jeudi 25 août 2011

En soufflant... Jean Guitton, Portrait de l'esprit humain


Je ne cherche pas à convaincre d'erreur mon adversaire
mais à m'unir à lui dans une vérité plus haute.
LACORDAIRE.
Si l'on va jusqu'au bout d'une réflexion sur la pensée et sur la vie, on retrouve une idée, constante chez les sages : le bien suprême pour l'homme est de porter l'acte du jugement à son plus haut point de pureté, d'apprendre à bien penser, de se faire un bon esprit : car tous les malheurs viennent de ce qu'on n'a pas su choisir sa propre voie, ni bien connaître celle des autres. L'erreur et la faute ont leur naissance dans ce secret. Mais qu'est-ce donc que l'esprit ? On se le demande. On juge les autres il a un bon esprit, un mauvais esprit, c'est un grand esprit. Au fond ce mot d'esprit, qui paraît si transparent, est mal défini, parce qu'il est trop voisin de notre être. Et je crois qu'il serait bon, pour dissiper les ombres, d'esquisser un portrait assez général de l'esprit humain où l'on puisse, comme dans un modèle inimitable, voir son image et la redresser.
La première qualité de l'esprit est le bon sens. Avoir du bon sens, c'est, par une lumière assez soudaine qui agit à la manière d'un sens, discerner où passe la ligne de partage entre le vrai et le faux, le juste et l'injuste, l'excessif et le mesuré. Le bon sens ne se sépare guère de la raison ; on sait que pour Descartes bon sens et raison étaient une même chose. Mais je dirais que la raison est une qualité de nature, donnée dans la substance de notre être, virtuellement égale chez tous les hommes, tandis que le bon sens est une raison incarnée, éprouvée par l'usage. Il existe des gens qui, sans culture, ont un bon sens inconnu d'eux-mêmes qui fait qu'ils ne se trompent guère. Ils disent : cela est, cela n'est pas : est, est ; non, non, comme Jésus le conseille. On voit bien là, dans son plus haut point, l'exercice du bon sens : un sens nous met en communication directe avec son objet, sans nous faire connaître les intermédiaires. Dans l'usage commun, le bon sens, il est vrai, s'applique à des matières ordinaires ; on parlera de bon sens dans la gestion d'une fortune, dans les appréciations portées sur le possible. Et c'est faire honneur au bon sens que de lui donner judicature sur les choses ordinaires. Il n'y a pas d'apparence que celui qui gère mal les biens de la terre puisse être préparé à gérer ceux de l'esprit. Mais il est rare que le bon sens soit égal chez un homme selon qu'il l'exerce à la conduite de ses affaires, à son héritage ou à l'aménagement de sa destinée. Si nous avions du bon sens dans la vie morale, nous serions des sages : ce que Socrate enseignait, et on ne l'a jamais contredit.
Qu'est-ce qu'un esprit juste ? La justesse indique l'exacte adaptation de l'esprit à son objet, l'égal éloignement de l'excès ou du manque. Il est extrêmement difficile d'être juste, sans exagération, ni défaut. C'est aussi difficile que d'arriver juste à l’heure, sans avance ni retard : cela implique une appréciation de la durée et de la distance, un calcul de ses forces, un contrôle de tous ses membres. De même, dans l'ordre du jugement. Combien de juges se laissent entraîner par la précipitation et disent plus qu'ils ne savent ! D'autres, par la langueur et la paresse de juger, n'osent pas affirmer ce que pourtant ils n'ignorent pas. L'habitude de juger et de voir son jugement confirmé par ses effets donne à l'esprit une assurance qui fait qu'il porte son décret avec plus de vigueur et de béatitude.
Louis XIV disait qu'il y a de la joie dans cet exercice : joie royale, parce qu'elle est à la portée de chaque homme.
