mardi 8 février 2011

En lisant... Jacques Maritain - Dieu a tant aimé le monde

« Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique »
Le monde que Dieu a fait, comment ne l'aimerait-il pas ? Il l'a fait par amour. Et voilà qu'il se perd, ce monde, avec toute sa beauté, de par la liberté de la créature, image de Dieu, qui se préfère à Dieu, choisit le rien. « C'est pourquoi, entrant dans le monde le Christ dit : Tu n'as voulu ni sacrifice ni oblation, mais tu m'as façonné un corps... Alors j'ai dit : Voici, je viens »
« Car je ne suis pas venu pour condamner le monde, mais pour sauver le monde »
« Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui »
« Voici l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde »
Lui qui n'a jamais connu le péché, il a accepté d'être fait péché, et de mourir sur la croix, afin de délivrer le monde du péché.
Et dans le moment que ce même monde, en tant qu'il refuse le royaume, est jugé, - nunc est judicium mundi (il se juge lui-même), - et que Jésus va être exalté sur le gibet et tout tirer à lui ; à la veille d'être condamné par le monde, et d'aller à son Père et de quitter les siens qui étaient dans le monde et qu'il a aimés jusqu'à la fin ; à la sainte Cène, - en cet instant où, tandis qu'il ne prie pas pour le monde (c'est pour l'Église qu'il prie alors, « pour ceux que tu m'as donnés » », « et pour ceux qui croiront en moi par leur parole »), il demande « que tous ils soient un, comme toi, Père, en moi, et moi en toi, qu'eux-mêmes ils soient un en nous », — il ajoute : afin que le monde croie que tu m'as envoyé. Importance inouïe du monde ! Bien sûr, puisqu'Il est venu pour le sauver.
Ce monde qui n'a pas connu le Père, il faut qu'« il sache que j'aime le Père, et que ce que le Père m'a ordonné, c'est cela que je fais » ; il faut que le monde sache que tu m'as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m'as aimé ».
Il faut que le monde sache cela, pour que lui-même, ou du moins tout ce qui en lui voudra être sauvé, soit sauvé, et entre dans le royaume de Dieu et y soit transfiguré. Et il faut aussi que le monde sache cela pour sa condamnation, ou du moins la condamnation de tout ce qui en lui refuse d'être sauvé, et de se tourner vers la Miséricorde.
« Le Fils de l'homme est venu chercher, et sauver, ce qui périssait » Mais il ne nous sauve pas malgré nous ; il ne sauve pas ce qui périssait si ce qui périssait préfère périr.
À l'arrière-plan de tout cela il y a une très longue histoire.
Le monde a été créé bon (ce qui ne veut pas dire qu'il a été créé divin). Il a été créé bon, ses structures naturelles sont bonnes en elles-mêmes, la Bible tient à nous mettre cela dans la tête une fois pour toutes. « Elohim vit que la lumière était bonne ». Et, de même, aux étapes suivantes de la création, « Elohim vit que c'était bien » revient comme un refrain. Le sixième jour, une fois l'homme créé, « Elohim vit ce qu'il avait fait, et voici que c'était très bien ».
Et puis le mal fait son entrée sur la terre, avec la désobéissance de l'Homme et de la Femme, dupés par le Mauvais Ange. Fini le paradis terrestre, pour eux et pour toute leur descendance, à jamais. (Il y a aujourd'hui des auteurs qui découvrent que le péché originel est une invention de saint Augustin ; dommage qu'ils se souviennent si mal de la Genèse. Je sais bien qu'ils diront que c'est un mythe, mais ce « mythe » dont la vérité nous est garantie par Dieu vient en tête de la Bible, pas mal de temps avant saint Augustin1)
Désormais le mal est dans le monde, dans ce monde dont les structures ontologiques sont et restent bonnes, — nous savons que malum est in bono sicut in subjecto, — et qui, si blessé qu'il soit, poursuit (non sans déchets) sa marche vers les fins temporelles auxquelles tend sa nature, et à la réalisation desquelles nous avons le devoir de coopérer. Le mal est dans le monde, et il y fermente partout, y sème partout le mensonge, y sépare l'homme de Dieu. Et tandis que l'histoire avance et que les âges de civilisation se succèdent, le vrai Dieu reste inconnu ou méconnu, — sauf d'un petit peuple, d'une Vigne élue issue d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Et les hommes seraient perdus pour la vie éternelle si tous ceux qui ne se dérobent pas à une grâce dont ils ne savent pas le nom n'étaient sauvés par le Sang du Christ à venir. Et quand il viendra, le Pouvoir spirituel, les Docteurs et les Prêtres du peuple élu, clamant que celui-ci n'a d'autre roi que César, condamneront comme blasphémateur Celui qui est la Vérité en personne. Et ils le livreront à un Pouvoir terrestre pour qui la vérité n'est qu'un mot ; et ensemble, Pouvoir spirituel dévoyé et Pouvoir terrestre, ils le mettront à mort. Voilà l'autre face du monde dans sa relation au royaume de Dieu.
Jacques Maritain, in Le Paysan de la Garonne

1 Du point de vue que je viens d'indiquer concernant les deux grands régimes historiques de la pensée humaine, il apparaît que l'histoire d'Adam et d'Ève est (cas unique dans la Bible, parce que la révélation a usé là d'éléments venant du fond des âges, ré-assumés par elle dans une lumière prophétique projetée sur le passé) une vérité sacrée voilée dans son mode d'expression, qui nous livre ce qu'il nous importe le plus, ce qu'il nous importe absolument de connaître sur nos origines : l'Événement, — la chute, — qui, par suite d'un acte libre, d'un péché de l'Homme et de la Femme placés dès leur création dans un état surnaturel d'innocence ou d'harmonie avec Dieu, a fait passer l'humanité sous un état de rupture avec Dieu — que la nature à elle seule est incapable de réparer — où chacun naît privé de la grâce. Voilà, exprimée dans le langage qui convient au régime du Logos, la vérité que l'Église, fidèle à la révélation dont elle a le dépôt, et dans la lumière prophétique dont je viens de parler, discerne dans le prétendu mythe (mais vrai sous des voiles) du mystérieux fruit défendu que l'Homme, à l'instigation de la Femme, a mangé.