser, et surtout à ne pas diviniser l'athéisme. Ce serait malheureux si, voulant sortir de la religion, j'invente la religion de la sortie de la religion. Ce serait lamentable si, voulant affirmer la laïcité, j'instaure un clergé laïque, chargé d'excommunier le clergé religieux. Ce genre de contradiction ne fut pas rare parmi les athées. J'en suis conscient, c'est pourquoi je veux pousser l'essai plus loin, dans la plus grande cohérence.
En fin de compte, pour être athée jusqu'au bout, je ne dois diviniser ni l'argent, ni la volupté, ni la culture, ni le Real Madrid,. ni Nietzsche, ni moi-même et mon propre jugement... Je dois donc accepter de ne pas avoir le dernier mot. Ce qui signifie que l'athéisme n'est pas le dernier mot. L'athéisme ne peut être sincère que s'il entre dans cette dynamique qui le sort sans cesse plus avant de sa contradiction. Ou, pour le dire autrement, la position d'athée est toujours datée. Si tout d'un coup je me raidis : « Ça y est, c'est fini, je tiens le fin mot de toute l'histoire », je ne suis plus athée, au contraire, je déchois au niveau des fabricants d'idoles. Ma probité d'athée me pousse donc à dire que je n'ai pas le dernier mot — mais aussi qu'il doit y avoir un dernier mot. Déclarer : « Nous n'aurons jamais que des avant-derniers mots », sans plus, c'est prétendre encore avoir le dernier mot. Si vous dites : « Il n'y a que des avant-derniers mots et pas de dernier mot », à ce moment-là votre avant-dernier mot devient le dernier mot, et vous vous contredisez encore. Il faut donc dire : « Je n'ai pas le dernier mot, mais il doit y avoir un dernier mot qui nous échappe et nous surpasse, un verbe transcendant ».
L'athéisme n'est vrai que s'il devient pure disponibilité au mystère. Il détruit toutes les idoles, puis il brise l'idole de l'athéisme pour se changer en attente d'une révélation transcendante, d'un sens que nous n'avons pas fabriqué, mais qui vient à nous malgré nous et même contre nous. D'un sens qui nous dérange, en quelque sorte. Non pas ce qui donne un sens à ma vie, mais ce qui me livre au sens de la vie, et me demande donc de le suivre jusqu'à la mort. Comme le dit Jésus : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais moi je vous ai choisis et je vous ai établis (Jn 15, 16). Un tel établissement est tout le contraire de l'establishment ou de la « situation bien établie » : je ne l'ai pas choisi, il déroute mes projets, bouleverse mes plans. Il est très exactement comme la vie (que j'ai reçue sans la choisir et qui ne cesse de dépasser tout programme en m'ouvrant à l'improviste), puisqu'il a été établi par la Vie en personne (Jn 1, 4 et 14, 6).
Mais je réclame à nouveau votre attention, Éminence, mes frères et sœurs, car je suppose à présent que cette Révélation m'est advenue ! Ne va-t-elle pas révolutionner mon existence ? Ne vais-je pas m'y attacher plus qu'à tout autre chose, et même peut-être à l'exclusion de toute autre chose ? Il arrive ainsi que l'athée militant devienne un fondamentaliste religieux. Ce retournement n'est pas rare, d'autant qu'il est facilité par cette habitude d'activisme et de jactance qui est commune à ces deux figures. Je brûle ce que j'ai adoré et j'adore ce que j'ai brûlé. De même que je me suis échiné à « écraser l'infâme », je m'évertue dorénavant à « combattre les infidèles ».
Fondamentaliste je fus aussi, me semble-t-il, juste après ma conversion, et fondamentaliste je reste, non comme un terme, bien sûr, mais comme un appui. Le fondamentaliste prend la Parole révélée comme fondement absolu. Pourquoi ? Parce que c'est la Parole de Dieu. Or cette Parole me révèle que Dieu est Créateur du Ciel et de la Terre. Par conséquent, que je me cramponne à Sa Révélation par la foi, et je suis obligé de m'attacher à Sa Création par la raison. N'est-il pas l'auteur de l'un et de l'autre ?
Plus je m'attache à la lettre des Écritures saintes, plus j'entends cette lettre me déclarer : La lettre tue, c'est l'Esprit qui vivifie (2 Co 3, 7). Plus je me tourne vers le Très-Haut, plus je vois ce Très-Haut s'abaisser vers les tout-petits : J'ai vu la souffrance de mon peuple (Ex 3, 7). Et si je me consacre exclusivement à l'Invisible, voilà que l'Invisible me dit par l'intermédiaire de son témoin : Si quelqu'un dit : « J'aime Dieu », et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur ; car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ? (1 Jn 4, 20).
Le fondamentaliste sincère est forcé de ne pas en rester aux Écritures sacrées. Celles-ci ne sont un fondement que si, sur elles, s'élève un édifice. D'ailleurs, elles ne sont reçues qu'à travers une chaîne de témoins, et donc une Tradition qui déjà m'entraîne au-delà de la page. Elles ne peuvent être bien lues qu'au sein de cette Tradition, et aussi parce qu'on a appris à lire, qu'on a lu en outre des livres de grammaire, d'histoire, de philosophie, de littérature, sans quoi l'on risque le subjectivisme et le contresens. Enfin, ces Écritures qui témoignent du Créateur affirment que la création tout entière est portée par le Verbe de Dieu : elles ne sont vraiment accueillies que si l'on accueille aussi toute créature comme une parole divine.
Fabrice Hadjadj, in Comment parler de Dieu aujourd’hui ? (Salvator)

1. Michael Lonsdale m'a rapporté cette confidence de Marguerite Duras : « Je ne crois pas en Dieu, mais j'en parle tout le temps ».