lundi 28 mars 2011

En lisant... Fabrice Hadjadj - Se croire au paradis par erreur


L'enfer, on préfère ?
Mais un paradis sans fin, remarquera-t-on, est-ce que ce ne sera pas une chose ennuyeuse ? L'éternité paraît bien longue. Et la joie n'est jamais si forte que de tenir de la brièveté de l'éclair. La mort est-elle vraiment une tragédie ? Peut-être, mais il faut préciser aussitôt que la grande beauté est tragique. Elle ouvre un « paradis de tristesse ». Et la faucheuse qui y frappe apparaît comme le fond noir qui donne du relief aux lueurs, le terme qui rend précieuse chaque seconde, le cri qui arrache à la niaiserie des bons sentiments. Si l'on fait en outre attention à ce que le paradis consiste en l'adoration unanime et permanente d'un seul et même Dieu, on peut se le représenter comme un royaume des clones, et, à ce prix-là, lui préférer sérieusement l'enfer.
Un cas courant nous en fournit la preuve. En général nous lisons avec plaisir L’Inferno de Dante, mais, abordant aux corniches du Purgatorio, le grand poème nous tombe des mains, et nous redoutons les chants de son Paradiso comme une condamnation aux galères : la pénible traversée d'une étendue blanche et désertique dans la monotonie des alléluias sans fin, et pas un juron, pas un blasphème, pas un « merde » pour faire contraste. Nous sommes persuadés que la joie n'est pas aussi excitante que le drame, et que les vivants bienheureux nous ennuieront comme des rats morts. Victor Hugo l'affirme en plein milieu de son éloge de Dante : « à mesure qu'on monte, on se désintéresse ; on était bien de l'enfer, mais on n'est plus du ciel ; on ne se reconnaît plus aux anges ; l'œil humain n'est pas fait peut-être pour tant de soleil, et quand le poëme devient heureux, il ennuie. C'est un peu l'histoire de tous les heureux. Mariez les amants ou emparadisez les âmes, c'est bon, mais cherchez le drame ailleurs que là1 ». Où seront, dans le ciel, les grils et les broches pour me distraire ? Où les insultes et les blagues salaces qui font se gondoler ? Mais quoi, mon goût est-il à ce point corrompu que, sans l'outrage et la rôtisserie de mes frères, le festin des cieux me paraîtrait insipide ? Hugo s'effraye toutefois d'autre chose : l'absence de drame. La fin de tout combat. Nulle angoisse à surmonter, nulle épreuve à soutenir. Nos plus grandes liesses ne sont-elles pas conquises de haute lutte ? Le rude hiver ne fournit-t-il pas cet écrin sec et sombre qui permet au printemps de resplendir ? Que le printemps se prolonge indûment, et nous regrettons la tempête de neige. Que la liesse s'éternise, et l'auréole nous barbe, et le ciel devient assommant. Voilà. Il n'y a donc pas de paradis. Parce que le paradis serait un enfer. Et que l'enfer est bien plus réjouissant. Contentons-nous donc de notre histoire pleine de bruit et de fureur.
Une telle conclusion n'est pas pour me déplaire car elle m'épargnerait le labeur de ces lignes. Hélas ! sa contradiction est flagrante. Le paradis est par définition le lieu de toute perfection. Ergo, un paradis impersonnel et ennuyeux est un cercle carré (mais, à l'ère de la bière sans alcool, du café sans caféine et du sexe sans sexualité, la croyance en un paradis sans intérêt peut devenir chose courante). S'il est une perfection du moi, l'adoration béatifique ne saurait l'abolir, mais l'accomplir, en sorte que je serai plus encore moi-même et distinct des autres au ciel que sur la terre. Et s'il est une perfection dans le drame, dans la fugacité, dans l'angoisse même, elle doit se retrouver dans la vie éternelle, à l'infini. Par exemple, que la fragilité appartienne essentiellement à la beauté de la fleur ou de la jeune fille, et nous devons en conclure que la jeune fille bienheureuse et la fleur paradisiaque seront aussi infiniment fragiles. — Vous quittez une contradiction pour tomber dans une autre ! — Contradiction imaginaire et qui dissimule cet éblouissement réel qu'il s'agit d'approcher dans les pages qui vont suivre. Reste que la vie éternelle ne saurait être la prison à perpétuité, et que le paradis doit être drame souverain, glorieuse participation à l'Acte pur. Si pour notre béatitude il faut que ça saigne, eh bien ça saignera ! Le Retable des Van Eyck ne me montre-t-il pas, au centre de la plaine glorieuse, l'Agneau dont le cœur est toujours ouvert et qui dans le calice d'or — en jet — verse continuellement son sang ?
