lundi 28 février 2011

En glanant... Maurice Zundel - La morale chrétienne est une mystique


La morale chrétienne est une mystique
3ème conférence donnée à Sainte-Marie-de-la-Paix au Caire en mai 1972

« La morale chrétienne est une mystique », cela veut dire que le chrétien certes commencera par l’apprentissage des commandements de Dieu et de l’Église, mais il doit en venir à un amour toujours plus grand de la personne de Jésus-Christ : il ne s’agira plus pour lui tant de pratique que du vécu de cet amour. La difficulté, c’est qu’on ne peut pas voir celui qu’on aime et qu’on ne le connaît et aime que dans la foi. Comme le vent qu’on ne connaît que par ses effets, le Seigneur ne pourra être connu que par la transformation opérée en ceux qu’il aime. L’Apôtre Jean L’a vu, L’a entendu, L’a touché, c’est un témoignage qui fonde notre foi.
Comment substituer à l’écroulement de la morale traditionnelle une morale valable ? Pourquoi ne pas admettre que le plaisir soit une fin ? Toute la question est d’avoir un dedans, d’être une source, une origine, en étant victorieux sur le donné primitif… Le cas n’est pas désespéré puisque l’homme a toujours cultivé la beauté, et cherché à comprendre l’Univers.
L’issue de cet immense débat : la crise de la morale ne peut être surmontée qu’en découvrant une morale de libération, au cœur d’une morale qui est une mystique, où la seule question, c’est d’être, et pour être, d’aimer...

