lundi 6 juin 2011

En lisant... Marie-Dominique Molinié, La vie trinitaire et l'esprit d'enfance

« Je suis la voie, la vérité et la vie... Nul ne vient au Père que par moi... Comme mon Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés : demeurez dans mon amour... Ceci est mon commandement que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés... Que l'amour dont Tu m'as aimé soit en eux et moi en eux ».
Ce serait tout de même grave d'oublier ces textes-là, même une seule heure de notre vie. Ce qui s'épanouit en nous, c'est la vie trinitaire : nous ne pouvons rien comprendre à nous-mêmes si nous ne vivons pas du mystère de la Sainte Trinité.
Il s'agit de l'amour dont le Père aime le Fils, et dont le fruit est le Saint-Esprit. Cet amour est en nous. C'est bien plus grave que de dire : il faut qu'il y soit. Notre responsabilité est plus lourde de savoir qu'il y est, et que nous devons le laisser faire. C'est cela qui nous est offert. Tout ce qui nous est demandé, c'est de ne pas laisser tomber et de ne pas trop meurtrir ce germe qui désire s'épanouir.
Conséquence : il ne s'agit pas seulement d'aimer Dieu par-dessus toutes choses et les hommes comme nos frères - mais d'entrer dans l'amour surnaturel de Dieu. Ce qui nous attend, ce n'est pas l'immortalité, c'est l'éternité.
« La vie éternelle c'est qu'ils Te connaissent... » Connaître le Père, c'est éprouver sa paternité : ce n'est pas une vague paternité, mais une paternité divine, une paternité au sens strict. Toutes les religions ont le pressentiment de la paternité de Dieu, mais ce pressentiment ne suffit pas, il faut beaucoup plus.
Être père, c'est communiquer sa nature à un autre, c'est donner à un fils ce que l'on est soi-même. Un artiste est le père de ses œuvres dans la mesure où il s'exprime à travers elles. Le Verbe est la parfaite expression du Père (la splendeur de sa gloire).
Est-ce que l'homme exprime Dieu ? - Dans une certaine mesure, oui : il est créé à son image et à sa ressemblance, parce que sa nature est spirituelle. Il y a entre le mystère de Dieu et le mystère de l'esprit quelque chose de commun.
C'est ce qui rend paradoxale la créature spirituelle. Dans la mesure où notre situation est celle d'une créature, nous avons des limites, notre nature a des limites. Mais par notre esprit nous avons quelque chose d'infini : un aspect de vide en nous, un aspect de table rase, capable de recevoir n'importe quoi, de devenir n'importe quoi. Notre esprit peut tout recevoir, même Dieu : il peut le voir face à face, si cela lui est donné. C'est notre plus grande noblesse.
La dimension infinie de l'esprit a des conséquences pratiques redoutables. Le mystère du péché prend sa source dans ce double clavier de la vie de tout esprit : le clavier positif (les touches blanches) qui s'enracine dans la nature avec ses limites - et le clavier négatif ou « en creux » (les touches noires), mais sans limites : la capacité d'accueillir Dieu. Donner la préférence à Dieu dans notre vie, cela voudra dire donner la préférence à cette passivité.
Un certain nombre de mots prennent leur sens à partir de là : silence, attente, patience, consentement, « se laisser faire » ; tout cela a du prix parce que c'est seulement ce qui nous permet de recevoir Dieu et de refléter l'infini.
Notre vie, c'est l'histoire de la bataille entre notre activité et le silence.
Cette dimension infinie fait que tout esprit est capable d'accueillir Dieu. Il est créé à son image, ce qui fonde une certaine ressemblance entre Dieu et la nature humaine. On peut donc dire, au sens large, qu'en créant un homme, Dieu lui communique quelque chose de sa nature : cela suffit à établir une certaine paternité - mais au sens large seulement, parce qu'il y a un abîme entre l'esprit créé et la nature divine.
Seulement, quand l'Amour du Père et du Fils nous est donné (le Saint-Esprit), c'est la nature divine elle-même qui nous est donnée. Ce qui sépare l'Ancienne Alliance de la Nouvelle c'est que l'Ancienne Alliance ne connaissait pas le don de la grâce, bien que la grâce fût déjà donnée. À partir du don de la grâce, Dieu communique à l'homme sa nature en toute rigueur, aussi rigoureusement qu'un père communique la nature humaine à son fils.
Entre l'artiste et son œuvre, il y a un abîme ; mais si l'artiste pouvait créer un homme vivant qui l'exprime tout entier, ce serait autre chose. C'est ce que Dieu fait dans la Trinité par mode de génération et non comme une œuvre d'art. C'est ce qu'Il fait aussi en nous. Dieu nous engendre par adoption aussi strictement qu'Il engendre son Verbe par nature : nous devenons ses fils au sens strict et non pas même ses fils, mais le Fils de Dieu : il n'y en a qu'un. Quand Dieu perd l'un de nous parce que nous cessons de L'aimer, Il perd son Fils : il y a un visage de son Fils qui est mort en nous.