Quant à Dante, il nous en avertit dès le premier cercle de l'enfer. Quel est le péché de Francesca da Rimini et de son beau-frère Paolo da Malatesta ? De s'être complus dans l'adultère ? Sans doute, mais s'ils y tombèrent, c'est pour avoir commencé à lire les amours de Lancelot sans aller jusqu'aux pages où se manifeste leur mensonge auprès de l'amour véritable : « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus loin2 ». Ceux qui lisent l'Enfer et ne vont pas plus loin commettent la même faute que les premiers damnés du livre. Ils ignorent à quel degré de violence inimaginable (violence de vie, et non de viol) le Paradiso les aurait transportés. Le poète qui le chante y défaille bien plus qu'en enfer : « Ma mémoire cède à l'outrance (tanto oltraggio) qu'il éprouve d'un Ciel par ailleurs si doux3 ». C'est là ce que nous aurons à méditer : l'outrance — voire l'outrage — de l'outre-monde ; ou que la joie sans faille ne peut passer que par une faille jamais guérie.

Se croire au paradis par erreur
Qu'est-ce au reste que l'enfer ? La vision que nous en avons vulgairement n'est pas moins déformée que celle que nous nous faisons généralement du Ciel. J'en veux pour symptôme l'usage abusif du terme dans certaines expressions du type « l'enfer d'Auschwitz ». Si Auschwitz est un enfer au sens théologique, il faut en déduire qu'il n'y eut là-bas aucune victime, mais seulement des bourreaux sûrs de leur fait... Cette erreur de perspective procède d'une double confusion : nous prenons la damnation pour une condamnation entièrement subie, et nous croyons que la peine infernale est essentiellement douleur. Sur ces deux points, le Catéchisme est formel : l'enfer est, « par son propre choix libre », un « état d'auto-exclusion définitive », et « sa peine principale consiste en la séparation éternelle d'avec Dieu4 ».
Les faux généreux qui prétendent que la doctrine de l'enfer est intolérante versent dans le plus grand contresens. De fait, l'enfer est très précisément le lieu de la tolérance divine : Dieu s'y incline devant celui qui refuse librement et sciemment sa grâce, il y tolère pour jamais cette dissidence, car s'il peut ravir une âme, il ne veut point la rapter. De l'autre côté, les faux prédicateurs qui brandissent la géhenne avant tout comme un lieu de douleurs atroces ne peuvent que rater leur coup : qui pourrait convertir un sadomasochiste en le menaçant du pal ? Le principe de l'enfer n'est pas le châtiment corporel, mais la privation volontaire de la vision divine. Or une privation ne se mesure que relativement à la chose dont elle nous prive. Si l'on n'a pas au préalable prêché le paradis, si l'on n'en éveille pas fût-ce de loin la saveur, l'enfer apparaîtra comme un endroit somme toute assez chouette. Un petit paradis, non pas à la grâce de Dieu, certes, mais au gré de bibi.
Simone Weil propose cette définition remarquable : « L'enfer, c'est de se croire au paradis par erreur 5 ». Pour être rigoureux, il conviendrait d'adjoindre cette précision : l'erreur dont il s'agit est affective et non spéculative. Celui qui se jetterait dans le précipice parce qu'il porte un bandeau sur les yeux n'y plongerait guère « par son propre choix libre ». Le damné ne peut ignorer le paradis céleste que d'une ignorance volontaire. C'est moins une erreur qu'un orgueil. Et la définition de Weil s'explicite ainsi : l'enfer, c'est de préférer se fabriquer son petit paradis privé au lieu d'accueillir le grand paradis commun. Ce paradis commun, c'est-à-dire ouvert à tous dans la communion la plus intime — et spécialement (c'est là que le béat blesse) à mon très antipathique voisin — est le vrai paradis de lumière ; mais le damné aime mieux être le premier dans son monde pénombral et factice, qu'un parmi d'autres sous la fontaine de clarté. Voilà pourquoi, à la place de « l'enfer d'Auschwitz », on parlerait plus justement de « l'enfer de la réussite mondaine ».