La justesse ne se confond ni avec la précision, ni avec l'exactitude. Un esprit précis peut être dans l'erreur, il l'est souvent dans ces domaines de sentiment, où il est impossible d'apporter la précision pour bien parler des choses humaines, il faut savoir se résigner à une prudente imprécision, avoir de la sobriété dans le jugement et même dans la sagesse. Souvent il faut savoir dire : « Je ne sais pas. Je ne suis pas informé » et parfois même : « Je ne vous ai pas compris ». Quant à l'exactitude, elle n'est que le premier degré de la justesse, celle qui s'exerce dans le domaine du temps, de l'espace et du nombre. On dira qu'une heure est exacte, qu'une addition est exacte, qu'une mesure est exacte. L'exactitude est davantage une vertu de l'attention comptable que du jugement.
On a voulu distinguer l'esprit droit de l'esprit juste. Dans la droiture (qui, lorsqu'elle se raidit un peu, devient rectitude) il y a une allusion à la qualité de la volonté, de l'âme. J'appelle esprit droit celui qui fixe, avant toute autre considération, la règle du juste et de l'injuste et qui ne s'en laisse pas détourner, en quoi il est ferme par surcroît. L'esprit droit s'oppose à l'esprit subtil et alambiqué, à l'esprit maniéré et scrupuleux, à l'esprit fourbe et insincère.
On peut se demander quels sont les rapports de la droiture à la justesse. Si l'on m'y forçait, je dirais que Sainte-Beuve et Thibaudet avaient plus de justesse que de droiture, Joseph de Maistre et Bernanos à l'inverse. La droiture est une noblesse, elle s'acquiert de naissance et par héritage, elle ne se modifie pas ; la justesse est plutôt un don de nature qu'on trouve dans le berceau, quoiqu'il se perfectionne par l'usage. Mais la droiture a son défaut, qui est l'intransigeance, tandis qu'on ne voit pas vers quel genre de défaillance peut incliner la justesse d'esprit.
Venons-en à des traits plus rares, moins nécessaires pour vivre et pour bien vivre, mais qui ajoutent au jugement une perfection.
La finesse est une vertu du jugement qui lui permet de s'exercer dans les matières difficiles, particulièrement dans ces zones mélangées où il faut savoir démêler, délier, discerner entre des essences voisines et faciles à confondre. Les gens du XVIIe siècle usaient de finesse au plus haut point, lorsqu'ils essayaient de définir les espèces de la vertu et du vice. Je dirais volontiers que la finesse consiste à voir les différences des ressemblances et les ressemblances des différences, encore que ce dernier soin appartienne plutôt à la vigueur et à la force d'esprit.
La délicatesse est un genre de finesse : c'est la finesse portée dans le domaine du sentiment et d'abord dans la divination des sentiments d'autrui. Un esprit délicat évite de choquer son semblable dans les petites choses ; pour cela il lui faut des antennes par lesquelles il appréhende d'avance le bien et le mal que peuvent faire un geste, un mot, voire même une nuance outrée. La délicatesse perfectionne ce sentiment inné de ce qu'il convient de dire ou de taire, indispensable aux entretiens et qu'on appelle le tact, contre quoi on faute par les impertinences, les indiscrétions, les questions curieuses. La délicatesse et la finesse peuvent se trouver l'une sans l'autre. Voltaire est fin, mais il ne semble pas avoir été délicat. Valéry est fin ; je dirais que Proust a cultivé la délicatesse pour elle-même, atteignant à je ne sais quoi de morbide. La Rochefoucauld est fin, Joubert est délicat. Et George Sand est fine, mais Fromentin est délicat. Et Thérèse d'Avila est fine, mais François de Sales est délicat.
L'ouverture de l'esprit est son aptitude à s'intéresser d'emblée à tout ce qu'il ignore, à aller au-devant de tout ce qui le contrarie, à se dilater jusqu'à comprendre ce qui lui était jusque-là interdit ou réfractaire. C'est une qualité rare, difficile à conserver sans qu'elle se corrompe : la plupart des esprits qui ont de l'ouverture sont des sceptiques ou des dilettantes, ils ne sont pas des êtres épris de vérité, seulement des amateurs. Il y a du paradoxe dans la largeur d'esprit : comment demander à un esprit de sympathiser avec une doctrine qu'il réprouve, avec une âme qui lui est étrangère, parfois odieuse ? Comment croire, même un instant et par provision, au contraire de ce que l'on croit ? Peut-être la solution est-elle dans une réflexion sur le rapport de la vérité et de l'erreur. On ne se trompe pas, disait Pascal, dans le côté qu'on envisage. Mais on se trompe en voulant que ce côté soit aussi les autres côtés. Dans chaque erreur il y a une vérité prisonnière, et qui explique qu'on puisse aimer l'erreur, vivre et, dans certains cas, mourir pour elle.