Les saints comprennent cela. C'est pourquoi, quand ils commencent à dire « Notre Père », ils s'arrêtent.., ils ne peuvent aller plus loin. Ils comprennent déjà ce que nous verrons dans l'éternité...
Que ce germe qui est en nous ne dorme pas. L'esprit d'enfance n'est pas une attitude pieuse qu'on prend pour être bien gentil : c'est l'âme du Verbe, c'est le Saint-Esprit. Le premier qui a l'esprit d'enfance, c'est le Verbe, et la voie d'enfance n'est pas une voie au rabais, c'est le secret même du Christ. Il n'y a que l'esprit d'enfance qui puisse scruter les profondeurs du Père : or nous avons le devoir de les scruter, nous n'avons pas le droit d'en rester à la paternité au sens large.
Être un enfant, c'est perdre pied
Bien des inquiétudes, bien des indélicatesses envers Dieu seraient évitées si on considérait Dieu comme Père. Quand les chrétiens discutent sur ce qu'il faudrait faire en face du monde moderne et qu'ils se laissent troubler, c'est qu'ils n'ont pas compris, ils en sont restés à la paternité au sens large.
On avait fait à des institutrices une conférence sur la littérature contemporaine et le roman noir : elles étaient un peu désemparées, se rendant compte que c'est le pain quotidien des jeunes à l'heure actuelle… que faire ? Devant leur désarroi, j'avais l'impression que leur maison n'était pas bâtie sur le roc. Elles se sentaient perdues parce que tout s'en va : l'instinct de la famille, de l'honneur ; toute vertu naturelle est systématiquement pulvérisée, anéantie par cette littérature qui s'alimente de catastrophes et gave notre génération de ténèbres.
Il est certain que les valeurs naturelles sont en train de faire naufrage : mais cela prouve bien, justement, qu'elles ne suffisent pas. Il y a des périodes où Dieu permet que tout s'effondre pour qu'on voie bien que rien ne tient. Cela ne devrait pas nous démonter. Nietzsche a proclamé que Dieu était mort : cela a au moins l'avantage d'être une affirmation radicale. En face de cela, il n'y a qu'une chose à faire : c'est d'être chrétien.
Dieu est mort ? Il y a du vrai. L'esprit de cette remarque est profondément différent de celui des théologiens de la mort de Dieu, comme la suite le prouve. Ce qui meurt, c'est le Dieu « valeur suprême » de ceux qui ne souhaitent pas avoir affaire à Lui et devenir des mystiques, ceux dont la pratique religieuse sans amour crie, beaucoup plus efficacement que le blasphème torturé de Jacques Prévert : Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y... Il y a un Dieu que les chrétiens disent être leur Dieu, qui n'est Père qu'au sens large, et vient couronner d'assez haut (le plus loin possible) une vie fondée sur les valeurs humaines : ce Dieu-là est mort, non pas le Vendredi Saint, mais le soir de la chute. Il n'y a plus que le Dieu Sauveur qui ne soit pas mort, il n'y a plus que le Père au sens strict qui réponde, et c'est parce qu'on ne veut pas s'adresser à Lui qu'Il ne répond pas.
Ce qui soutient l'humanité, ce ne sont pas les gouvernements, ni les hommes de génie, ni les hommes d'action : ce sont les adorateurs. Qu'est-ce que Dieu leur demande ? Pas grand-chose : d'y croire. S'ils refusent un peu d'y croire, tout le reste s'en suit : les germes des péchés ne trouvent plus d'obstacle et se développent.
« Le monde entier, dit saint Jean, est dans la main du Mauvais ». C'est une forteresse de glace qui ne veut pas aimer, et Dieu en fait le siège. Il cherche des brèches : ce sont les adorateurs... Il faut y croire. C'est cela, se sauver « ensemble » : Dieu n'a pas besoin d'oublier chaque personne pour être universel. « Faire son salut » demeure un devoir aussi rigoureux qu'autrefois, dans l'intérêt même des autres.
En face de ce monde dont les valeurs s'écroulent, si vous cherchez avec fièvre et inquiétude ce qu'il faut faire, vous n'avez pas compris que Dieu veut être le seul à nous sauver : il y va de sa gloire. Quand on s'appuie sur l'action ou sur les valeurs naturelles, on attaque la gloire de Dieu.
