mercredi 11 avril 2012

En aimant... Bernard Ugeux, Approche chrétienne de la fragilité


L'évocation des fragilités du monde nous invite à une première approche de la fragilité humaine. Les chrétiens se sont toujours préoccupés de soulager les malades ; les pauvres, les faibles. Ils ont aussi beaucoup parlé de la souffrance, interpellés par la croix du Christ lui-même. Si la Bible ne donne pas d'explication sur l'origine du mal dans la Création, l'Écriture nous invite à répondre à celui-ci par la compassion pour ses victimes et par l'engagement pour la justice. Il ne s'agit ni de glorifier ni de fuir la souffrance. Elle fait partie de notre condition humaine et ce n'est pas Dieu qui nous l'envoie. Non seulement notre souffrance ne lui plaît pas mais il est venu pour nous soulager lorsque nous ployons sous le fardeau et pour nous donner le repos (Matthieu 11, 28). Certes, la traversée de la fragilité peut être une occasion de mûrir dans la foi, mais ne disons jamais à quelqu'un qui souffre que c'est une grâce de Dieu. Il s'agit d'un mystère trop profond pour oser se prononcer avec légèreté.
Priorité aux plus faibles
Il faut accorder la priorité aux plus fragiles et aux plus faibles —c'était l'attitude habituelle de Jésus. J'ai dit plus haut que, d'un point de vue chrétien, on juge une civilisation ou une culture à sa façon de traiter les plus fragiles. Avec ce critère, les civilisés ne sont peut-être pas là où l'on pense... L'attitude du Christ vis-à-vis des plus démunis et des exclus, et ce que lui-même nous a révélé de son Père à travers son expérience de la fragilité, de la souffrance et de la mort, nous renvoient à un Dieu qui ne s'est pas comporté de façon toute-puissante. La pratique de l'Église s'inscrit dans cette tradition qui nous vient du Christ. Dès les origines du christianisme, des lieux de miséricorde, de soin et de compassion ont été créés. Ils sont devenus plus tard des « Hôtels-Dieu », puis des hôpitaux. Les mots « hospitalité » et « hospitalisation » n'ont-ils pas la même racine ? On sait qu'en christianisme il n'y a rien de sacré sur cette terre, contrairement à d'autres religions. On ne sacralise aucun personnage, ni lieu, ni temps, même s'il existe des temps, des personnages et des lieux saints, sanctifiés, célébrés. La seule réalité sacrée est l'être humain, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Il y a du divin dans l'homme. Toucher à l'homme, c'est toucher à Dieu. « Qui donc est Dieu qu'on peut si fort blesser en blessant l'homme ? », chante-t-on durant l'office des heures. C'est devant cette réalité-là que nous devons nous agenouiller et rendre le service du frère, de la sœur, images de Dieu. C'est la leçon du lavement des pieds. L'authenticité de notre célébration eucharistique se vérifie dans le service du prochain : le « sacrement » du frère ou de la sœur est indissociable du sacrement de l'eucharistie.
Accepter ses limites sans perdre l'espérance
Si la souffrance n'a pas de sens en soi, l'expérience de la fragilité reste fondatrice en anthropologie chrétienne. C'est par l'expérience de la fragilité que nous prenons conscience que nous ne sommes que des créatures, que nous ne sommes pas Dieu. Cependant, nous sommes parfois tentés de prendre Sa place, de jouer au sauveur. En effet, nous ne nous engagerions pas à aider les autres si nous n'avions pas envie de les libérer de leur souffrance, ou tout au moins de les apaiser. Tentés par la toute-puissance, nous faisons cependant l'expérience de notre propre fragilité et, parfois, de notre impuissance à soulager. Alors, nous devons bien reconnaître que nous ne sommes pas Dieu. Simples créatures, nous sommes des êtres en devenir, habités par des espaces de fragilité qui sont différents selon les âges de la vie. La première fragilité est celle du nourrisson, déjà précédée par celle de l'embryon, du fœtus.