L'ouverture d'esprit caractérise l'intelligence, si l'on en croit l'étymologie qui veut qu'intelligence procède du mot intus legere, ce qui voudrait dire : faculté de lire à l'intérieur des êtres. Être intelligent, ce n'est pas être seulement raisonnable ; c'est ajouter à la raison cette facilité, cette souplesse qui permet de se jouer parmi les êtres, les pénétrant souvent mieux qu'ils ne se connaissent, comme la Sagesse aux premiers jours du monde, dont l'Écriture nous dit qu'elle « se jouait devant Dieu dans tout l'ordre des terres et que ses délices étaient de vivre avec les enfants des hommes ». L'intelligence vraie est voisine de la sympathie ; c'est une sympathie de l'esprit qui se met au diapason de la chose à connaître et qui s'unit à elle d'une manière qui n'est pas plus définissable que celle du sens. Être intelligent, c'est posséder cette faculté de coïncidence. S'il s'agit d'un problème à résoudre, l'intelligence coïncidera avec l'ordre des difficultés. S'il s'agit d'une autre intelligence à pénétrer (ce qui est l'objet le plus tentant pour l'intelligence, qui est attirée amoureusement vers son semblable) elle se fera autre, tout en demeurant la même.
Mais dire d'un homme qu'il est intelligent n'est pas un hommage sans péril ; outre que l'intelligence pure développe une sécheresse de l'âme même dans ses efforts de sympathie, il arrive aussi que l'intelligence se prenne elle-même pour fin et amusement, que l'intelligent jouisse de soi et de l'éclat qu'il répand alors l'intelligence s'altère, se fane et se dissipe, dans le moment même où son pauvre possesseur la croit à son plus haut point. C'est là qu'on voit poindre la nuance qui sépare l'intelligence et la raison. Personne n'ose dire qu'il y a danger à user de la raison, tandis qu'il est bien connu que l'intelligence puisse devenir subtile, perverse, insincère. Parce que l'intelligence n'est pas la raison même, mais la raison habile, calculatrice, fabricatrice, la raison utilisée par l'esprit de l'homme pour parvenir à des fins qui ne sont pas toutes également bonnes. M. Teste de Valéry était une intelligence pure, mais il ne saisissait en lui que l'exercice d'une fonction vide.
On ne parle plus guère de la force de l'esprit ; on vante plutôt la finesse, la délicatesse que la vigueur. Il semble que le tout de l'esprit soit de saisir les nuances. Mais les nuances supposent la couleur ; la couleur suppose la valeur ; la valeur exige les proportions et les séparations des lignes. Et la ligne exige de celui qui la trace la sûreté, la promptitude, autres noms de la force. Il en est de même de l'esprit. Nous voyons tant d'esprits critiques qui ont l'art des nuances, sans avoir le sens des couleurs et des lignes.
La force d'esprit consiste à aller d'emblée à l'essentiel sans se laisser distraire par le détail. Un esprit qui a de la force néglige ce qui n'importe guère ; les feuilles ne lui cachent pas les branches, et ce sont ces branches maîtresses qu'il fixe sous la surabondance oiseuse. Il n'acceptera de placer cette espèce de fumée dans laquelle Léonard de Vinci dissipait les contours, que lorsqu'il aura situé ces lignes d'essence, génératrices de vérité et de beauté.
La force est la plus enviable qualité de l'esprit, car elle comporte le sens du réel, du solide, du simple, du naturel. Et la force de l'esprit n'est pas loin de la force d'âme. À ce degré les facultés, qui s'étaient divisées pour le service, se ramassent dans l'unité de la personne. Et il est difficile de démêler si la force est une qualité de l'intelligence, de la volonté ou de l'âme entière.
