samedi 18 février 2012

En carême... Hans Urs von Balthasar, L'Amour laisse une dernière chance

L'AMOUR LAISSE UNE DERNIÈRE CHANCE
 « L'amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme l'enfer » dit le Cantique des cantiques (8,6). Certaines paroles de Jésus rappellent cette affirmation, tant elles sont en contradiction avec l'image doucereuse que certains se font de l'homme de Nazareth. Il faut nous attendre à une telle affirmation inexorable à l'écoute de l'Évangile de ce dimanche. Le voici :
« À ce moment survinrent des gens qui lui rapportèrent ce qui était arrivé aux Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : "Croyez-vous que, pour avoir subi pareil sort, ces Galiléens fussent plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a fait périr dans sa chute, croyez-vous qu'ils furent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous pareillement".
Il leur dit encore la parabole que voici. "Un homme avait un figuier planté au milieu de sa vigne. Il vint y chercher des fruits et n'en trouva pas. Il dit alors au vigneron : 'Voilà trois ans que je viens chercher des fruits sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Coupe-le ; pourquoi donc épuise-t-il le sol ?' Mais il répondit : 'Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que j'y mette du fumier. Peut-être donnera-t-il des fruits à l'avenir... Sinon tu le couperas' " » (Lc 13,1-9).
Deux vérités se font face dans ces paroles. La première concerne un crime politique du procurateur romain, mais aussi le malheur arrivé près de la piscine de Siloé où dix-huit personnes furent englouties par la chute d'une tour. Peut-on considérer ces catastrophes comme preuves de la culpabilité des victimes, comme les pharisiens étaient tentés de le penser ? Jésus répond catégoriquement : non ! La deuxième vérité concerne les mêmes épisodes et reçoit une confirmation plus explicite dans la parabole du figuier : les victimes de ces malheurs sont-elles pour autant innocentes ? Non, dit encore une fois Jésus, elles étaient aussi pécheresses que vous qui me posez ces questions, et vous êtes autant exposés à la punition prochaine qu'elles qui ont été frappées. Vous ne pouvez tirer de ce journal des faits divers, à la rubrique « Accidents et crimes », qu'une seule leçon qui ait du sens : convertissez-vous, changez de vie, changez complètement d'orientation. Et non pas dans un futur indéterminé, quand il vous conviendra, par exemple lorsque la récession frappera, lorsque la nourriture se fera rare, mais maintenant, parce que Dieu l'attend, parce que, comme le dit Jean le Baptiste, la cognée est déjà à la racine de l'arbre que vous êtes. Il est grand temps que le figuier porte le fruit qu'on en attend avec impatience ; même le viticulteur qui implore un délai pour lui, admet que l'an prochain il pourrait être trop tard, et qu'il sera certainement trop tard si l'arbre continue d'être stérile et d'épuiser le sol en parasite.
On ne peut pas affirmer que, dans cet évangile, l'amour de Dieu est invisible. Il apparaît même de multiples manières : comme un amour tellement mis à l'épreuve par les hommes qu'il semble être à bout de patience et qu'il prend la forme d'un avertissement.
Jésus dit en premier lieu que Dieu ne traite pas les pécheurs selon leurs méfaits, de sorte qu'il n'est pas possible de mesurer leur culpabilité à l'aune de la grandeur du malheur qui les frappe. D'autres peuvent avoir plus à se reprocher et rester épargnés malgré tout.
Ensuite, il offre une chance à ceux qui le questionnent. Le malheur de leurs compagnons devrait leur être un avertissement, un signe de Dieu les invitant à modifier l'orientation de leur vie. Il faut noter avec quelle insistance Jésus parle ici de « tous les autres habitants de Jérusalem » qui périront de même, s'ils ne se convertissent pas. Il prévoit la prochaine destruction de cette ville qui s'entête.
En troisième lieu, d'après les paroles de Jésus, il est dans la nature interne du figuier de porter du fruit. Dieu a déposé en lui cette possibilité pour son bien et pour son utilité. Et l’homme n'aurait donc qu'à suivre un penchant naturel, pour correspondre à l'exigence de Dieu qui en attend des fruits.
En quatrième lieu, il y a un intercesseur plein de bonté qui demande un dernier délai et qui fait tout ce qu'il peut, en bêchant et en fertilisant le sol, pour soutirer son fruit au récalcitrant.