Dans certaines spiritualités orientales, il est question de devenir des êtres « réalisés », c'est-à-dire libérés... Cet objectif n'est pas comparable au souci d'épanouissement des Occidentaux. Il conduit à renoncer à l'ego et au désir d'être quelqu'un, car tout est apparence et illusion. De même, pour le chrétien, s'épanouir ne signifie pas arriver à dépasser toute fragilité. Il s'agit d'accueillir et de traverser la fragilité plutôt que de la conquérir ou de la vaincre. La logique contemporaine irait plutôt dans le sens du combat contre toute fragilité afin de devenir invulnérable. Cela aussi est illusion. Certes, il nous faut utiliser les soins qui peuvent nous aider à mieux vivre et, parfois, à nous libérer de certaines fragilités précises. Mais vouloir se libérer de toute forme de fragilité, c'est rêver de toute-puissance ou, tout au moins, d'une perfection illusoire.
À certaines époques de l'histoire de l'Église, comme au temps du jansénisme, de nombreux dégâts ont découlé de la confusion entre sainteté et perfection. Nous n'avons pas à être parfaits, sans défauts, irréprochables. Lorsque Jésus dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait 1 » (Matthieu 5, 48), il parle de la perfection de l'amour, de la miséricorde. Nous ne sommes pas parfaits, nous ne serons jamais parfaits, même si nous sommes invités à aimer toujours mieux. C'est dans la mesure où nous avons été blessés, « vulnérabilisés », que nous sommes capables de rejoindre les personnes souffrantes. Alors n'essayons pas d'être parfaits, de tout contrôler, de devenir invulnérables. Sauf à devenir parfaitement insupportables pour notre entourage. Être saint, c'est accepter d'être fragile, consentir aux limites de son corps, de son affectivité, de son psychisme tout en continuant à aimer et à se laisser aimer. C'est se reconnaître pécheur, et pouvoir alors parcourir un chemin de conversion. Parce que nous appartenons à l'espace, au temps, nous sommes soumis à la tentation, à l'usure de nos ressources et de nos bonnes résolutions, avec, selon les époques de la vie, plus ou moins d'équilibre et de force.
Cependant, nous savons aussi que lorsque la souffrance du corps devient trop lourde à porter, le sujet que nous sommes risque de disparaître. Plus nous faisons l'expérience du vieillissement, de la maladie, du handicap, plus il est difficile d'être reconnu comme un sujet autonome, d'être respecté comme une personne à part entière. Le danger pour notre entourage, c'est de ne plus nous voir comme un sujet, mais plutôt comme un objet de soin plus ou moins encombrant. Jusqu'à se dire : il faut arrêter de s'occuper de ce corps, de le laisser souffrir... en oubliant peut-être qu'il est encore et toujours une personne humaine.
Quand le corps devient trop encombrant, le sujet risque de disparaître aux yeux des autres. Aujourd'hui, nous sommes obsédés par la beauté et la santé, nous perdons de vue la dimension de sainteté, que l'on ne peut confondre avec la santé. Un trop grand souci pour la santé peut devenir un obstacle à un chemin de sainteté. Alors, le sujet disparaît parce que refusé avec sa fragilité. Il faut trouver une juste attitude à propos de cette pression de notre culture contemporaine. Je ne dis pas que les chrétiens n'ont pas à s'occuper de beauté, de santé, mais il leur faut toujours garder une liberté intérieure et un discernement dans ce domaine, comme dans les autres.
Un autre aspect de notre fragilité fondatrice rejoint l'expérience selon laquelle nous sommes tous, à des degrés divers, marqués par le péché. Certains chrétiens ont pu enseigner que la souffrance était la punition du péché. Non, c'est une conséquence de notre éloignement de Dieu, non une punition de sa part. Dieu n'est pas à l'origine de la souffrance. Jamais, dans le Nouveau Testament, il ne se présente comme un Dieu vengeur. Il ne se réjouit pas de nous voir souffrir, il ne veut pas la mort du pécheur (Luc 15, 10). Le monde dans lequel nous sommes nés est un monde blessé par le péché, et c'est ce que veut exprimer l'expression « péché originel ». Or, très tôt, nous passons de l'état de victime à celui de complice, à cause du mauvais usage de notre liberté. S'il y a un rapport entre la souffrance et le péché, c'est parce que, chaque fois que nous manquons d'amour, nous pratiquons le péché, nous blessons l'autre, et donc aussi notre Dieu, qui s'est identifié aux plus petits d'entre nous. Il ne faut pas prendre la souffrance pour une punition du péché. Cependant, la souffrance de l'autre est parfois la conséquence de notre péché, puisque nous lui avons infligé des blessures. Il y a aussi la souffrance morale que nous nous infligeons à nous-même, lorsque nous découvrons à quel point nous pouvons faire mal à. l'autre. Cela aussi fait partie de l'expérience de la fragilité.
