samedi 18 juin 2011

En lisant... Clive Staples Lewis, Tactique du diable, lettre XVIII

[ndvi : c'est la dix-huitième lettre d'un vieux démon expérimenté à son neveu, novice de la tentation. Attention, les perspectives sont un peu inhabituelles : "l'Ennemi" est Dieu, le "Père" est Satan]

Mon cher Wormwood,

Même avec Slubgob, tu as dû apprendre au Collège la technique courante de la tentation sexuelle. Étant donné que, pour nous esprits, ce sujet est particulièrement rebutant (quoique nécessaire à notre formation), je ne m'y étendrai pas. Mais sur les grandes questions qui y sont liées, tu as encore pas mal à apprendre.

Les exigences de l'Ennemi placent les hommes devant ce dilemme : ou bien la continence absolue, ou bien la stricte monogamie. Depuis la grande victoire initiale de notre Père, nous leur avons rendu la première possibilité extrêmement difficile. En outre, depuis plusieurs siècles déjà, nous avons réussi à bien des égards à les empêcher de se servir de la seconde comme moyen d'évasion. Nous sommes parvenus à ce résultat grâce à la collaboration des poètes et des romanciers qui ont accrédité la fiction que l'expérience étrange, et généralement de courte durée, que les hommes appellent « être amoureux » est la seule base valable pour un mariage ; que le mariage peut et doit rendre permanent cet état d'excitation ; et qu'un mariage qui n'y parviendrait pas cesserait d'être indissoluble. Il ne s'agit là que d'une parodie de la pensée de l'Ennemi.

Toute la philosophie de l'enfer repose sur cet axiome qu'une chose n'est pas une autre, et surtout qu'un être n'est pas un autre. Mon bien est à moi et ton bien est à toi. Ce que l'un gagne, l'autre le perd. Même un objet inanimé est ce qu'il est grâce au fait qu'il exclut tout autre objet de l'espace qu'il occupe. S'il prend de l'extension, il le poussera de côté ou l'absorbera. C'est pareil avec les êtres. Chez les animaux, l'absorption prend la forme du manger et du boire. Chez nous, cela veut dire que la volonté et la liberté du plus faible sont absorbées par le plus fort. « Être » signifie « être en compétition ».

La philosophie de l'Ennemi, par contre, n'est ni plus ni moins qu'un subterfuge qui lui permet d'éluder cette vérité tout à fait évidente. Elle soutient un paradoxe. Il doit y avoir une sorte d'unité dans la multiplicité des choses. Mon bien à moi doit être aussi le bien d'autrui. Cette impossibilité, il la nomme amour. Et cette panacée fastidieuse, on la découvre dans tout ce qu'il fait et même dans tout ce qu'il est — ou prétend être. C'est pourquoi il ne se contente pas, en ce qui le concerne lui-même, d'être simplement une unité arithmétique. Il se pique d'être trois tout en étant un pour que ses idées biscornues sur l'amour soient enracinées jusque dans sa nature. À l'autre bout de l'échelle, il introduit dans le monde matériel cette invention obscène qu'est l'organisme, dont les parties sont détournées de leur destination naturelle, la compétition, pour se mettre à collaborer.

Sa vraie motivation, en choisissant la sexualité comme méthode de reproduction pour l'homme, ressort nettement de l'usage qu'il en fait. L'instinct sexuel aurait, à notre avis, pu rester une chose tout à fait innocente. Il aurait pu être un moyen parmi d'autres par lequel le plus faible serait devenu la proie du plus fort — comme c'est d'ailleurs le cas chez les araignées, où la mariée termine ses noces en dévorant son époux. Mais chez les hommes, l'Ennemi a associé sans motif le désir sexuel avec l'affection mutuelle des deux partenaires. Il a aussi rendu leur progéniture dépendante de ses parents, auxquels il a d'ailleurs donné cet élan instinctif qui les pousse à en prendre soin — créant ainsi la famille, qui ressemble à l'organisme, mais qui est encore bien pire ; car ses membres, tout en étant plus indépendants les uns des autres, sont, cependant, unis de façon plus consciente et plus responsable. Toute cette affaire n'est, au fond, qu'un stratagème de plus pour imposer l'amour.

Mais voici le comique de la situation. L'Ennemi décrit un couple marié en disant qu'ils sont « une seule chair ». Il ne parle nulle part d'« un couple heureux en mariage » ou d'« un couple qui s'est marié parce que les deux étaient amoureux », mais tu peux t'arranger pour que les hommes ne remarquent pas cela. Tu peux aussi leur faire oublier que l'homme qu'ils appellent Paul n'a pas seulement utilisé cette expression en parlant de couples mariés. À ses yeux, il suffisait d'avoir eu des rapports avec une femme pour être « une seule chair » avec elle. Tu peux ainsi duper les hommes en leur faisant prendre pour le panégyrique de l'état amoureux ce qui n'est qu'une simple description de la nature véritable des rapports sexuels. Il est un fait que chaque fois qu'un homme couche avec une femme, il s'établit entre eux, qu'ils le veuillent ou non, une relation transcendantale dont ils devront jouir ou souffrir éternellement. De l'affirmation vraie que cette relation transcendantale a pour but de produire l'affection réciproque et la vie de famille (et c'est hélas ! ce qui arrive trop souvent lorsqu'elle et établie dans l'obéissance) les hommes peuvent être amenés à tirer la conclusion tout à fait fausse que ce mélange de tendresse, de peur et de désir qu'ils appellent « être amoureux » est la seule chose qui fasse un mariage heureux ou qui lui donne son caractère sacré. Il est facile de faire croire ce genre d'erreur parce qu'en Europe occidentale tout au moins, on tombe généralement amoureux avant de contracter un mariage selon la volonté de l'Ennemi, une union conclue avec un désir sincère de fidélité, de fécondité et de bonne volonté ; un peu comme l'émotion religieuse accompagne généralement — mais pas toujours — la conversion. En d'autres termes, il faut encourager les hommes à considérer comme la base de leur union une variante colorée et déformée de l'un de ses fruits promis par l'Ennemi. Deux avantages en découleront. Tout d'abord, certains hommes qui n'ont pas le don de la continence pourront être découragés de chercher la solution à leur problème dans le mariage parce qu'ils n'auront pas l'impression d'être amoureux et que, grâce à nous, l'idée de se marier pour d'autres motifs leur semblera toujours méprisable et cynique. Oui, c'est bien là ce qu'ils pensent. Ils estiment que le désir de s'associer avec quelqu'un en toute loyauté pour s'épauler mutuellement, pour rester chastes l'un et l'autre et pour engendrer la vie a bien moins de valeur qu'une tempête émotive. (Ne manque pas de suggérer à ton protégé que la cérémonie religieuse du mariage a quelque chose de très choquant). Ensuite, n'importe quel béguin qu'un homme pourrait avoir pour quelqu'un de l'autre sexe — pourvu qu'il ait l'intention de l'épouser — sera considéré comme de « l'amour ». Et cet « amour » sera la tête de Turc qui devra prendre sur elle toute la faute et protéger l'homme de toutes les conséquences de son mariage avec une païenne, une crétine ou une paillarde. Mais je t'en dirai davantage dans ma prochaine lettre.

Ton oncle affectionné,
Screwtape

Clive Staples Lewis, in Tactique du diable, 
Lettres d'un vétéran de la tentation à un novice (empreinte)