mercredi 21 mars 2012

En aimant... René Voillaume, Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné Son Fils

Dans quelle mesure les béatitudes évangéliques doivent-elles atteindre l'activité même de l'apôtre pour la transformer en « moyen pauvre » ou « moyen évangélique » ? Tout n'a pas été dit lorsqu'on a parlé d'adaptation des moyens à la mentalité du milieu ou au tempérament de l'apôtre : Dieu a son mot à dire au sujet d'une action qu'il prend d'une certaine manière à son compte, et dont il doit pouvoir se servir comme d'un instrument pour faire éclater sa gloire et produire la foi divine dans les âmes...
Il nous faut aller plus avant encore, et nous poser la question au sujet du Christ lui-même. Car si le Verbe s'est fait chair, n'est-ce pas précisément pour divulguer au monde, selon un mode humain d'expression, le mystère caché en Dieu et de soi ineffable ? Jésus était homme, et c'est en homme qu'il devait accomplir les gestes nécessaires à la réalisation de sa mission. En dehors de toute idée préconçue, essayons de nous mettre un instant en face de la question qui se posait ainsi à Jésus. À cette question, certes, la volonté mystérieuse de Dieu avait déjà apporté une réponse. Depuis la chute d'Adam, à travers la succession des messagers qui avaient parlé en son nom, Dieu avait affirmé son dessein d'une rédemption par le sacrifice, la souffrance et la mort d'un Sauveur. Jésus savait que c'était à lui de réaliser ce dessein immuable de son Père. C'est en Fils de Dieu, mais aussi en fils de l'homme, en fils de Marie de Nazareth, que Jésus abordait l'humanité à laquelle il avait mission d'apporter le salut par l'offrande de sa propre mort et la révélation de la transformation divine qui allait en résulter pour tout homme de bonne volonté : « À tous ceux qui le reçurent, il donna pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, ne sont nés ni du sang, ni d'un vouloir charnel, ni d'un vouloir d'homme, mais de Dieu » (Jn 1, 1 2) .
Jésus, à cause de ce qu'il était, aimait les hommes avec une clairvoyance qui touchait à l'infini et dont nous ne pouvons nous faire la moindre idée. Cette clairvoyance lui donnait une pleine vision des hommes de son temps aussi bien que de toutes les générations à venir. Ces hommes, il les aimait de toute la force d'un cœur humain dilaté par la personnalité divine. Il les voyait, ces hommes, ses frères, tous et chacun, avec leur bonne volonté et leur faiblesse, avec leurs péchés et leurs erreurs, avec leurs tâtonnements et leurs révoltes, leur orgueil naïf et leur ignorance de la vérité invisible du monde, ignorance du vrai Royaume qui était parmi eux sans qu'ils le sachent et qu'il avait, lui, mission de leur donner. Une telle clairvoyance unie à un immense amour, faisait naître en lui un violent désir de donner Dieu, de révéler le Royaume. Or, Jésus se sentait capable de tout cela : la richesse d'une humanité parfaite mettait au service de sa volonté des dons de séduction, de commandement et de puissance. Pourquoi ne pas utiliser une telle puissance de réalisation, pourquoi ne pas utiliser le prestige de sa science, de sa sagesse et les possibilités d'une royauté terrestre pour tirer de l'ignorance les peuples de son temps, pour faire disparaître les injustices, les tyrannies, les mauvais maîtres, et instaurer un régime de paix et de charité ? Un royaume de justice et de paix, Jésus savait qu'il avait le pouvoir de l'établir s'il le voulait ! Un tel royaume messianique n'était-il pas annoncé par les prophètes et attendu par Israël ? Les hommes, confusément, attendaient cela de lui et tout le peuple d'Israël était tendu vers son messie : il l'était, lui, ce Messie. Israël l'attendait comme un roi de justice dont le royaume terrestre s'étendrait sur le monde, au service de la connaissance et de l'adoration du vrai Dieu son Père. Jésus pouvait tout cela. Il pouvait non seulement faire le signe qui aurait entraîné l'adhésion d'Israël, mais il pouvait aussi par sa puissance divine obtenir un règne universel : « Le diable conduisit Jésus à Jérusalem. Et il le plaça sur le pinacle du Hiéron et lui dit : Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d'ici en bas. Car il est écrit : À ses anges il donnera des ordres à ton sujet pour qu'ils te gardent » (Lc 4, 9-10). C'était en effet un des signes messianiques attendus que cette apparition, à l'âge adulte, apparaissant d'en haut, au milieu de l'enceinte du Temple. « Ses frères lui dirent donc : Pars d'ici et va en Judée afin que tes disciples aussi voient les œuvres que tu fais. Car nul n'agit en secret s'il cherche à se faire connaître. Puisque tu fais ces choses, montre-toi au monde » (Jn 7, 3-5).