Le mal n'aura pas le dernier mot
En tant que chrétiens, faisant l'expérience que nous sommes des êtres blessés et pécheurs, nous avons toujours cette certitude que le mal n'a pas le dernier mot. Que nous sommes des pécheurs pardonnés et sauvés, c'est-à-dire que notre Dieu ne nous enferme jamais dans nos fragilités et dans notre péché. Il ne nous enferme jamais dans le mal parce qu'il l'a vaincu une fois pour toutes. Dans l'Évangile, Jésus montre toujours qu'il y a plus en nous, qu'il y a une possibilité de recommencer, de renaître, d'accueillir le salut, c'est-à-dire la victoire de l'amour sur le mal et la mort. Il suffit de considérer son attitude vis-à-vis de la femme adultère, de Zachée, de la Samaritaine, etc. Jamais ces personnes n'ont été identifiées à leur péché. Même s'il existe cette dimension de blessure et de fragilité en nous, une part de liberté demeure qui nous permet de (re)choisir la vie...
Souvent, nous aurons besoin que quelqu'un nous prenne par la main pour que cela soit possible. Besoin que son regard nous révèle qu'il y a encore un espace de liberté. En effet, nous cherchons un regard qui nous espère, qui croit dans ce qu'il y a de beau en nous, surtout quand nous nourrissons une image trop négative de nous-même. C'est le cas du Père du fils prodigue. Mais il est vrai que dans le domaine de la fragilité, nous avons parfois l'impression de ne pas être à égalité, que certains sont plus éprouvés que d'autres. C'est une cause de révolte et de doute pour beaucoup. Nous sommes là aux portes d'un mystère qu'il est parfois très difficile d'accepter.
Ce que nous révèle aussi l'expérience de la fragilité, c'est que nous sommes des êtres de relation, nous ne nous suffisons pas à nous-même. La première expérience de la dépendance en tant qu'être de relation est le rapport entre le bébé et sa mère. Le petit humain est beaucoup plus dépourvu en entrant dans la vie que les autres créatures. Un bébé posé à côté du sein de sa mère n'est pas capable de mettre de lui-même le téton en bouche. Nous sommes infiniment fragiles à la naissance, nous devons tout apprendre. Nous sommes donc des êtres de relation et nous n'existons que par nos relations. Si nous sommes en vie, les uns et les autres, c'est parce que nous avons rencontré de la bonté sur notre route. Nous avons besoin du regard bienveillant des autres pour exister. Nous avons besoin de solidarité, de justice. Il nous faut donc consentir à une certaine dépendance. Nous cherchons l'autonomie, mais l'autonomie n'est pas l'indépendance. Étymologiquement, l'autonomie renvoie à notre capacité à nous donner une règle de vie, mais non à être des individus solitaires et égoïstes.
Notre fragilité est enfin liée au fait que nous sommes des êtres en attente de salut. Cette expérience nous ouvre à un au-delà de nous-même. Saint Augustin a écrit : « Mon cœur est sans repos tant qu'il ne repose en toi. » C'est-à-dire que nous ne serons tout à fait en paix que le jour où nous aurons fait cette expérience-là, celle du repos en Dieu, de l'abandon dans la confiance, souvent de façon mystérieuse. Pour un chrétien, ce sera l'expérience de la rencontre avec le Christ, de l'accueil de l'Esprit-Saint au cœur de sa vie. D'autres croyants la feront dans des religions différentes, autrement. Le salut peut prendre des visages inédits dans d'autres traditions, où le Christ est aussi à l'œuvre d'une façon que lui seul connaît, même s'il n'est pas reconnu comme sauveur.
