lundi 9 mai 2011

En lisant... René Girard, la démythification tire sa force de la Bible

Cherchant, dans Le Bouc émissaire, à illustrer le distinguo crucial entre, d'une part, le mécanisme du bouc émissaire et, d'autre part, le thème ou motif du bouc émissaire, j'ai eu recours à des textes médiévaux qu'on peut tenir pour des quasi-mythes et qui, du moins à nos yeux d'hommes modernes, plongent de toute évidence leurs racines dans des persécutions. Dans l'une de ses œuvres, le poète et musicien français du XIVe siècle Guillaume de Machaut explique que les Juifs ont été, l'année précédente, responsables de la mort de nombreuses personnes et qu'ils ont été punis à juste titre. L'auteur ne révèle ni où ni quand tout cela a eu lieu, mais tous les historiens s'accordent à dire qu'il fait référence à la persécution des Juifs durant la peste noire. Dès lors que l'injustice des violences commises échappe à Machaut, aucun historien ne s'attend à ce qu'il dise que les Juifs ont servi de « boucs émissaires ». Et pourtant tous les historiens affirment que tel fut bien leur sort. Il n'est pas nécessaire d'être un historien qualifié pour appliquer spontanément au texte de Machaut le même type d'analyse en termes de « bouc émissaire » que je recommande pour la mythologie proprement dite.
Si l'on compare ce texte médiéval aux mythes de Milomaki et d'Œdipe, on constate qu'il n'existe pas de différence essentielle dans les thèmes autour desquels ils s'organisent. Naturellement, nous savons beaucoup de choses sur le milieu du XIVe siècle en France et presque rien sur l'univers où est né le mythe de Milomaki. Il est clair cependant que ce savoir historique ne joue pas un rôle central dans notre interprétation du texte de Machaut comme illustrant le phénomène de bouc émissaire. L'essentiel tient à une conjugaison de thèmes dont nous estimons qu'elle caractérise ce type de persécution, et c'est la même combinatoire qu'on retrouve dans le mythe de Milomaki et dans celui d'Œdipe.
Chez Machaut, chaque thème est déterminé par la réalité d'un processus victimaire dont l'auteur du texte est partie prenante, dans la mesure où il reproduit, sans se poser de questions, le point de vue des véritables persécuteurs. Si ce texte ressemble aux deux mythes que nous étudions, c'est précisément parce qu'il projette la responsabilité d'une épidémie de peste sur une ou sur une pluralité de victimes manifestement innocentes. Et, dans leur désir de se convaincre que leurs victimes de remplacement sont bien coupables, les persécuteurs médiévaux, comme les auteurs du mythe d'Œdipe, tendent à ajouter des accusations fictives qui touchent aux rapports familiaux et à la sexualité, comme le parricide, l'inceste, l'infanticide ou la bestialité. En revanche, l'historien contemporain assimile explicitement les Juifs à des boucs émissaires, utilisant ces mots mêmes ou des termes équivalents. Il rend la vérité évidente et dénonce l'illusion cruelle de Machaut. Il écrit un texte contenant le thème du bouc émissaire, ce qui a pour conséquence que son texte n'est plus lui-même structuré par un processus réel de victimisation.
Avec le texte de Machaut, c'est exactement le contraire. Étant structuré par le mécanisme victimaire, il n'en dit rien et, bien qu'il relate des événements réels, il les déforme systématiquement, mais il les déforme d'une manière si typique de ce genre universel de persécution qu'il est pour nous relativement facile de déceler les distorsions et de saisir la vérité de ce qui s'est vraiment produit, du moins d'une façon générale. Étant parfaitement transparente pour l'historien, et rendue visible dans le texte en cause sous la forme d'un thème ou d'un motif, la persécution collective n'a plus le pouvoir de structurer la vision qui nous est communiquée. La structure victimaire ne saurait survivre au regard perçant d'un observateur débarrassé des préjugés. Elle ne supporte pas la visibilité.
Les « textes de persécution » historiques, comme celui de Machaut, ou les récits du lynchage des Noirs dans le Sud des États-Unis, ou encore les arguments des artisans de la Terreur durant la Révolution française, sont souvent décrits comme « mythiques » par ceux qui refusent d'être dupes, et ces textes sont si proches, en effet, de la mythologie, que nous devrions trouver naturel de les prendre tous en bloc et de nous demander si les vrais mythes ne seraient pas simplement d'autres textes de persécution qui n'auraient pas encore dévoilé leur secret et continueraient de nous duper tous, pour de multiples raisons, mais avant tout parce qu'il ne nous est jamais venu à l'idée de les traiter comme je viens de traiter le texte de Machaut.
Aussi surprenant et bizarre qu'elle puisse paraître au premier abord, la « théorie » de la mythologie et des rituels que je propose n'est pas, en fait, une théorie du tout. Il s'agit de corriger les déformations nées des pratiques persécutrices — correctifs que nous apportons depuis trois ou quatre siècles à une autre catégorie de textes —, et cela est devenu pour nous si admissible et banal que nous y recourons presque automatiquement, mais uniquement lorsqu'il s'agit de textes apparus dans notre propre univers historique. Mon apport consiste simplement à dire que l'heure est venue d'étendre ce type d'interprétation au noyau dur de la religion primitive.