Et finalement, en cinquième lieu, le Seigneur se laisse fléchir et accepte ce dernier délai.
Lamour est donc partout présent ; mais à cause du manque d'amour et de la tiédeur des hommes et de leur manie de soupçonner les autres pour s'excuser eux-mêmes, cet amour se présente comme une force inflexible et inexorable. « L'amour est fort comme la mort, la jalousie inflexible comme l'enfer ». Tout simplement, lorsque l'homme ne profite pas du temps qui lui est accordé, il arrive un moment où la patience de Dieu est à bout. L’amour de Dieu recourt alors à d'autres moyens. Comprenez bien : l'amour de Dieu ! Je ne dis pas que l'amour de Dieu est intérieurement limité, par exemple par sa justice. Beaucoup se le représentent ainsi. Mais aucune des qualités de Dieu n'est limitée, surtout pas l'amour. Sa justice non plus, ni sa miséricorde. Toutes s'imprègnent mutuellement sans réserve. On ne peut pas reprocher à Dieu d'être injuste, parce que, dans la parabole des ouvriers envoyés à la vigne, il paie autant les derniers arrivés que ceux qui ont travaillé toute la journée. Ce fut une des découvertes les plus heureuses de la petite Thérèse : en Dieu, la justice et l'amour se recouvrent. Il reste vrai que, à partir d'un certain point, l'amour de Dieu pour parvenir à ses fins doit employer des moyens rudes. Le jugement qui attend tous les pécheurs et qui ne les libérera pas impurs, après un temps plus ou moins long, ce jugement sera sans indulgence. Il n'y aura aucun pardon, précisément parce qu'il s'agit de rendre possible le pardon ultime et définitif.
Il est utile de s'arrêter un peu à cette pensée du jugement. Les catholiques croient en l'existence du purgatoire, un temps de purification. Paul en parle explicitement dans sa première Épître au Corinthiens : « L'œuvre de chacun deviendra manifeste ; le Jour la fera connaître, car il doit se révéler dans le feu, et c'est ce feu qui éprouvera la qualité de l'œuvre de chacun. Si l'œuvre bâtie sur le fondement résiste, son auteur recevra une récompense ; si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu » (1 Co 3,13-15). Le voilà précisément, ce caractère inexorable de l'amour ! Il n'est plus celui qui avertit dans le temps, mais celui qui intervient au seuil de l'éternité. Le purgatoire n'est rien d'autre qu'une dimension du jugement, sa traversée ; il est le fait d'être soumis et conformé à la règle inflexible, à laquelle il est nécessaire de correspondre pour pouvoir entrer dans le royaume de l'amour éternel. Et nous sommes destinés à y entrer. Il faut donc que le feu de l'amour divin détruise en nous ce qui est incompatible avec lui. Et selon la manière dont nous avons vécu ici-bas, ce processus de purification sera plus ou moins douloureux, peut-être même horrible. Il se peut que tout ce que nous avons construit durant notre vie terrestre, tout ce à quoi nous pensions pouvoir nous identifier, parte en flammes et que cet édifice en feu s'écroule sur nous, comme la tour de Siloé sur les victimes dont parle l'Évangile. « Il en subira la perte », dit Paul. Il aura à regretter la vanité et l'absurdité de sa vie, et il devra honteusement prendre place parmi les analphabètes pour apprendre l'abc du véritable amour. Il ne connaissait par cœur jusqu'alors que l'abc de l'égoïsme. Que peut faire Dieu, dans sa miséricorde, d'un tel individu, incapable de comprendre et d'accepter cette miséricorde ? Une sorte de lavage de cerveau pour pécheurs lui est nécessaire pour pouvoir saisir de quelle nature est l'amour de Dieu. En dernier lieu, les pensées de Dieu sont les seules vraies et l'on ne peut que s'y soumettre en fin de compte. Dans le feu du jugement, on ne pourra qu'acquiescer à la dernière idée fixe de Dieu, son ultime invention, à savoir le Fils de Dieu crucifié. Il est la vérité qu'il me faudra accepter ; la vérité du péché : voilà ce que tu as fait ; la vérité de là grâce : voilà ce que Dieu a fait pour toi. La conversion est toujours un processus douloureux et solitaire. Personne ne peut le faire à ma place : je dois apprendre à aimer, ce que je refusais jusque-là, et renoncer à ce qui m'était cher jusque-là.