Cette mésaventure est admirablement décrite dans l'épisode 28 de la saison 1 de Twilight Zone (écrit par Charles Beaumont et diffusé pour la première fois sur la chaîne CBS le 15 avril 19606). La télévision américaine s'y met à l'école de saint Thomas d'Aquin. Cet épisode, intitulé A Nice Place to Visit, nous conte l'histoire post mortem de Henry dit « Rocky » Valentine : « Un petit homme lâche et haineux qui n'a jamais pris le temps de s'arrêter, dit l'annoncier en voix off. Maintenant il a tout ce qu'il a toujours voulu, et il va lui falloir vivre avec, sempiternellement ». Cette petite frappe endurcie vient d'être abattue par la police, et voici qu'à son réveil après la mort, un barbu en costume blanc, dénommé Pip, se tient là pour la servir, lui offre des billets de banque, l'entraîne dans une luxueuse maison de mauvais goût, tout à fait à son goût. Rocky Valentine n'en croit pas ses mirettes. Il réclame une belle blonde : la voilà ! Une superbe décapotable : en voiture ! De gagner à la roulette : bingo ! Pip réalise tous ses fantasmes, et notre bonhomme se croit au paradis : « Vous êtes mon ange gardien ? — Oui, répond le blanc serviteur, quelque chose comme ça... »
Passent quelques jours, peut-être quelques semaines, la martingale peu à peu dévoile sa malédiction. Les dés pipés font toujours un double six, mais c'est qu'on n'a pas de chance. Empocher à chaque fois le gros lot sans jamais risquer de perdre, avoir mille gonzesses à ses pieds sans jamais devoir leur plaire, remporter des succès faciles sans jamais se heurter à l'effort qui vous creuse ni à l'échec qui vous impose le renouvellement, cette légèreté finit par peser lourd, parce qu'elle ne vous donne à étreindre que des fantômes. Que toutes les portes ne s'ouvrent que sur mon ordre, et c'est le plus irrémédiable des enfermements : pas un seul endroit consistant où je puisse être ailleurs que dans mon rêve. Rocky demande à revoir ses vieux potes de jadis. Pip lui explique qu'il est impossible, en pareil lieu, de rencontrer un autre : This is your own private world, « ce monde n'a été conçu que pour vous... » Quand Rocky réclamait des filles, il employait le mot dolls : c'étaient des « poupées » qu'il voulait, non de vraies femmes. À présent, quand il réclame des copains, il emploie le mot buddies : ce sont des « poteaux » qu'il veut, et non de vrais amis. En lui refusant ces derniers, Pip l'exauce encore. Il l'exauce sans jamais l'exhausser. Tel est le vrai démon infernal, sans tisonnier mais plein aux as, moins tortionnaire que flatteur, vous piégeant sans fin dans votre paradis virtuel.
À travers cet intermédiaire angélique, le damné est d'abord exaucé par Dieu. Et il est même exaucé avec plus d'exactitude que l'élu. Car l'élu, par définition, est celui qui ne s'est pas entièrement choisi, mais qui a choisi de se laisser choisir, qui a consenti à se laisser élire par un autre que soi pour une mission autre que ses propres vues. S'il est exaucé, ce n'est pas à partir de son plan, mais à partir d'un dessein qui le dépasse. C'est là l'outrance dont parle Dante. Mais elle s'impose à présent avec ce corollaire : le véritable paradis a quelque chose d'effrayant. Là-dessus, le catéchisme n'est pas moins formel lorsqu'il déclare pudiquement : « Ce mystère de communion bienheureuse avec Dieu et avec tous ceux qui sont dans le Christ dépasse toute compréhension et toute représentation7 ». En nous vouant ainsi à l'incompréhensible (mais pas à l'inintelligible, notons-le, puisque nous pouvons prendre connaissance de cette incompréhensibilité), « ce mystère » nous ordonne de perdre contenance — que la vieille outre ne cesse de crever sous le vin nouveau. Et probablement que la crainte de tout à l'heure servait à en cacher une autre qui fait honte : nous diffamons le paradis en redoutant ses longueurs ennuyeuses, mais c'est afin de ne pas admettre que nous avons d'abord peur de son ravissement trop aventureux : être livré au tout autre tout proche avec sa réalité à laquelle je ne m'attendais pas, sa liberté qui vient me surprendre, sa joie qui me déborde jusqu'au déchirement de mon étroite capacité...