On demandera quelle différence existe entre la justesse et la force, car on sent bien que ce sont qualités qui ont du voisinage. Si l'esprit est fort sans être juste, alors il est dur, ingrat ou violent. Et la violence est une caricature de la force : la violence est la force, quand la force n'a plus le contrôle d'elle-même et ne mérite plus son nom. Et la dureté est une force exclusive et close, qui ne voit qu'un côté. Celui qui est juste dans ses jugements, si du moins il sait remonter aux principes et voir les effets de justice découler des causes, alors il est fort. Mais la force apparaît dans l'expression, et la justesse plutôt dans la pensée. La force burine et grave ; la justesse trace et dessine. Ainsi La Bruyère a de la justesse dans ses traits, mais Pascal a de la force. Sa pensée paraît davantage une pensée, parce que plus concise et plus aiguë. Elle fait voir plus de choses en son éclair, soit parce que Pascal sait mieux dire, soit parce qu'il sait mieux omettre, soit aussi parce qu'il voit plus loin et qu'il remonte plus haut. Gide peut être juste. Mais Claudel dans ses bons moments est fort.
Un esprit vif est un esprit qui recueille rapidement ses forces et qui les a toujours à sa disposition et sous son aile. Le contraire de la vivacité est la lenteur l'esprit lent se mobilise peu à peu. Mais par cette pesanteur de l'être, il évite les hâtes du jugement. Joffre avait cette pesanteur-là avant de décider en maître, alors que Foch était vif, prompt, immédiat, quoique prudent par raison. Dans la dernière guerre, Roosevelt, Churchill furent de grands imaginatifs, capables d'explorer les possibles, sans le magnétisme et la folie de leur adversaire.
On voit bien où serait l'idéal et dans quelle composition de modération et de rapidité. Mais mieux vaut la lenteur et la prudence. Nos habitudes de classe et d'examen contribuent à nous tromper sur ce point : les esprits laborieux et lents échouent à nos concours ; ce sont pourtant les plus utiles à la cité dans les circonstances ordinaires.
La mesure consiste à ne point outrepasser. Car il y a des limites en toutes choses : limites dans l'affirmation qui ne doit que bien rarement se porter à l'absolu ; limites dans l'exploration qui devrait s'arrêter devant l'insoluble et l'ineffable ; limites dans le jugement lui-même, qui, faute de renseignement, de compétence ou de certitude, doit s'abstenir. Les catéchismes de jadis réprouvaient « celui qui juge en vain et sans nécessité ». Il est difficile de garder le sens de ces limites. Ainsi, dans les conversations, le pas est vite franchi de ce qui divertit à ce qui blesse, de ce qui est hypothèse à ce qui est insinuation. L'esprit mesuré est sûr de ne pas avoir à se repentir, à se contredire, il échappe aux impulsions d'un jour. Son avantage est qu'il a des chances d'être encore dans le vrai après-demain. Nietzsche avait trop de parti pris pour garder de la mesure dans ses sarcasmes.
On me demande ce qu'est un homme d'esprit, au sens donné à ce mot en France, et si l'esprit de Voltaire, par exemple, a du rapport avec l'esprit que je cherche à définir. L'esprit français est né dans les entretiens où l'on ne cherchait point tant le vrai que l'agrément. Il s'agissait d'exciter en chacun le plaisir d'exercer l'intelligence, soit par une allusion, soit par une comparaison inattendue, soit en étendant abusivement le sens d'un mot, soit en disant le contraire de ce que l'on suggère. Voilà bien un art d'agrément et qui est favorable au sourire ; mais il est difficile d'user sans abuser, et l'abus révèle un vice secret, qui est une sorte de complaisance dans l'amer. Les gens d'esprit font rire, mais c'est souvent aux dépens de la vérité et de la pudeur. Lorsque l'esprit cherche à coïncider avec ce qu'il y a de singulier en chaque être non pour s'en moquer mais par une pitié raisonnable, alors il s'appelle l'humour : Alphonse Daudet et Jean Giraudoux avaient de l'humour. Lorsque l'esprit se donne au plaisir de ne pas croire, alors il s'appelle ironie : Renan est ironique dans ses Drames. Lorsque l'esprit se détache de ce qu'il raconte et qu'il exagère sans tromper comme à la comédie, c'est plaisanterie ; si cela touche aux mœurs, c'est gaillardise ; lorsque cela contient une pointe, c'est malice. Rabelais est gaillard et plaisant, parfois malicieux ; Montaigne est plaisant et malicieux, parfois gaillard. Voltaire qui a tant d'esprit n'est ni gaillard, ni plaisant et plus malin que malicieux. Mais depuis le XVIe siècle on a perdu la libre et franche allure. Et je ne sais si on la retrouvera jamais, car le savoir qui augmente est morose.