Autrement dit, nous devons accepter d'être des mystiques, au sens véritable du mot, c'est-à-dire des êtres qui ont pénétré dans un secret, le secret de notre ami, de notre sauveur : ce secret est la vie trinitaire, et pour y entrer il faut mener une vie où nous perdons pied... c'est tout le sel de la vie mystique.
Cette obligation (de perdre pied) peut être à la source d'un véritable drame. Une histoire vraie vous le fera bien comprendre. Une mère avait deux enfants, l'un de quatre ans et l'autre de sept. Elle jouait souvent à les faire tourner autour d'elle en les tenant par les poignets. Un jour elle leur dit : « Il y a longtemps que nous n'avons pas joué à tourner. On y va ? » Le plus petit répondit tout de suite : « Oh oui, oui !... », mais le plus grand : « D'accord, mais tu n'iras pas plus vite que je voudrai ». Le plus petit était encore un mystique ; le plus grand ne l'était déjà plus - il avait « dépassé » l'esprit d'enfance, il voulait être « majeur et responsable ».
Nous devons accepter d'être emportés dans un mouvement où nous sommes certains d'être débordés, de ne pas avoir pied. Or, je me trompe peut-être, mais j'ai l'impression que les appels du Cœur du Christ et les apparitions de la Sainte Vierge manifestent bien ce que, pour ma part, je sens parfois (à en être malade) : que les chrétiens eux-mêmes refusent de se laisser emporter au-delà de tout. Ils veulent bien courir, mais ils ne veulent pas voler... Or il faut fermer les yeux, voler, partir à l'aventure, « perdre son âme », tout quitter pour suivre Jésus-Christ.
On sent qu'il y a quelque chose qui ne va pas. On dit : « Pas tout de suite... », comme les invités au banquet. Le banquet ne peut pas être autre chose que la vie éternelle. Or les serviteurs disent que tout est prêt dès maintenant, c'est dès maintenant qu'il faut venir… et notre jugement tourne autour de cette affaire-là.
Si vous n'en voulez pas, ne communiez pas. Tout est possible à l'amour de Dieu, mais on ne le laisse pas faire. Si je suis véhément, c'est parce que je crois que Dieu l'est encore plus que moi. Un pape disait qu'il y avait une seule réponse au désarroi du monde actuel : l'Eucharistie - c'est-à-dire le banquet du ciel sur la terre. On n'a pas compris Dieu tant qu'on cherche une autre réponse. La flamme de la vie divine, si les chrétiens voulaient bien la laisser « partir », serait assez violente pour tout emporter : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et quel est mon désir si ce n'est qu'il s'allume ? »
C'est là le jugement que nous subirons, et qu'il vaut mieux subir dès maintenant. Acceptez-vous que cela aille jusqu'au feu ? Nous voulons bien aimer Dieu, à condition que cela n'aille pas trop vite, pas trop fort, que ce ne soit pas trop déroutant...
La conversion du jugement
En agissant ainsi, nous résistons à l'aiguillon, et finalement nous nous rendons la vie plus difficile et plus âpre : nous faisons des prouesses épuisantes pour éviter de devenir des saints. Ce serait quand même plus simple de faire ce que Dieu nous demande. Malheureusement, notre résistance est sournoise, elle se tapit au fond de notre être, évitant soigneusement de paraître au grand jour : elle craint par-dessus tout la lumière.
Il faut au contraire demander inlassablement cette Lumière, pour qu'elle nous montre de quelle manière habituelle nous répugnons à nous laisser faire. Représentez-vous ce que cela a pu être pour Alphonse Ratisbonne (fils d'un banquier juif, converti par une apparition de la Sainte Vierge presque aussitôt après avoir accepté de porter la médaille miraculeuse) de voir, du jour au lendemain, toute sa philosophie balayée. Au fond, notre vie c'est cela : acceptons-nous que l'idée de la vie à laquelle nous sommes arrivés, tout cela soit par terre ? - et de repartir à zéro en disant : Je n'avais rien compris (et une fois que grâce à cela on a compris, on rebâtit sa petite affaire : c'est toujours à recommencer).
Les commandements de Jésus ne sont pas des exigences de justice, mais d'amour : ils traduisent les lois de l'amitié. Ce sont aussi des lois, mais elles ne se présentent pas avec un caractère rude et terrifiant. Cela ne veut pas dire qu'elles ne sont pas redoutables, au contraire elles le sont plus encore qu'une loi de crainte, mais d'une autre manière. La sanction d'un péché contre l'amour, c'est qu'on froisse l'être aimé... et c'est pire que tout. Mais c'est extrêmement subtil. L'ami froissé ne dit rien, il ne nous envoie pas de gendarmes, on peut très bien ne pas s'apercevoir qu'on l'a froissé. C'est seulement quand on commence à réparer la blessure et qu'on a découvert le point sensible, c'est alors seulement qu'il dévoile sa peine : sinon, il continuera à ne rien dire.