Mais laissons le purgatoire et revenons sur terre. Chrétiens, nous ne pouvons interpréter la souffrance dans le monde que comme un voile dont le péché du monde recouvre le visage de l'amour divin. Nous constatons parfois que ceux qui pèchent moins souffrent plus. Ils souffrent alors pour les autres. Les galiléens, dont parle l'Évangile, pendant qu'ils faisaient abattre dans le temple les animaux pour le sacrifice, furent eux-mêmes abattus, avec leurs animaux, par la chute de la tour. Comparés aux autres, c'était des pécheurs craignant Dieu. Ce sont les moins coupables qui peuvent être enfermés dans des camps de concentration ou brûlés dans le goulag. Au regard de la croix de Jésus, il peut arriver que les meilleurs souffrent pour les méchants. Disons plutôt qu'il leur est permis de souffrir, et de souffrir atrocement. Nous devrions nous en souvenir lorsque, dans la souffrance, nous arrivons à bout de patience, et cela devrait nous préserver de toute amertume.
Nous devrions surtout percevoir dans les paroles de Jésus l'urgence de son avertissement : « Vous périrez tous de même si vous ne faites pénitence ». Ce conditionnel laisse la possibilité de conjurer le malheur. Jérusalem aurait pu se convertir. Nous tous pourrions nous convertir, ce qui changerait notre destinée future. La cognée est à la racine de l'arbre, mais, à l'appel de Jean-Baptiste, beaucoup se convertissent et se font baptiser. Le figuier pourrait bien porter du fruit l'année prochaine, la dernière qui lui est concédée, et éviter ainsi d'être abattu.
Il serait certainement très sensé d'appliquer tout cela à notre pays. Si Dieu avait trouvé dix justes à Sodome, la ville aurait été sauvée par la supplication d'Abraham. Qui sait combien il reste, dans ce pays, de justes qui supplient. Si nous nous convertissions, il y en aurait certainement plus et peut-être même suffisamment. Un léger pressentiment nous dit cependant qu'il y en a sans doute moins qu'autrefois quand on priait plus, qu'on faisait davantage pénitence et qu'on croyait avec plus d'espérance. Quand les synodes et les évêchés et je ne sais quels autres organismes affairés noircissaient moins de papier destiné à la poubelle, nos paroisses étaient animées d'un sens chrétien plus solide et durable. La polémique destructrice entre la gauche molle et la droite aigrie ne sévissait pas encore. La main protectrice de notre Abraham intercesseur, notre patron national, frère Nicolas de Flue, s'étendait alors (c'était pendant la dernière guerre) grande sur notre pays, le bénissant et le protégeant. « C'est par grâce que vous êtes sauvés » (Ep 2,8). Nous devrions nous en souvenir, mais nullement en tirer la conclusion que la prochaine fois encore nous serons sauvés par grâce. « Non, je vous le dis » répond Jésus à ceux qui le questionnent. Il manifeste par ce « Je vous le dis » son jugement tout-puissant : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de même. »De même qu'ont péri des millions d'hommes autour de nous, au nord, au sud, à l'est, à l'ouest. Nous nous portons bien, nous sommes ébahis devant tout l'or qui afflue chez nous et que nous stockons pour nous-mêmes et pour d'autres. Il serait discutable de comparer cet or au fumier de l'évangile qui nous aide à porter du fruit. Et toute cette prospérité, qui a modelé notre style de vie et qui est devenue pour ainsi dire le but presque involontaire de tout ce que nous faisons et cherchons, tombe sous le même chef d'accusation.
Nous sommes encore libres et nous sommes responsables, dans le monde actuel, de ce grand don de la liberté, pour nous et pour d'autres. Mais le nombre de ceux parmi nous qui lorgnent du côté des marmites de viande d'Égypte, la maison de l'esclavage, et qui voudraient faire comme tout le monde, ne cesse d'augmenter. Ils ne veulent tirer aucune leçon de ce que dans la forêt Europe beaucoup d'arbres sont déjà abattus, privés de la liberté de porter du fruit. Ils ne sucent pas la substance du sol, ce sont eux-mêmes qui sont sucés et exploités. Le système d'exploitation des chefs de corvée d'Égypte ne les fascine plus et n'offre pour eux plus aucune espèce d'attraction. Les poires pourrissent de l'intérieur : on ne le remarque qu'en les entaillant. Qui s'opposera à la pourriture de l'intelligentsia dans notre pays ? Quand elle se sera suffisamment répandue, il sera difficile de faire quelque chose de plus sensé que d'étendre sur elle une main protectrice.