D'une finitude à l'autre
Tout ça n'est peut-être qu'hallucination de peur devant ma finitude. Pour sûr, je ne veux pas m'avouer fini, alors je m'éternise sur de fausses questions... Mais quelle est la finitude la plus bornée ? Celle qu'implique la mort ou celle qu'impose un Dieu ? Le professeur Destour, spécialiste de Heidegger, n'a que mépris pour ces bavards qui prétendent esquiver leur « être-pour-la-mort » : les « croyants », les « religieux », tous des frileux qui ne veulent pas voir leur finitude en face. Alors que lui, avec son chandail en V jacquard, assume complètement. Il a un magnifique Dasein, authentique, profond, une vraie bête à concours qu'il vous présente fièrement avec des regards lointains et des silences bien sentis. Mais ne vous avisez pas de le contredire ou de lui faire un reproche. Il se fâcherait, ou il feindrait de ne pas vous entendre. Il est tellement dans sa finitude à lui, voyez-vous, que personne ne saurait lui faire obstacle...
Au fond, la finitude vive, celle qui fait tout de suite mal, ne s'éprouve pas tant devant le rien que devant l'autre. Surtout si cet autre m'excède, dépasse les bornes, me pousse dans mes derniers retranchements. Surtout si c'est un Juif (celui qui à une question répond par un appel, et à un problème, par un mystère). Ou surtout si elle s'appelle Siffreine (celle qui se tient — ma femme — concrètement en vis-à-vis). Alors je joue à « la-projection-existentiale-du-propre-être-vers-la-mort » pour ne pas avoir à supporter la vérité des remontrances de Siffreine. Je me gonfle de mon sens de la finitude. Et je juge que Siffreine, en revanche, a une perspective très limitée (« Est-ce que tu pourrais mettre tes chaussettes dans le linge sale ? »).
Si la finitude est plus concrète devant l'autre, qui exige immédiatement une petite mort à moi-même, que devant la grande mort qui pour l'heure ne me réclame trop rien, elle est aussi moins radicale devant le zéro que devant l'infini. Nous venons de le remarquer : les cieux peuvent paraître plus redoutables que les cendres. Et l'éternel, plus limitant que le néant. Parce qu'avec le néant, comme le rappelle Épicure à Ménécée, je ne suis atteint par rien : « Tant que j'y suis, il n'est pas. Et quand il est là, je n'y suis plus ». Ma finitude ne se déployant que dans du fini, elle peut être pleine d'elle-même. Je peux vivre ma vie comme une immortalité brève. Rien n'exigera que j'aille au-delà de moi-même. Rien n'ira mettre à mort ma suffisance. Nulle vie plus haute ne viendra mesurer ma vie. Avec le néant sans phrase, je conserve le mot de la fin.
Il est assez probable que si notre siècle donne avec tant de facilité dans le dogmatisme du néant, c'est pour échapper à l'angoisse devant le dogme de l'autre éternel. Ainsi peut s'entendre le mot de Rivarol : « Dieu est la plus haute mesure de notre incapacité ; l'univers, l'espace lui-même, ne sont pas si inaccessibles8 » Le moraliste français rejoint la langue hébraïque : El Chaddai, qu'en général on traduit par « Tout-Puissant », signifie littéralement « Celui qui dit Assez », celui qui fixe la limite. Sans doute la terre n'est-elle qu'un grain de poussière jeté dans le cosmos ; l'homme, un dauphin du primate et du cœlacanthe ; le moi, la soubrette de l'inconscient psychique ; la mort, ce sapin qu'on ferme sur un visage désormais moins qu'un masque ; tout cela vient nous humilier, mais le présenter comme ce qui ravale à jamais la morgue de l'homme n'est qu'une ruse supplémentaire de son orgueil. Car, avec ces humiliations-là, je n'ai de compte à rendre à personne. Que j'y siège en poussière sur un tas d'excréments, j'y trône quand même. Elles sont infiniment moindres que celle d'un Amour qui me scrute et m'exige jusqu'au plus intime. La notion d'un Dieu Créateur me renvoie non pas à quelque néant futur, mais au néant que je suis par moi-même, à ce néant foncier d'où à chaque instant je lui suis redevable qu'il me tire. La notion d'un Dieu Rédempteur ne me renvoie pas à une misère corporelle, mais à une misère spirituelle à laquelle je ne saurais m'arracher par mes propres forces.