Si vous demandez avec droiture d'être éclairé, vous le serez, mais ne réclamez pas un programme bien tranché à la mesure de vos gros sabots. Si vous demandez des comptes à Dieu, si vous discutez pour savoir en quoi vous avez été coupable, vous n'en sortirez pas... Quand on a froissé un ami, il ne faut pas revenir en discutant. Il faut dire : « J'ai dû faire quelque chose qui ne vous plaît pas, je ne vois pas bien quoi, mais je vous demande pardon d'avance et sans savoir... » C'est le meilleur examen de conscience : si nous voulons savoir en quoi nous avons déplu à Dieu, il faut avant tout ne jamais se justifier : sinon, nous sommes des pharisiens. Ce n'est pas sur les points où nous croyons être coupables que nous sommes le plus coupables, mais sur ceux où nous croyons que nous ne le sommes pas.
L'ordre de l'amitié est un ordre spécial : il faut s'y précipiter les yeux fermés. Laissons-nous faire, acceptons les humiliations les plus intimes, ne nous raidissons pas intérieurement en nous cramponnant à un idéal de nous-même, une « image de marque ». Ce que Jean écrit à l'ange de l'Église de Laodicée, c'est à nous qu'il l'écrit : « Tu n'as pas vu que tu es pauvre, dépouillé, nu, et tu n'as pas voulu te présenter ainsi à Moi, tu as voulu faire comme si tu étais habillé ». Eh bien, c'est une indélicatesse. Ce n'est que cela, mais c'est terrible. Nous sommes misérables à une telle profondeur qu'il faut une intervention spéciale de Dieu pour nous le montrer. Si nous n'en voulons pas, Dieu n'y peut rien : Il est timide...
Pensez par exemple à la Sainte Vierge. Quel est son trait dominant ? C'est qu'elle ne s'impose pas : elle est discrète, elle ne viendra pas à vous si vous ne lui demandez pas de venir. « Au soir de cette vie, nous serons jugés sur l'amour » - mais nous serons jugés sur la délicatesse de l'amour plus que sur son intensité, car l'intensité c'est l'affaire de Dieu, la délicatesse c'est notre affaire : il n'y a qu'à y mettre du sien. C'est difficile à vouloir, mais ce n'est pas difficile à pouvoir. Relisez le chapitre XI de l'Histoire d'une Âme (le message de Thérèse, c'est le message de la Sainte Vierge au monde moderne, confié à une de ses enfants). Thérèse y chante ses désirs : être docteur, prêtre, refuser par humilité d'être prêtre, et par-dessus tout le martyre - tous les martyres... Sa sœur est effarée : « Vous êtes possédée par l'amour divin comme on est possédé par le diable ! mais moi je ne peux pas vous suivre ». Thérèse répond : « Vous n'avez rien compris : mes désirs sont des richesses, c'est un don que Dieu pourrait me retirer pour vous donner dix fois plus. Ce n'est pas cela qui lui plaît dans mon âme ; ce qui lui plaît, c'est de me voir aimer ma petitesse et mon néant. Toutes les âmes sans désirs ni vertus sont propres aux transformations de l'amour ».
On se trouve devant ce fait effarant que presque personne n'accepte la règle du jeu, parce que cela demande une conversion du jugement. Notre pensée se heurte à la pensée de Dieu et ne veut pas céder. Il faut se convertir, c'est-à-dire changer de jugement. Nous sommes comme des nageurs qui coulent, et qui essaient désespérément de remonter à la surface. C'est justement ce qu'il ne faut pas faire : il faut couler, il faut se laisser tomber jusqu'au fond - et alors seulement, on pourra remonter « de profundis ». Nous ne sommes jamais assez au fond. Une prière qui vient de profundis est toujours exaucée immédiatement : elle jaillit des profondeurs de notre détresse. C'est pour cela que Dieu nous y accule, parce qu'Il a envie de nous exaucer. Nous avons tous notre blessure intérieure, comme Jacob : cette blessure, c'est le moyen providentiel dont Dieu veut se servir pour nous exaucer...mais nous ne savons pas nous en servir : « Si vous demandez en mon Nom, vous obtiendrez tout ce que vous voudrez. Vous n'avez encore rien demandé en mon Nom ».
La prière creuse en nous un véritable cri qui n'arrive pas à jaillir, mais qui finira par jaillir un jour. Ce jour-là, nous obtiendrons tout. Il n'y a pas d'autre moyen, ni d'autre programme. Dieu veut que nous portions du fruit : pour porter du fruit et que notre fruit demeure, il n'y a pas autre chose à faire.

Marie-Dominique Molinié, op, in Le courage d’avoir peur (cerf)