Mais ne soyons pas fatalistes comme ces exaltés. Laissons-nous convaincre que l'attitude personnelle, la conversion personnelle peut être déterminante. « Seigneur, laisse-le encore cette année, peut-être qu'à l'avenir il portera du fruit, sinon tu le couperas », au nom et pour la plus grande gloire de Dieu, pour qu'il cède la place à quelque chose d'autre et de meilleur.
DE QUELS TÉMOINS AVONS—NOUS BESOIN ?
Le récit de la Transfiguration du Christ sur le mont Thabor est acceptable à cause de sa première parole : « Assumpsit » : Jésus prit avec lui dans les hauteurs. Les trois qu'il choisit, Pierre, Jacques et Jean, ne lui ont pas demandé de les autoriser à monter avec lui sur la montagne de la transfiguration, et n'ont personnellement aucune qualité spéciale ni aucun trait de caractère particulier qui les habiliterait à le voir transfiguré. Ce n'est pas non plus leur penchant pour la solitude ou la contemplation qui expliquerait que Jésus les emmène à l'écart dans la solitude de la montagne. C'est bien plus sa seule volonté, son libre choix, qui n'est pas l'arbitraire divin sans fondement, mais qui correspond exactement aux besoins de l'ordre chrétien de la rédemption. Jésus va au-devant de sa passion et doit d'abord être transfiguré pour qu'apparaisse clairement qui il est, celui qui pénètre dans les ténèbres pour le monde entier, et de quelle hauteur il vient pour pouvoir tant s'abaisser. Mis il doit être vu aussi par l'Église ; il a donc besoin de témoins : ce sont les mêmes trois témoins qu'il emmènera plus tard à l'heure des ténèbres sur le mont des Oliviers. C'est à la lumière de la transfiguration qu'ils mesureront l'angoisse du Fils de l'homme, agneau de Dieu, devant la mort ; et si là-bas ils n'avaient pas dormi, ils auraient pu comprendre pourquoi sur la montagne de la transfiguration il fut question, dans la conversation de Jésus avec Moïse et Élie, de l'heure des ténèbres.
Il a donc besoin de témoins, même si ces témoins devaient délirer sur la montagne de la transfiguration, comme Pierre qui voulait bâtir des tentes pour les transfigurés ; même si les témoins étaient comme hypnotisés par l'éclat de la gloire et, comme dit Luc, accablés de sommeil ; même si ces témoins étaient très effrayés par la nuée qui les prit sous son ombre (c'est finalement le même sommeil accablant et la même frayeur qui les surprendront plus tard au mont des Oliviers). C'est par là précisément qu'ils témoignent que les deux situations, le sommet de la transfiguration et l'abîme des ténèbres du mont des Oliviers, surpassent la capacité du témoignage humain : à la manière dont l'ultraviolet et l'infrarouge échappent aux organes humains de la perception.
Et pourtant ils sont témoins, même si ces témoins sont forcément défaillants. Quand sera venu le temps de l'Église et de l'annonce de l'Évangile, Pierre pourra et devra se référer aux deux situations : il se désignera lui-même comme « témoin de la souffrance du Christ et participant à la gloire » (1 P 5,1), ou plus explicitement encore comme « témoin oculaire de sa gloire. Jésus reçut en effet de Dieu le Père honneur et gloire et c'est à lui que fut adressée cette parole pleine de majesté : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. Cette voix nous l'avons entendue clairement venant du ciel, alors que nous étions avec lui sur la montagne sainte ». (2 P 1,16-18)
Quand il s'agit de témoigner, comme ici, il n'est plus question de savoir dans quel état il était sur la montagne, ni de la honte qu'éprouvait ce témoin de la souffrance du Christ de l'avoir renié et trahi. Les circonstances humaines sont devenues secondaires, comme elles l'étaient d'ailleurs déjà au moment même ; la seule chose qui est importante et qui compte est le témoignage oculaire : ces trois témoins étaient présents et ils ont « entendu, vu de leurs yeux, touché de leurs mains le Verbe de vie » (1 Jn 1,1). Voilà ce dont Dieu a besoin, et c'est de cela aussi que les hommes ont besoin.