L'esprit se dépeint aussi par le genre d'attention dont il est capable.
Il existe des attentions étroites qui se donnent tout entières à un seul objet : c'était le cas de Napoléon, si attentif, mais si braqué sur un point, et qui passait son temps à faire des revues, à lire ses états de situation. C'était aussi le cas de Descartes qui fixait son regard mental sur l'élément le plus clair et le plus simple et excluant tout le reste, puis qui faisait lui aussi des « revues générales afin de ne rien omettre ». Mais il existe des attentions vastes, souples, agiles, embrassantes, et accueillantes, comme l'était celle de Henri IV, qui traitait ses affaires toutes à la fois, en sautant de l'une à l'autre, ou comme semble avoir été celle de Montaigne, dont l'allure était « à la manière poétique par sauts et gambades ». Et l'attention de Bergson, précise sans doute sur les détails, mais musicale, thématique, mélodieuse, semble avoir été de ce genre vaste et ample, évitant le système et son obsession, n'écoutant la partie qu'à l'intérieur du tout.
Il y a aussi des attentions patientes, qui peuvent demeurer longtemps sur un même objet, et des attentions qui se lassent de voir, qui sont obligées de se retirer sans insistance, quitte à revenir plusieurs fois. Ces attentions sont pareilles à des bombardiers en piqué. Elles se mobilisent sur un objectif en une seconde visé, touché, abattu, comme faisaient Fonck et Guynemer. S'il est raté, tant pis, on revient à ses bases, on recommencera une autre fois.
Telles sont quelques-unes des qualités de l'esprit. Lorsqu'une de ces qualités est développée, on appelle cela le talent. Lorsqu'elles sont développées au plus haut degré plusieurs ensemble et dans la simplicité, c'est le génie.
Celui qui parcourrait toutes les gammes de l'esprit et qui saurait être, à la fois et à propos, ferme et fort ; quand c'est le lieu, facile, plaisant ; clair le plus souvent, obscur par profondeur et non par défaillance ou par pose ; recherchant toujours le juste et le vrai ; original, hardi même mais avec mesure et naturel, celui-là aurait du génie par surcroît. Homère, Platon, Virgile chez les Anciens viennent à la mémoire. La Fontaine, s'il avait plus d'ampleur, Hugo s'il avait plus de goût donneraient cette impression de qualités contraires discrètement, hautement accordées, ce qui leur permet de parcourir sans marque d'effort l'étendue qui sépare le familier du sublime et ce qui fait pleurer de ce qui fait seulement sourire.
On songe à Shakespeare, unique chez les modernes, pour cette variété des touches et des tons, pour cet art de créer une humanité neuve, aussi mêlée que la nôtre, d'unir par la culture, la tendresse et la noblesse d'âme tous les genres du langage et de l'être. Dans ce théâtre on voit agir ce pouvoir de l'esprit de faire une œuvre qui ressemble à la nature, cette grande chose calme et qui se renouvelle.
Pour tous les ordres de la grandeur (qu'il s'agisse de politique, de guerre, d'art ou de sainteté) il apparaît, après plusieurs siècles vides, de ces esprits supérieurs même aux plus grands : ainsi, Platon, Léonard de Vinci, Pascal... On se demande ce qu'ils ont en propre. Ces hommes sont comme une espèce à eux seuls, une solitude, un langage, un univers. Et pourtant, nous nous trouvons beaucoup plus à notre aise avec eux qu'avec les génies inférieurs ou avec les gens d'esprit ou de talent. De même qu'un honnête homme se sent mieux compris par un saint que par un héros ou un professeur de morale, de même l'homme ordinaire n'est pas effrayé par les plus grands génies qui parlent la langue ordinaire, quoique ce soit d'une manière sublime. Il faut noter que ces génies du premier ordre se trouvent souvent assez étrangers à leur époque, plutôt contemporains de l'avenir. Et même, à mesure que l'histoire avance, ils sont plus actuels.