« Et l'ayant conduit plus haut, il lui montra tous les royaumes de la terre en un rien de temps et le diable lui dit : C'est à toi que je donnerai cette puissance tout entière avec leur gloire » (Lc 4, 5-6).
« Les gens disent : cet homme est vraiment le prophète qui doit venir dans le monde. Mais Jésus comprenant qu'on devait venir l'enlever pour le faire roi, se retira de nouveau tout seul, dans la montagne » (Jn 6, 14-15).
Jésus a été tenté au seuil de sa vie publique. Jésus a été tenté d'une tentation de puissance, tenté d'utiliser pour établir le règne de Dieu parmi les hommes, toutes les possibilités de réussites qui étaient en lui, Jésus, le plus beau, le plus intelligent, le plus sage, le plus séduisant, le plus puissant des fils de l'homme, parce qu'il était Fils de Dieu. Et face à ces perspectives d'établissement rapide du Royaume se dresseront le prétoire de Pilate, la colonne de la flagellation et la croix : « Arrière de moi tentateur ! dira-t-il un jour à Pierre, tu m'es un obstacle ; tes vues ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes » (Mt. 14, 23). « Mon Père, s'il est possible, que ce calice passe loin de moi ! Cependant, non ce que je veux, mais ce que tu veux » (Mt. 26, 39). « Maintenant mon âme est bouleversée. Et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ! Mais c'est pour elle que je suis arrivé à cette heure, Père, glorifie ton Nom » (Jn 12, 27-28). « Penses-tu que je ne puisse invoquer mon Père qui m'enverrait aussitôt douze légions d'anges et plus ? Comment donc s'accompliraient les Écritures selon lesquelles il doit en être ainsi ? » (Mt. 26, 53-54).
« Après cela, désormais, sachant que tout était consommé, Jésus dit, afin que l'Écriture fut accomplie : J'ai soif... Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est consommé ! » (Jn 19, 28-30).
Comment ne pas se souvenir à jamais de ce renoncement de Jésus à toute puissance humaine et aux moyens d'une réussite terrestre ? La tentation fut devant lui et le trouva fort de toute son adhésion à la volonté de son Père lui présentant le plan de relèvement de l'humanité, qui était un plan de Dieu, non un plan d'homme, sagesse divine, non sagesse des hommes.
L'apôtre porteur du message de Jésus, prolongeant sa prédication, membre vivant de son corps, comment n'aurait-il pas lui aussi à adhérer à une volonté de Dieu au sujet de sa mission ? Y a-t-il pour nous, comme pour Jésus, une volonté, ou au moins des préférences de Dieu, sur la manière d'annoncer le Royaume et de l'établir sur la terre ? ou bien l'homme est-il totalement libre de faire comme il veut, et par conséquent d'employer les moyens les plus adaptés, les plus puissants pour établir le règne de Jésus parmi les hommes, en vue de la justice, de la concorde et de la paix ?