C'est finalement ce que Jésus a pu atteindre avec ces trois disciples, parce qu'il pouvait compter sur eux malgré toute leur faiblesse et leur inconstance. Ils lui ont irrévocablement consacré leur vie et, à son appel, l'ont suivi sans hésiter, en abandonnant tout ce qu'ils possédaient. Ils n'ont posé aucune Condition, même lorsqu'il exigea d'eux des choses difficiles, presque insupportables, et ils ne l'ont pas quitté : « À qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle ». C'est d'un tel bois que Jésus sculpte ses témoins. Nous pouvons maintenant en tirer les conséquences, qui sont assez importantes.
On peut affirmer que nous sommes en présence d'une réalité déterminante qui permet de distinguer le vrai christianisme du faux et qui fournit les critères pour ce discernement.
Le témoin du Christ n'est pas celui qui rapporte les expériences intérieures ou extérieures 'qu'il a vécues. Beaucoup d'hommes font des expériences et, en ce domaine, ils en ont peut être vécu de plus intéressantes, de plus formidables que les témoins de Jésus. L'expérience vécue n'est pas le critère du témoignage. Le témoin du Christ n'est pas celui qui s'est comporté correctement ou courageusement, ou même de manière exceptionnelle dans l'expérience dont il témoigne, ou qui a réussi son examen avec la meilleure note possible. Beaucoup ont réussi les examens de Dieu avec mention (ou le pensent), ce qu'on ne peut absolument pas dire de Pierre, ni de Jacques et ni même de Jean, qui lui aussi s'est endormi au mont des Oliviers et fut vaincu par le sommeil au mont de la Transfiguration.
Le témoin de Jésus n'est pas quelqu'un de spirituellement cultivé, de soigné, de pommadé, embelli par tous les moyens de la cosmétique spirituelle ; ce n'est pas quelqu'un de raffiné, sans rides, de bien léché c'est un pauvre bougre qui n'est rien et qui n'a rien, parce qu'il a tout donné à Dieu, et d'abord lui-même, une fois pour toutes et qui s'est mis à sa disposition avec l'espoir qu'en cherchant Dieu, tout le reste lui serait donné de surcroît.
C'est ici, en vérité, que des décisions s'imposent. Celui qui se préoccupe de sa personnalité spirituelle et de la réalisation de soi, sera toujours inquiet, qu'il le veuille ou non, de sa propre croissance, alors que le vrai témoin du Christ se dit : « Il faut que lui grandisse, et que moi, je diminue. » (Jn 3,30) Celui qui se préoccupe de sa personnalité spirituelle, découvrira tôt ou tard, consciemment ou inconsciemment, ouvertement ou sournoisement, qu'il a érigé sur son autel l'idole psychologie à la place de la Parole, de la théologie de Dieu. L'homme avec son éthique et sa morale, l'homme de grande culture religieuse reste et restera toujours celui qui sacralise son moi avec son égoïsme.
Jésus a besoin de témoins pour son Église. Des hommes devenus parfaitement indifférents à eux-mêmes, parce que sur le Thabor et au mont des Oliviers, ils ont vu et entendu « ce qu'aucun œil humain n'a vu, ce qu'aucune oreille humaine n'a entendu, ce qui n'est monté au cœur d'aucun homme » (cf 1 Co 2,9), à savoir ce qui se passe dans le cœur de Dieu et qu'il a donné à ses élus de voir, d'entendre et d'éprouver dans leur propre cœur. Seuls des hommes qui se sont totalement oubliés et perdus, qui ont pour ainsi dire disparus mais que Dieu a trouvés, peuvent être auprès des hommes d'efficaces témoins du Christ. Paul en était un, et aucune psychologie ne le concerne, car ce n'est plus lui qui vit, mais le Christ qui vit en lui. Comment le Christ, l'Esprit Saint et la grâce, ou encore la foi, l'espérance et la charité seraient-ils des faits psychologiques ? Et pourtant, c'est exactement cela qui convainc les hommes de la vérité du fait chrétien, mais qui, en dernière analyse, échappe aux catégories de la psychologie des profondeurs et de la psychiatrie malgré tous les efforts qu'on fait. Cet homme est différent des autres : d'où cela lui vient-il ? D'où tire-t-il sa vie ? Il est prêt à nous le dire si nous voulons l'entendre : « Christ est mort pour tous, pour que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux ! » (2 Co 5,15.) « Je regarde tout comme déchets, pour gagner le Christ et être trouvé en lui... pour connaître la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances » (Ph 3, 8-10). Si l'existence du chrétien ne témoigne pas de la vérité du christianisme, à savoir que Christ, Dieu et homme, est mort et ressuscité pour les pécheurs que nous sommes, alors à quoi bon la prédication et la catéchèse et toutes les bibliothèques théologiques du monde ? D'ailleurs le christianisme ne tend pas à être vrai en soi, mais vrai en nous ; nous-mêmes devons être des témoins du Seigneur par notre vie et par notre foi, par notre espérance et notre amour, par nos souffrances et nos victoires.