On voudrait savoir comment procèdent ces génies-là. Novalis disait : « Le génie est le bondissement par excellence ». Et encore : « Rêver et ne pas rêver en même temps, au même instant, voilà l'opération synthétique, celle du génie par laquelle la veille et le rêve sont également fortifiés ». Ces traits apparentent Napoléon et Goethe, Pascal et Leibniz, saint Paul et saint Jean. Il est bon de vivre dans la compagnie de ces êtres supérieurs, car notre esprit, même sans comprendre, s'y ravitaille ; il est à la source.
Parmi les qualités de l'esprit humain, on peut noter enfin la profondeur, l'originalité, la grandeur, l'invention.
L'originalité existe chez chacun : car chacun de nous diffère de l'autre. Nous sommes tous des nombres premiers, divisibles seulement par eux-mêmes. Ce qui manque pour que cela paraisse, ce sont des mots capables d'exprimer ce qui est singulier, unique en son genre, ineffable. Chacun devrait s'efforcer de découvrir ce qui le distingue des autres, d'en être humblement fier, de le placer dans un beau jour, de lui donner relief, mordant et couleur. Mais il faut aussi observer que l'originalité n'est pas tant un avantage particulier qu'un charme et un accent qui s'ajoutent à ce qu'on a de commun avec les autres, comme le regard n'est point l'œil mais seulement sa splendeur.
La profondeur est la puissance d'aller au delà des apparences, des formules et des écorces pour pénétrer jusqu'à l'intime vérité de la chose, de la personne, du mystère. Elle est la plénitude de la force d'esprit et l'analogue du courage dans l'ordre du vouloir.
La grandeur réside dans le verbe, dans le style plus que dans l'objet. Être grand, c'est éviter ce qui est médiocre, mesquin en se taisant là-dessus, plutôt que par des corrections ou des attaques. Quand la grandeur s'allie à la fierté, elle devient la hauteur, qui est un défaut par l'orgueil qu'elle recèle. A Port-Royal je trouve plus de hauteur que de grandeur. Lorsqu'au contraire, la grandeur s'exprime sans rabaisser personne, sans se surélever elle-même, par un ton de simplicité digne, alors elle est noblesse. Lorsque enfin la noblesse se fait lente, gardant ce ton impassible qui semble vous mettre au-dessus de tout, elle devient de la majesté. Pascal a plus de profondeur ; Bossuet plus de grandeur ; Chateaubriand et Barrès ont plus de hauteur. La noblesse, en ces temps d'inflation des valeurs, semble s'être cachée dans des âmes modestes et inconnues et d'abord d'elles-mêmes.
Il n'y a pas d'artifice pour inventer, mais on s'y dispose par la méthode. L'invention existe dans les sciences au degré le plus visible : mais on peut la rencontrer dans l'ordre des vérités morales, religieuses même. Là elle éclate moins aux esprits, bien qu'elle soit plus utile. Celui qui aide à pénétrer la nature humaine, qui explore son étendue, qui définit ses replis est aussi un inventeur.
Mais ces qualités de l'esprit ne seraient rien sans les qualités de cette puissance qui donne la force d'aller sans voir et que l'on nomme le cœur. Le cœur et le courage se ressemblent, s'ils ne sont pas un même mouvement : on les nomme aussi le vouloir. Ici, peu de mots suffisent.
La volonté est la pièce maîtresse de l'homme, puisqu'elle lui permet d'être ce qu'il se fait. Si nous n'avions pas la volonté, nous serions des automates. Nous ne serions pas donnés à nous-même. La volonté est l'organe de l'amour.
Qu'est-ce que l'amour encore une fois ? On y revient et c'est bien difficile à dire. Ce qui est sûr, c'est que le mot est beau à prononcer avec ses deux syllabes qui se complètent si bien : la première qui monte, qui aspire ; la seconde, qui est un doux épanouissement et où l'on sent confusément la syllabe or, signe de possession. Amour en France est un mot rare par cette convenance du son et du sens, que les Anglais et les Germains n'ont pas avec leur Love et leur Liebe.