Et c'est pourquoi, en dernier lieu, nous pourrions reconnaître que la finitude marquée par la mort est moins cassante que celle révélée par la joie. Souvent nous aurons à retourner vers cette évidence : mettre à mort est plus à portée de main que combler de bonheur. Je peux me tuer moi-même. Mais je ne peux moi-même me béatifier... La mort physique n'est d'ailleurs si cruelle que de m'apparaître comme ce qui souligne mon impuissance à me rendre heureux : je ne bâtis que sur du sable, je ne laboure que sur la mer, le sillon ensemencé pour des moissons fabuleuses n'est qu'un sillage que l'âge suivant aura vite fait d'effacer... Il se pourrait bien, dès lors, que l'angoisse qu'elle me cause soit moins opposée à la joie qu'il n'y semble. Ma finitude devant la mort, en décomposant tous mes petits plaisirs, me rappelle ma finitude devant la joie, en me faisant crier vers cet autre qui seul peut nous la donner.

Dans le leurre du seuil
Au terme de cette introduction, notre livre peut commencer à faire entendre l'ambiguïté de son titre. Le paradis est à la porte — mais en des sens contraires. L'expression est en elle-même ambivalente : ce qui se tient à la porte est déjà là sans y être tout à fait. Il prévient de sa présence, mais il échappe à la vue. Ainsi nous désirons le paradis sans le percevoir. C'est comme s'il tirait sur la sonnette (d'entrée, d'alarme), mais qu'il fût si impossible à tenir sous l'œilleton (on dit aussi le judas) que l'on n'est pas loin de conclure comme Mme Smith : « Lorsqu'on entend sonner à la porte, c'est qu'il n'y a jamais personne9 ».
Cependant, si le paradis est comme le pauvre qui vient frapper, pauvre à tel point qu'il en est invisible, il est aussi comme le pauvre qu'on chasse. À la porte parce qu'on l'y a flanqué. À la trappe parce qu'il dérange. Sa requête n'est-elle pas outrancière ? S'il ne me demandait qu'un bol de soupe, je pourrais lui ouvrir. Mais non, Monsieur me demande les yeux de la tête. Il exige même que je lui donne mon cœur tout fumant. Comment, à cet inconnu ? à ce joueur de cache-cache ? à cet hôte envahissant ? Ça ne paraît pas sérieux. Ça serait gaspiller mon temps...
Et puis à quoi bon se cacher de la sorte ? Le Tout-Puissant ne pourrait-il pas se faire plus démonstratif ?
Pourquoi ne donne-t-il pas des signes plus flagrants ? Les âmes bienheureuses, nous n'arrivons pas à les voir, logées qu'elles sont derrière une porte dérobée et fermée à triple tour. Mais pas de problème pour passer la porte de la morgue : les cadavres nous les voyons bien, tellement que c'est à nous de les dissimuler, de mettre au secret leur trop évidente pourriture. Alors pourquoi les anges qui vous emportent ne sont-ils pas aussi clairs que la vermine qui vous bouffe ? L'entrée du paradis ne dispose pas d'une enseigne aussi clignotante que le Super U ou le Castorama. Dieu semble être un nul en marketing. Eh donc, là-haut, réveille-toi ! c'est pour cela qu'on doute, c'est pour cela qu'on court au Super U plutôt qu'à la vie éternelle. Mais non, rien, pas une agence de pub compétente parmi les séraphins !