Jésus a besoin de témoins pour son Église. Il en a aussi besoin pour lui-même. Le tout du christianisme ne se dissout pas dans son utilité sociale. Il y a ce surplus qui ne s'y épuise pas, en dépit de notre époque qui raisonne et qui rationne. Ce rapport entre raison et ration est d'ailleurs plein d'humour. Car lorsque la raison calculatrice domine tout, chacun devra s'attendre à devoir se contenter de la ration qui lui est attribuée. Là où la technique a aujourd'hui le dernier mot, demain ce sera le communisme qui l'aura. Le christianisme, par contre, est la religion de la liberté envers Dieu, de la liberté que Dieu donne et qu'il est en personne. L'amour ne s'épuise dans aucun calcul, même pas dans celui de la charité organisée de l'Église. Ce qu'il y a de plus important lui échappe : le libre élan du cœur vers Dieu, la prière avant tout, l'adoration, l'action de grâce, le cœur qui se donne entièrement à Dieu. Voilà ce que le Seigneur appelle l'unique nécessaire, et qui échappe à toute statistique. Je n'affirme pas pour autant que toute statistique soit forcément l'œuvre du diable ; encore qu'il soit dit dans l'Ancien Testament que Dieu s'est irrité contre David parce qu'il avait fait faire un recensement, évidemment pour savourer sa gloire royale et estimer combien le royaume de Dieu s'était déjà étendu sur terre. Mais disons-le franchement : lorsqu'on se met à compter le nombre des confessions et des communions, ce qu'il faudrait savoir c'est uniquement de quelles confessions et de quelles communions il s'agit ; par exemple, l'amour de Dieu s'y exprime-t-il vraiment ? l’unique nécessaire, c'est que des hommes témoignent de la gloire de l'amour de Dieu pour le monde. Le Thabor est considéré dans l'Église, depuis l'antiquité, comme le nom et le lieu de la contemplation. Contempler Dieu dans sa gloire, à cause de lui-même. Trois témoins sont choisis pour cela : la vie contemplative résulte d'un appel. On n'entre pas au couvent pour devenir parfait, comme on dit. On n'y entre pas à cause de soi, mais à cause de Dieu. On n'y va pas parce qu'on le veut, mais parce qu'on sait qu'il le faut, et c'est pour cela aussi qu'on le veut. Les monastères contemplatifs sont comme le sommet de la tour de l'Église terrestre ; ils sont comme le drapeau qui flotte, là-haut, librement au vent de Dieu et témoigne sur terre de l'amour de Dieu. Si aujourd'hui des chrétiens se demandent à quoi servent les couvents de contemplatifs, demain d'autres se demanderont à quoi servent les églises et les cathédrales, dont l'entretien coûte si cher à l'État. Et après-demain, d'autres s'interrogeront sur l'utilité pour l'humanité des poètes, des artistes, des savants autres que les chimistes ou les physiciens. Ils sont inefficaces et nous n'en avons pas besoin.
Le Christ est transfiguré sur la montagne et c'est pourquoi il a besoin de témoins. Des témoins qui consacrent toute leur existence au témoignage ; il leur suffit d'avoir comme but de la vie de témoigner de la lumière sur la montagne, de la ville sur la montagne, de la liberté de Dieu sur la montagne. Un tel témoignage est plus une charge qu'une dignité. Il exige une vie qui connaît l'air des hauteurs et qui le diffuse. Il n'existe aucun succédané pour cela ; pour la sainteté, il n'existe pas de « soleil artificiel de montagne » ni de vaporisateur d'ozone. Elle est authentique ou elle n'est pas. Finalement, tout dépend d'un simple aiguillage : l'une des voies conduit vers le moi, vers la personnalité spirituelle, l'autre vers Dieu et vers le témoignage de foi. Vers la parole : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon ta parole ». Vers cette autre parole : « Non comme je veux, mais comme tu veux, Père ». Le christianisme n'est pas plus difficile que cela.