Bref, nous ne pouvons vivre une expérience de plénitude que si nous nous recevons d'un Autre, selon la foi chrétienne. Nous sommes des créatures, mais nous sommes aussi des fils et des filles bien-aimés, et nous ne réaliserons cette vocation-là qu'en apprenant à nous laisser aimer. Pour moi, là est le cœur de l'Évangile. Si nous n'arrivons pas à nous laisser aimer, comment pourrons-nous recevoir, accueillir consciemment le salut ? Mais cela peut prendre toute une vie... Saint Paul nous dit que toute la Création est en attente de la révélation des fils de Dieu (Romains 8, 19). Eh bien oui, restons dans l'attente et ne désespérons pas.
Donner sens à la souffrance
Comment ne pas désespérer quand nous nous sentons diminués, inutiles, pleins d'angoisse pour l'avenir ? À ce moment-là, tous les discours à propos de la résignation, de l'acception de la volonté de Dieu ou de la valeur rédemptrice de la souffrance sont insupportables... Parce que celle-ci n'a pas de valeur en soi, il faut parfois parcourir un long chemin avant d'arriver à lui trouver ou à lui donner un sens. Car ce qui donne sens à la souffrance, ce n'est pas le fait de souffrir, mais la façon de continuer à aimer du cœur de cette souffrance. Ce qui lui donne sens, c'est aussi ce qui donne sens à la vie : rester en relation et continuer à essayer de s'intéresser aux autres, éviter la fermeture du cœur. Ce sens est propre à chacun et s'inscrit dans une histoire personnelle. Nous touchons ici au mystère de la singularité de la personne. Il n'existe pas de recette.
Nous avons dit que Dieu ne se réjouissait pas de notre souffrance mais qu'il la soulageait. Dans la plupart des cas, c'est grâce à l'entourage et à un soutien fidèle que nous parvenons à continuer à espérer et à donner un sens. Mais ce n'est jamais gagné, car cela dépend des étapes de notre vie, de notre pathologie, de notre cheminement spirituel. Nous avons besoin de patience et de respect dans cette lente élaboration, cette douloureuse quête. Nous avons parfois du mal à trouver les mots justes pour exprimer notre peine ou consoler quelqu'un. Il y a tant de peurs difficiles à formuler... L'expérience nous apprend que nous sommes souvent seuls, en définitive, au cœur de notre souffrance, quels que soient les efforts de notre entourage. Parfois, nous sommes juste capables d'essayer de durer, sans désespérer, rien de plus : vivre avec notre souffrance. Pourtant, nous découvrons aussi qu'il est possible de nous laisser rejoindre à certains moments, qu'il existe en nous des ressources de vie souvent insoupçonnées.
Certains malades témoignent du sens qu'ils sont parvenus à donner à leur souffrance en l'offrant pour les autres. Contemplant le Christ en croix, ils s'offrent avec lui pour que les autres aient la vie, sans pour autant renoncer à demander leur guérison. Quel sens donner à cette expression : « offrir ses souffrances ? » Parfois, il est vrai que l'on n'a plus rien d'autre à offrir que son impuissance, comme Job dans la Bible. À d'autres moments, ce sera des balbutiements de confiance ou un fragile désir d'aimer. En aucun cas il ne s'agira d'essayer d'obtenir des grâces à coup de souffrance. La grâce ne se mérite pas, il n'y a ni rançon à payer ni souffrance à rechercher, ce n'est pas cette offrande-là qui plaît au Seigneur, il a lui-même été crucifié et a connu la peur de la mort.
Nous pouvons commencer par essayer de consentir à notre situation et à sortir de la révolte, parfois de la culpabilité, en continuant à faire tout ce qui dépend de nous pour guérir ou, au moins, être soulagé. Ne plus nous centrer uniquement sur notre fragilité — quand on n'est pas submergé par la douleur — et sur nous-même. Ensuite, une ouverture du cœur, parfois très timide, peut nous sortir de l'obsession de la guérison à tout prix. Cela dépendra bien sûr du degré de souffrance et de déshumanisation subi...