Alors en moi comme en vous travaillent toutes ces questions intactes. Où sont partis tous ces milliards de morts de l'histoire qui chacun comme moi s'éprouvait comme un centre du monde ? Où iront ma femme, mes filles, mes amis, mes parents ? Récitons-nous le Kaddish pour que dalle ? Et cette aurore que lèvent à même le plein midi, la beauté d'un visage ou le scintillement de la mer, ne serait-elle qu'une farce ? Le néant, certes, personne n'est jamais revenu pour nous assurer qu'il existe. Mais l'au-delà n'est guère plus manifeste, et ces anciens comateux qui sur un plateau de télévision évoquent la lumière entrevue au bout d'un sombre tunnel m'en font peut-être douter davantage que la tranquillité fleurie d'un cimetière. J'ai du mal, je le confesse, à croire aux foules du Ciel, peut-être en raison du simple problème démographique que cela pose, et cela bien que je sache que le Ciel n'est pas à penser en termes d'aménagement du territoire et de crise du logement. Et puis, surtout, connaître la société de la Vierge Marie, Marie de Magdala, Pierre et Paul, Moïse, Platon, Thomas d'Aquin, Nietzsche (car je le crois sauvé), Bach et Mozart, Claudel et Proust, Louis XIII et Toutankhamon... mais aussi bien de mon arrière-grand-oncle Shlomo, bedeau d'une synagogue de Tunis, de François Martin, postier à Flayosc, de telle rombière dans le métro qui pria pour moi et que je devrai étreindre comme ma sœur, ou encore de telle mère de famille bakouba ou tel chasseur orotchène, avec qui, pour les besoins de la louange nouvelle, je chanterai un trio impromptu et tout cela sans aucun mensonge, sans aucune concurrence, à fond, à vif, à nu... cela me cause un trac fou !
Cet univers invisible plus vaste que le monde me paraît le plus souvent improbable. Et, simultanément, il m'est insupportable, non, impossible de penser que je puisse être séparé pour jamais de mes filles, par exemple, ou même simplement du chant d'un merle, de l'odeur du chèvrefeuille, du goût des fèves au cumin, de la couleur bleue... Que j'imagine le paradis comme pure fiction, je suis malgré tout forcé de me tenir « dans le leurre du seuil », heurtant, heurtant à jamais au vantail inexistant :
À la porte, scellée,
À la phrase, vide.
Dans le fer, n'éveillant Que ces mots, le fer10.
Mais, si le paradis existe, j'ai tellement honte de vivre ici-bas si au-dessous de sa poétique, de son amoureuse exigence, que j'en tremble des cheveux aux orteils dans l'imminence de sa gloire aussi insondable que sondante, et je me sens, plus qu'indigne, incapable de m'y présenter en vérité devant la Sainte Vierge ou même devant ma propre épouse, comment ? je ne pourrais plus faire mon personnage ? je serais obligé, de me montrer comme l'enfant capricieux et mal tourné que je suis ? Non, non, le paradis ne peut être qu'un méchant leurre. Mais pourquoi ce leurre brille-t-il d'un, tel éclat ? Et si un leurre est une tromperie, cette tromperie est aussi le morceau de cuir rouge grâce auquel le dresseur d'oiseaux de proie fait revenir le faucon sur son poing. Je n'en suis pas l'artisan volontaire. Alors qui a posé cet appât ? Quel est ce fauconnier qui cherche à m'attirer par ce signe aussi insistant que sourd ?
Paradoxe du paradis : d'un côté, son absence me dévaste ; de l'autre, sa présence me terrifie. Là, je heurte à la porte des pierres tombales, à me fracasser le crâne après les phalanges. Ici, c'est le Ciel lui-même qui heurte à ma porte blindée, à ma phrase creuse, à mon cœur de fer. Et je redoute de lui ouvrir. Et je crains de dire bonjour à son Bon Jour. Parce que ce Bon Jour est aussi Jour de Jugement, forcément, sa pure bonté voulant, ma séparation d'avec tout mal. Alors je ne m'en barricade que mieux. Alors il n'en frappe que plus fort. Et tout ça finira, je le sens bien, soit par mon coup de tête, soit par son coup de grâce.

Fabrice Hadjadj in Le Paradis à la porte (Seuil) 

1 Victor Hugo, William Shakespeare, I, II, 2, XI, in Œuvres complètes— Critique, Paris, Robert Laffont, con. « Bouquins », 1985, p. 278.
2 Dante, Inferno, v, 138.
3 Dante, Paradiso, watt, 57.
4 Catéchisme de l'Église catholique, § 1033 et 1035.
5 Cité par Gustave Thibon, Vous serez comme des dieux, Paris, Fayard, 1959, p. 9.
6 Il est loisible de le visionner sur cbs.com, ainsi que sur youtube.com. Ou http ://j.mp/gEg8Ey (ndvi).
7 Catéchisme de l'Église catholique, § 1027.
8 L'Esprit de Rivarol, Paris, Crès, coll. Les variétés littéraires ›), 1924, chap. XXXI.
9 Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, scène 7.
10 Yves Bonnefoy, « Dans le leurre du seuil », in Poèmes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1982, p. 257.