TOUJOURS ET ENCORE LE PREMIER COMMANDEMENT
« C'est moi le Seigneur ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi » (Ex 20,3).
Les grands textes historiques ne peuvent être détachés de leur lieu d'origine. Et si le texte a une valeur permanente, alors l'événement historique dont il s'inspire l'a aussi. La situation de la révélation de la Loi au Sinaï est celle de la conclusion d'une alliance entre Dieu et son peuple, qui se fonde sur une intervention salvatrice constitutive du peuple comme peuple : la sortie d'Égypte. Le texte actuel du décalogue tire son origine très probablement d'une fête d'action de grâces des douze tribus au sanctuaire commun de Sichem, où l'événement de la délivrance a été commémoré et fêté. « Nous sommes ceux que le Dieu vivant a libérés ; nous pouvons l'honorer comme notre Dieu. Nous n'avons pas besoin de suivre les faux dieux. Oui nous avons avec Dieu une relation d'amour conjugal, d'un amour exclusif. Suivre d'autres dieux serait divorcer, nous séparer de Dieu, nous prostituer, comme disaient les prophètes ».
C'est dans la conscience d'avoir trouvé grâce devant Dieu, d'avoir été élus pour une relation exclusive avec le Dieu vivant, que, désormais sauvés, nous pouvons aimer ; et seule cette conscience permet de comprendre les dix commandements, en particulier le premier. Sans elle, le décalogue serait réduit à un code d'exigences morales générales ; d'aucune manière on ne pourrait alors le comprendre comme ce qu'il fut et demeure historiquement, car on lui aurait retiré ce qui constitue comme sa substantifique moelle. Lorsque la relation vivante à Dieu a disparu, la morale commune ne survit pas longtemps. Elle est réduite à n'être que simple convention, une tradition incomprise quant à sa portée réelle.
Dans le Christ, l'alliance avec le peuple d'Israël s'est élargie en alliance du Père qui fait grâce à l'humanité entière. Chacun de nous, qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non, appartient à cette alliance nouvelle et éternelle. Elle a été conclue lorsque, sur la croix, Jésus a expié pour le monde entier, lorsqu'il l'a racheté par la résurrection et qu'il lui a ouvert l'espérance d'une vie éternelle. « Voilà ce que j'ai fait pour toi » dit le Père éternel à chacun d'entre nous, « j'ai livré mon Fils unique à la souffrance et à la mort ; moi, Dieu, j'ai fait tout ce qui était possible pour t'aimer et te prouver mon amour : j'ai lutté jusqu'au sang pour te gagner, mon enfant, comment pourrais-je dorénavant renoncer à toi et à ton amour ; comment pourrais-je te laisser courir après les dieux étrangers, puisque tu appartiens à mon amour, à l'amour tout court ? »
Il n'est pas dit : « Observe les commandements, ignore les dieux étrangers, alors je conclurai avec toi une alliance », mais : « J'ai conclu une alliance avec toi ; par grâce, tu es déjà introduit dans mon intimité ; et parce que tu m'es si proche, conduis-toi comme un enfant de ma maison ! » On ne peut rien comprendre à Israël si l'on considère ses commandements comme un ensemble de textes purement législatifs, auquel aurait alors succédé le commandement d'amour de la Nouvelle Alliance. Tout repose depuis toujours sur l'intervention salvatrice antérieure de Dieu, qui se doit d'honorer son alliance d'amour et de fidélité en excluant les dieux étrangers. C'est le fondement de ce que le christianisme a porté à son achèvement. C'est aussi la seule possibilité pour tout homme, actuel ou non, de pouvoir tirer quelque chose du décalogue. C'est parce qu'ils sont l'objet d'un maximum de grâce de la part de Dieu, que vivre dans l'amour et la reconnaissance constitue pour les siens une exigence minimale. Pour bien en comprendre l'esprit, il faudrait ajouter à ces exigences minimales maintes autres indications de l'Ancien Testament visant une attitude envers le prochain digne de l'homme. Car ces exigences minimales des dix paroles concernent l'homme digne de Dieu et digne de l'homme, et sont vraiment, en ce sens, les commandements d'une humanité juste : ils constituent la déclaration la plus originelle des droits de l'homme, publics et privés, et aussi de ses devoirs. Pour celui qui pense, ne serait-ce qu'un instant, à l'éminente valeur de la justice et de la sainteté de Dieu, de son amour conjugal inviolable et jaloux, il est compréhensible que la transgression dédaigneuse mérite une punition, qui d'un point de vue religieux, sera malédiction et anathème (et même peine de mort, pour l'idolâtrie). Car on ne joue pas avec Dieu.