Il est bien sûr exact que, tout mythiques et illusionnés qu'ils sont, les « textes de persécution » historiques n'atteignent jamais le degré de transfiguration qui caractérise la mythologie proprement dite. Même les plus mystifiés des persécuteurs de Juifs ou de lépreux au Moyen Âge ne métamorphosaient pas leurs victimes en divinités et en ancêtres sacrés. Mais ils les dotaient souvent du pouvoir quasi surnaturel de guérir les maladies dont ils les accusaient simultanément d'être les propagateurs.
Nous ne découvrons que des analogies, mais des analogies si frappantes, si complètes, si parfaites qu'elles ne sauraient être fortuites. Le pouvoir qui transfigure une victime persécutée en créature mythologique est encore actif dans notre monde, mais il apparaît toujours sous une forme affaiblie, même lorsqu'il est au plus fort, par exemple au Moyen Âge.
Au cours des siècles passés, l'aptitude grandissante de l'Occident, puis du monde entier, à déchiffrer l'énigme de la transfiguration du bouc émissaire, qui se cache derrière les arguments de communautés aveuglées sur elles-mêmes, doit correspondre à des phases de plus en plus avancées de ce processus d'affaiblissement. Quant à l'effort présent visant à étendre cette critique à la mythologie proprement dite, il doit représenter un pas de plus dans le sens de cette illumination progressive, et l'on verra bientôt le jour où la dimension persécutrice de la mythologie du monde entier apparaîtra, avec autant d'évidence qu'elle le fait dans le récit de Machaut et tous les autres textes similaires.
La mythologie au sens propre est, elle, plus difficile à percer car le coefficient de distorsion et de transfiguration y est plus élevé. L'affaiblissement de la force qui produit la mythologie ne fait qu'un avec le renforcement de notre pouvoir d'élucidation de cette même mythologie. Pouvons-nous identifier la force antimythologique qui est à l'œuvre dans le monde moderne ? Je suis persuadé qu'on le peut, et c'est là l'aspect le plus controversé de ma position, même si c'est, à bien des égards, le plus évident.
Lorsque nous appliquons à Machaut notre analyse en termes de « bouc émissaire » et rectifions une bonne partie des informations qu'il fournit, sans pour autant douter de la réalité des victimes qui se cachent derrière le texte, nous procédons de manière très semblable à ce que fait la Bible dans les psaumes, dans le livre de Job, dans les écrits des prophètes et dans toutes les histoires les plus connues et les plus prisées qu'elle renferme. Ces histoires ressemblent en surface à des mythes car beaucoup de leurs thèmes sont identiques, mais, chose plus importante, elles réhabilitent les victimes et mettent à bas le mécanisme du bouc émissaire sur quoi repose la mythologie.
Cela se vérifie immédiatement si l'on compare l'histoire de Joseph au mythe d'Œdipe. Œdipe est chassé de Thèbes à deux reprises, et chaque fois pour une raison que le mythe tient pour valable. Dès sa naissance, il représente un danger réel pour sa famille et pour la ville tout entière. La seconde fois, il a bel et bien tué son père, couché avec sa mère et provoqué l'épidémie de peste. Joseph est, lui aussi, chassé deux fois : la première fois par sa famille alors qu'il est enfant, puis, en tant qu'adulte, par l'ensemble de la communauté égyptienne qui le croit coupable d'avoir couché avec l'épouse de son protecteur. Ce crime équivaut à l'inceste commis par Œdipe, mais, à l'inverse des Égyptiens et des Grecs qui croient sans preuves à ce type d'accusation, la Bible y voit, elle, un mensonge.
À chaque reprise, Joseph est accusé à tort et injustement puni. Contrairement aux mythes d'Œdipe ou de Milomaki qui tiennent leurs héros respectifs pour responsables de quelque redoutable désastre social, la Bible affirme que, loin d'être responsable de la sécheresse dévastatrice qui a eu lieu alors qu'il dirigeait l'économie égyptienne, Joseph a pris des mesures sages et a sauvé non seulement les membres affamés de sa propre famille, mais le pays tout entier. Au lieu de chercher à se venger, il a assuré le salut de ses propres persécuteurs.
L'histoire de Joseph, comme les autres textes bibliques, prend systématiquement position dans un sens contraire au point de vue mythologique classique. Même lorsque l'inspiration biblique utilise un cadre narratif semblable à celui du mythe d'Œdipe, elle prend systématiquement le contre-pied de la mythologie, dans la mesure où elle détruit l'illusion antérieurement produite par le mécanisme victimaire. Elle ne cesse de réinterpréter les thèmes mythiques du point de vue de la victime réhabilitée.