Je crois que cette sortie de l'isolement n'est possible pour un patient que s'il est aidé par des gens qui le visitent, qui lui parlent de façon délicate. Et puis il y a la prière : afin d'« être avec le Christ », de puiser dans le cœur de Dieu le courage et la capacité d'aimer, de se laisser aimer. Parce que si Jésus nous a sauvés, ce n'est pas en rapport avec une quantité de souffrance qu'il nous faudrait désirer, c'est beaucoup plus par l'acceptation de sa situation de victime innocente, par amour, par solidarité avec l'humanité pécheresse et souffrante. Mais encore faut-il être capable de prier, ce qui n'est pas toujours le cas !
Certains arrivent à se mettre dans une attitude d'intercession pour le monde, dans une relation avec Marie qui est un exemple pour nous. Elle qui était au pied de la croix. Il nous est peut-être possible de dire : « J'offre ma souffrance pour le monde », mais c'est la qualité d'amour qui fait que notre offrande est un don qui plaît à Dieu, non la souffrance elle-même. Alors, nous pouvons entrer dans un consentement, dans ce mystère de la communion des saints, c'est-à-dire cette solidarité dans une lutte contre le mal avec les forces de l'amour, dans un mystère de transfiguration du monde. Certains y découvrent que le sens de la vie, c'est peut-être moins d'atteindre une efficacité (l'« excellence » qui plaît à notre monde) que d'arriver à une vraie qualité de relation. Cela peut être aussi la découverte d'une sensibilité à la fragilité de l'autre. Parfois, nous découvrons avec surprise que notre façon de vivre notre épreuve peut être féconde pour d'autres, dans la mesure où nous gardons la foi, une ouverture du cœur, un accueil des souffrances d'autrui. Pouvoir continuer à communiquer et à apporter de l'amour aux autres, c'est une grâce à demander, qui rejaillit en grâces pour les autres. Je connais des personnes qui, vivant l'expérience de la souffrance et de la diminution personnelle, et alors qu'elles n'avaient eu aucun problème de santé au préalable, ont soudain ressenti une grande solidarité avec tous les fragiles et les pauvres du monde, à partir de leur propre fragilité. Elles se sont dit : « Je fais maintenant partie de ce lot-là ». Dans cette solidarité, elles ont ressenti un grand amour, un grand désir de marcher avec eux. Il n'est pas facile de garder un intérêt pour les autres quand nous sommes fragilisés.
Nous en avons sans doute déjà fait l'expérience. Il y a des gens dont nous devinons, par la qualité de leur écoute, de leur accueil, de leur regard, qu'ils ont souffert et que, depuis ce moment-là, ils ne se permettent plus de juger. Ils ont aussi découvert que leur réelle fécondité était moins liée à leurs compétences, leurs diplômes ou d'autres résultats visibles, qu'à leurs blessures, dans la mesure où elles étaient acceptées, parfois guéries. Ils ont découvert que, en définitive, c'est parce qu'ils sont passés par la souffrance et la blessure que maintenant ils peuvent comprendre. Que la qualité d'écoute, de compassion, de tendresse, de patience qu'il y a en eux devient source de vie pour les autres.
Aimer jusqu'à la déchirure, dans une déchirure qui n'est plus une plaie purulente. Alors, progressivement, nous pouvons entrer dans une transfiguration de l'amour, dans un renouvellement de l'alliance, qui est beaucoup moins un amour de comptabilité, de donnant-donnant, qu'un amour de gratuité. Cela peut aussi être un chemin de renouvellement de l'Alliance avec le Bien-aimé, avec notre Dieu, avec les autres aussi. Enfin, à ce moment-là, les valeurs ne sont plus les mêmes. Ce à quoi on attachait énormément d'importance dans le passé peut paraître soudain si éphémère...
Mais tout ce qui vient d'être évoqué n'est jamais évident ni prévisible. Personne ne sait comment il va assumer la fragilité et la diminution de ses capacités. Il est ici question d'itinéraires, d'expériences, mais chacun doit parcourir son propre chemin, comme il le peut. Nous savons aussi que certaines personnes n'y arrivent jamais, restent dans la révolte, le désespoir. Elles ont alors surtout besoin d'un silence plein de respect et d'accueil, et non de vaines paroles. C'est ce que nous voudrions approfondir dans les pages qui suivent.
Bernard Ugeux, in Traverser nos fragilités (Les Éditions de l’Atelier)

1. L'évangéliste Luc écrit : « Soyez miséricordieux comme » (Luc 6, 36).