On peut objecter avec raison, semble-t-il, à ce premier commandement du Sinaï, qu'il est lié à une situation clairement délimitée du point de vue de l'histoire des religions, situation aujourd'hui dépassée depuis longtemps. Elle suppose la foi communément répandue à l'existence d'autres dieux, donc le polythéisme. En réalité, pendant un demi-millénaire encore après Moïse, Israël a admis comme allant de soi que d'autres peuples avaient d'autres dieux. Le premier commandement ne dit pas : « Il n'y a pas d'autres dieux », mais « Tu n'honoreras pas d'autre dieux à côté de moi ». Ce n'est qu'au temps des prophètes que s'imposera clairement la conscience que les autres dieux sont soit des démons, soit rien du tout.
C'est précisément parce que les deux questions ne peuvent pas être confondues que pour nous le commandement ne perd rien de son actualité. Israël, et aussi le nouvel Israël, l'Église chrétienne, ne doit pas exercer d'autres cultes, qu'ils soient majeurs ou mineurs, à côté de celui du Dieu vivant et vrai qui fait grâce et qui juge. Tout son cœur et tout son amour vont à l'Unique. « Tu ne peux pas servir deux maîtres », dira Jésus, tu ne peux pas diviser ton cœur à l'infini sans aller à ta perte. Tu ne peux pas en même temps l'offrir à ton Dieu et, pour le cas où il n'existerait pas ou ne serait pas assez puissant pour te sauver, conclure une secrète alliance avec un autre dieu du monde. Tu ne peux vouloir entrer en même temps par la grande porte et par la petite.
Ces « dieux » avec qui nous pactisons restent toujours assez nombreux ; ils deviennent réels chaque fois que nous n'aimons pas le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur et ne le servons pas lui seul. Oui, que faisons-nous d'autre lorsque, en plus de Celui qui seul est saint, nous honorons et adorons toutes sortes de réalités sacralisées : le démon de Socrate ou de Goethe ou de Mao ou de quelque autre Génie dictatorial ? Que faisons-nous lorsque à Celui qui a dit : « Je suis qui je suis », nous ajoutons encore « l'être de l'étant. » ou les dieux de Hölderlin qu'on s'est tellement efforcé de réhabiliter ? Ou lorsque, à côté du Dieu d'amour, nous adorons encore le dieu de Picasso ou, sous une forme quelconque, le Minotaure (un dieu qui ressemble d'assez près à ceux qui ont induit Israël en tentation) ? Que faisons-nous lorsque, comme Saül qui alla de nuit consulter la nécromancienne d'Endor, nous nous adonnons un peu au spiritisme ? ou encore, lorsque nous tentons de revivifier un peu notre christianisme avec une dose d'anthroposophie ou de yoga ou de métempsycose, ou lorsque nous honorons tout simplement le dieu Mammon éternellement jeune, dans une de ses innombrables incarnations ou avatars ? Que faisons-nous lorsque, plus simplement encore, nous dressons sur notre autel domestique le dieu « Ego », appelé aussi « Soi », et que nous l'encensons jour et nuit ? C'est le culte sacral du grand « moi » dont l'adoration est bien plus dangereuse que n'importe quel fétiche de l'Ancien Testament, ou celui du grand « nous » : nous, les hommes, seuls dans l'espace vide où Dieu est mort depuis longtemps. Il y a aussi le néant que nous adorons avec ferveur et mélancolie et auquel nous vendons notre cœur réel et vivant. Or « Je suis le Seigneur ton Dieu, le Dieu des vivants et non des morts, le Dieu de la grâce et non du jugement. Je mettrai en toi un cœur nouveau et je t'insufflerai un esprit nouveau ; j'ôterai de ta chair le cœur de pierre et je te donnerai un cœur de chair. Je mettrai en toi mon esprit, pour que tu marches selon mes commandements.., tes villes en ruines ? seront à nouveau habitées... tu seras dégoûté de toi-même et de tes idoles abominables et tu sauras que c'est moi ton Dieu » (Ez 36).
Hans Urs von Balthasar, in Tu couronnes l’année de tes bontés (Salvator)