Le plus grand bien de ceux que nous aimons, ne peut être en définitive que la possession de Jésus lui-même. C'est le souhait le plus ardent de notre amitié. Mais nos amis ne pensent peut-être pas de même, et pour eux l'amitié se traduira par une exigence d'un tout autre ordre : bienfaits matériels, soulagement de la maladie, éducation des enfants. Il peut en résulter de réelles difficultés et une incompréhension de nos véritables intentions qui devra nous trouver compréhensifs et patients. L'amitié pleinement réciproque exige de part et d'autre une sorte d'égalité : on doit être sur le même plan et rechercher ensemble le même bien qu'on se donne réciproquement. En dehors de là, il n'y a pas encore de véritable amitié. En attendant, l'amitié supposera de notre part l'humilité et un respect d'autant plus grand pour les autres qu'ils ne peuvent encore percevoir et désirer le vrai bien, celui qui est vérité et vie. Il faut bien comprendre ces exigences : Jésus nous a appelés ses amis, et cependant, comme il devait certains jours se sentir loin des préoccupations de ses disciples les plus intimes ! À travers certaines remarques de Jésus, nous sentons peser comme une grande tristesse de cette absence de compréhension : « Voilà si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas... » (Jn 14, 9). Cela n'empêchera pas Jésus d'agir en ami en livrant tous les secrets qu'il tient de son Père : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître, je vous appelle amis, car tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître » (Jn 15, 15).
Notre amitié pour les hommes doit ressembler à celle de Jésus. Elle doit être toujours et envers tous, infiniment respectueuse : il me semble que cela résume tout ! Dieu seul est Père, car lui seul donne ce qu'il est seul à posséder en propre. Le sacerdoce lui-même fait du prêtre un très pauvre instrument ; rien n'est plus triste et plus contraire à l'attitude d'âme de Jésus que ce sentiment de supériorité, que nous trouvons même parfois légitime lorsqu'il est fondé sur la possession de la foi ! Nous avons la conscience en paix parce que nous rendons grâce à Dieu de ce don... Le pharisien blâmé par Jésus n'agissait-il pas de même ? Il était juste, mais il en avait conscience en face du pauvre, de l'humble et pauvre pécheur ! Je voudrais insister ici de toute, ma conviction, car il me semble que le jour où nous n'aurons plus un cœur assez petit, assez respectueux de tout homme quel qu'il soit, notre vocation n'aura plus de sens puisque l'essentiel de notre apostolat est de « crier par notre vie » l'amour dont Jésus était rempli pour les hommes les plus pauvres. Soyez scrupuleux, intransigeants même, sévères pour vous-mêmes sur ce point du respect des autres, et commencez d'abord par respecter les frères qui vivent avec vous. L'impatience et la colère sont moins graves et moins blessantes que l'ironie ou le mépris. Jésus s'est mis en colère : il ne s'est jamais permis une moquerie à l'égard d'un homme ! Le mépris serait la négation de son cœur de créateur et de sauveur ; pourtant, mieux que nous il était instruit de la faiblesse et du mal qui se cachait dans le cœur de l'homme, sous les apparences du bien. Il n'avait nul besoin qu'on l'instruise sur ce point. La vue du mal et de la trahison la plus odieuse l'a seulement rendu infiniment triste, et il en a pleuré.
C'est une si grande chose de trouver un cœur toujours attentif et respectueux des autres, de tous les autres, du plus pauvre des hommes, c'est une si grande chose de trouver un cœur qui ne condamne ni ne juge, c'est une si grande chose que Dieu seul peut en être l'auteur. Même si vous donnez tout votre temps, même si vous vous dévouez jusqu'à, l'épuisement de vos forces, même si ce dévouement a pour but l'œuvre la plus haute qui soit, comme l'évangélisation, tout cela ne sert de rien et l'amour du Christ n'est pas en vous, si votre cœur n'est pas plein du respect pour tous, pour les plus petits, pour ceux que vous ne comprenez pas, pour ceux qui repoussent vos avances d'apôtre, pour ceux qui sont vos ennemis et sont très différents de vous.
René Voillaume, in À la suite de Jésus (Foi Vivante)