L'amour est une exaltation tranquille de la volonté qui s'unit à ce qu'elle désire et qui en jouit par avance. Et il faut remarquer qu'aimer n'est pas avoir : et pour aimer, l'éloignement, la privation, la quête incertaine sont favorables. Les grands amoureux de la poésie et de l'histoire ont été le plus souvent séparés et ne communiquant que par le désir. C'est ce qui fait qu'il entre un peu de souffrance dans la composition de l'amour. Et, même si l'on possède en amour, on veut aller plus loin dans la possession, on souffre de ne pas posséder davantage. Mais il y a aussi dans l'amour une joie, une jouissance, comme si ce qu'on désire, on en disposait déjà. C'est pourquoi on ne peut rien faire sans aimer, pas même apprendre une leçon, commencer une recherche, réformer un État, labourer un champ, sauver une civilisation, éduquer un petit enfant. Pour faire, il faut dès le commencement se trouver au terme, posséder l'avenir qui n'est pas. Si on laboure un champ, il faut déjà jouir de ce champ comme s'il était fini de labourer. Si on élève un enfant, il faut se porter à la fin et voir en lui déjà l'homme nouveau. Si on réforme l'État, si on sauve la patrie, il faut voir ces choses comme possibles, faisables, malgré les fatigues et les périls, et comme déjà faites. On appelle cela aimer. Plusieurs diront que ce n'est pas l'amour, mais l'espérance, la foi ou l'enthousiasme.
Certes, mais l'amour contient toutes ces autres choses.
L'amour s'applique à l'attachement de l'homme et de la femme : c'est que là il est incarné, plus sensible, et figuré par les mouvements du sang dans les deux corps.
Et on dit aussi qu'on aime l'Italie, la musique ou les fleurs, ou « les sombres plaisirs d'un cœur mélancolique ». Car cette manière de vouloir ce qu'on n'a pas, en s'identifiant avec lui par une sorte de charme, s'applique de proche en proche à tout. Elle s'applique même, avons-nous vu, à soi-même. Mais s'aimer d'un amour honorable, c'est se vouloir dans son meilleur état, s'unir d'avance à ce qu'on sera.
Dans l'idée de foi, il y a davantage. Celui qui a la foi ne vérifie pas, ne palpe pas, ne voit pas. Il nie les apparences contraires. « Ferme les yeux, et tu verras », c'est l'adage et le paradoxe de la foi. Le mystère caché, la bonté et le sens de chaque chose, ne s'atteignent pas par la connaissance seule. Il faut encore un pari raisonnable que tout est bon derrière le mal, que derrière les nuages le soleil brille. Cette assurance est la foi.
On voit par là que l'homme ne peut pas vraiment vivre sans foi, au moins sans foi humaine ; que la foi est vraiment son haleine sans qu'il le sache, que le juste vit de la foi. Nous nous laissons aller à croire que la connaissance et la science pourraient suffire. Mais la science même vit de foi dans la science.
Le fruit de l'amour est la joie.
La jouissance est la joie en exercice. Elle loge un degré au-dessus de la possession, parce qu'on peut posséder sans jouir, mais non jouir sans vraiment posséder. L'enthousiasme est le sentiment que l'on éprouve lorsqu'on imagine avoir au fond du cœur, comme un dieu caché, le principe qui vous anime et qui permet de créer.
La ferveur, qu'on appelait autrefois le zèle, est aussi un fruit de l'amour : elle concerne la hâte, l'intensité, l'allure vive et chantante de celui qui espère et qui croit.
Toutes ces qualités de l'esprit se traduisent dans nos existences. Quand on est arrivé à les faire passer plus ou moins dans ses manières d'être, on dit de nos jours que la vie a du style. Jadis ce mot ne s'appliquait qu'au langage. Mais toutes nos manières nous expriment tout entiers depuis notre démarche et les mouvements de nos yeux jusqu'à nos silences.
Jean Guitton, in Apprendre à vivre et à penser