Les similitudes et les différences entre la mythologie et ces histoires bibliques sont les mêmes que celles qu'on trouve entre le texte de Machaut et le récit, par l'historien moderne, de ce qui est arrivé aux Juifs pendant la peste noire. La différence essentielle est qu'au lieu de s'exprimer en son nom propre, l'auteur du texte biblique choisit pour héros la victime principale, dont le point de vue l'emporte dans un récit qui ne supprime pas la version des persécuteurs, mais la présente comme une tromperie. Après s'être débarrassés de Joseph, par exemple, les douze frères font à leur père un récit mensonger de sa disparition, dans lequel on pourrait voir une allusion à un mythe primitif, mais à un mythe démystifié par le récit biblique.
Au XIXe siècle, les spécialistes de religion comparée insistaient beaucoup sur les similitudes spectaculaires entre la Bible et les mythes du monde entier. Et ils conclurent trop vite que la Bible était un recueil de mythes identiques à tous les autres. Étant des « positivistes » et percevant un peu partout une plus ou moins grande ressemblance entre les données qu'ils étudiaient, ils ne notèrent aucune différence réelle entre la Bible et le reste. Un seul penseur a perçu cette différence cruciale : il s'agit de Friedrich Nietzsche.
Dans la pensée de Nietzsche, du moins dans sa phase tardive, la dichotomie entre maîtres et esclaves doit d'abord se comprendre comme une opposition entre, d'un côté, les religions mythiques, qui expriment le point de vue des persécuteurs et considèrent toutes les victimes comme sacrifiables, et d'autre part la Bible et surtout les Évangiles, qui « calomnient » et sapent à la base les religions du premier groupe — et, en réalité, toutes les autres religions, car les Évangiles dénoncent l'injustice qu'il y a, dans tous les cas de figure, à sacrifier une victime innocente. Je pense que Nietzsche a perdu la raison à cause du choix fou qu'il a fait de se ranger délibérément dans le camp de la violence et du mensonge mythologiques, contre celui de la non-violence et de la véracité bibliques.
Il convient de voir dans les Écritures judéo-chrétiennes la première révélation complète du pouvoir structurant de la victimisation dans les religions païennes ; quant au problème de la valeur anthropologique de ces Écritures, il peut et doit être étudié comme un problème purement scientifique, la question étant de savoir si, oui ou non, les mythes deviennent intelligibles, comme je le crois, dès lors qu'on les interprète comme les traces plus ou moins lointaines d'épisodes de persécution mal compris.
Ma conclusion est que, dans notre monde, la démythification tire sa force de la Bible. Réponse inacceptable pour ceux qui pensent que tout ce qui risque de placer la Bible sous un jour favorable ne saurait être pris au sérieux par les vrais chercheurs, car il ne peut s'agir que d'une approche religieuse — et donc irrationnelle — qui n'a strictement aucune valeur du point de vue de l'anthropologie.
Cette attitude est elle-même irrationnelle et motivée par des préjugés de type religieux. Les spécialistes de mythologie et de lettres classiques n'hésiteraient pas une seconde à interpréter le texte de Machaut à la façon des historiens modernes, et cependant il ne leur vient jamais à l'esprit que le même type d'interprétation pourrait s'appliquer à des mythes comme ceux de Milomaki ou d'Œdipe. Ils ne sont jamais tentés, semble-t-il, ne fût-ce que par simple curiosité, de mettre à l'essai, dans le domaine qui est le leur, un instrument de démystification qui s'est révélé formidablement efficace pour des textes très semblables à ceux qu'ils étudient depuis fort longtemps avec beaucoup moins de succès. Quand je leur suggère d'emprunter la même voie que les historiens, cette suggestion est souvent prise, je peux vous l'assurer, pour une proposition presque indécente, pour une sorte d'extravagance blasphématoire.
Et pourtant, y a-t-il quelque chose qui soit plus naturel aux chercheurs que de traiter des textes similaires de façon similaire, ne serait-ce que pour voir ce que cela donne ? Un tabou inaperçu pèse sur ce type d'étude comparative. Les tabous les plus forts sont toujours invisibles.
Comme tous les tabous puissants, celui-ci est antireligieux, c'est-à-dire, au fond, de nature religieuse. À partir de la Renaissance, les intellectuels modernes ont remplacé les Écritures judéo-chrétiennes par les cultures anciennes. Puis, l'humanisme de Rousseau et de ses successeurs a glorifié à l'excès les cultures primitives et s'est également détourné de la Bible.
Si la lecture que je propose est acceptée, notre vieux système de valeurs universitaires, fondé sur l'élévation des cultures non bibliques aux dépens de la Bible, va devenir indéfendable. Il deviendra clair que le véritable travail de démythification marche avec la mythologie, mais pas avec la Bible, car la Bible elle-même fait déjà ce travail. La Bible en est même l'inventeur : elle a été la première à remplacer la structure victimaire de la mythologie par un thème de victimisation qui révèle le mensonge de la mythologie.
René Girard, in Sanglantes origines - Flammarion