S'il y a un problème moral, c'est parce que l'homme est inachevé, c'est-à-dire qu'il n'est pas porté par sa nature – c'est-à-dire par les méca­nismes qu'il tient de sa naissance –, il n'est pas porté par sa nature à l'accomplissement de toutes ses fonctions, du moins il n'y est pas porté jusqu'au bout, il reste une ouverture, il reste une possibilité d'initia­tives, il reste qu'il a des décisions à prendre.
Si nous comparons l'homme aux sociétés animales, si nous étudions une fourmilière ou une ruche, nous sommes émerveillés devant la précision des mécanismes qui gouvernent toute la vie. Chaque fourmi industrieuse, chaque fourmi est à sa tâche, elle sait ce qu'elle a à faire, elle n'a pas à en délibérer, l'homme, lui, sans doute est un animal, mais il n'est pas que cela. Il y a en lui une ouverture qui lui offre un champ de possibilités.
Et c'est devant ce champ de possibilités que la question se pose : ce champ de possibilités est-il une catastrophe, c'est-à-dire l'homme est-il un raté de l'existence puisque, précisément, sa nature n'est pas fermée, justement parce que sa nature demeure ouverte à des possibilités dont il ne comprend pas d'ailleurs immédiatement le sens : l'homme est-il un raté ou, au contraire, ce champ de possibilités révèle-t-il une voca­tion ? L'homme a-t-il à se faire, à se créer, et est-ce là précisément ce qui le caractérise ? Est-ce là sa grandeur ?
Ce champ de possibilités a été prodigieusement indiqué par ce grand seigneur de l'esprit qu’est Pascal lorsqu'il dit : « Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point, par la pensée, je le comprends ». Donc si je ne suis qu'une miette, un grain de pous­sière, dans l'immensité de l'univers qui ne cesse de grandir en fonction de nos connaissances, cet univers, aussi immense soit-il, n'est qu'un grain de poussière dans ma pensée qui peut toujours aller au-delà ! Mais il est clair que l’homme n’a pas commencé par être Pascal.
L'homme primitif – que nous sommes restés d'ailleurs – l'homme primitif a perçu ce champ de possibilités, il a perçu cette ouverture et cet inachèvement, il a perçu cet appel à une décision d'ailleurs imprévisible, il l'a perçue comme un danger, et c'est sans doute sous cette forme que les premiers hommes, en but à tous les dangers d'un univers sauvage, c'est ce que les premiers hommes ont perçu du fond de ce champ de possibilités, de ce pouvoir d'initiatives. Ce qu'ils ont entrevu, c'est l'anarchie, c'est-à-dire le pouvoir de dissoudre le groupe qui devait maintenir sa cohésion en face de cette nature sauvage contre laquelle il fallait constamment se défendre.
Le groupe a donc éprouvé la nécessité – comme il l'éprouve encore aujourd'hui – la nécessité d'imposer des règles qui empêchent ce pouvoir de décision de devenir anarchique et de détruire le groupe, le clan, la collectivité.
Nous pouvons sans danger faire cette hypothèse puisque toutes les villes du monde ont une police. Cela veut dire que la collectivité se défie toujours de l'individu. Toutes les villes ont une police, tous les états ont des tribunaux, toutes les nations ont des prisons, ce qui veut dire que la collectivité éprouve toujours le pouvoir d'initiative de l'individu comme un danger, comme un péril d'anarchie qui pourrait mettre en question l'existence de la collectivité elle-même.
C'est donc sous l'aspect d'un danger, d'un péril à conjurer, que cet inachèvement de l'homme, ou ce champ de possibilités a été perçu. Pascal nous en a montré l'étendue infinie. Le premier homme n'y a vu, précisément, que la possibilité d'une destruction de la vie elle-même par l'initiative anarchique de l'individu.
Il a donc fallu imposer un frein, il a fallu se donner des règles pour sauver la vie, il a donc fallu se donner une morale. Cette morale, on la trouve, selon Lévi Strauss, on la trouve aujourd'hui dans les peuples qu'il nous convient, à tort peut-être, d'appeler primitifs. On les trouve, ces interdits, on la trouve, cette morale, sous la forme, en particulier, de l'interdiction de l'inceste, l’interdiction pour un père d'épouser sa fille, pour une mère d'épouser son fils et réciproquement. Cette règle suggère évidemment le souci d'éviter une rivalité mortelle entre les mâles et, en conjurant une promiscuité destructrice, de maintenir la cohésion du groupe.
Il y a eu bien d'autres règles, mais qui apparaissent toutes comme un frein, comme un frein à ce pouvoir d'initiative qui caractérise l'homme dans son inachèvement et, bien sûr, cette morale est devenue, ou elle a été simultanément, une religion, c'est-à-dire qu'elle s'est donnée, ou qu’elle a été vécue comme un absolu qui doit s'imposer à la conscience de l'homme elle-même, c'est-à-dire que l'éducation doit imprimer dans l'enfant la conviction que la règle ne doit pas être violée, non pas seule­ment quand on est sous le regard des autres, mais quand on est seul avec soi-même parce qu'on est sous le regard d'une puissance qui garde la règle et qui la sanctionne par des châtiments terribles en cas de violation.
Il y a donc une symbiose et une communauté de vie entre la morale et la religion et elles sont finalement pratiquement une seule et même chose puisque la religion est gardienne de la morale et que la morale s'appuie sur la religion, cherchant dans la religion, précisément, un caractère absolu pour que la règle puisse s'imposer sans contestation.
C'est ce caractère de frein qui donne à la morale l'aspect négatif que nous trouvons dans notre propre tradition sous la forme du Décalogue : « Tu ne feras pas... tu ne feras pas... tu ne feras pas ! » La morale est beaucoup plus négative dans la tradition qu'elle n'est positive, elle marque précisément, elle souligne l'interdit qu'il faut observer pour sauver la cohésion du groupe et la paix dans la collectivité.
C'est d'ailleurs sous cet aspect de frein que la morale est aujourd'hui remise en question. Et, précisément, la crise de l'Église, dont nous avons essayé d'établir le fondement métaphysique dans une certaine conception erronée et extériorisante de Dieu, la crise métaphysique, ou dogmatique, ou théologique, se double d'une crise morale qui est encore beaucoup plus apparente.
Nous voyons en effet aujourd’hui (1972) une sorte de désordre, d'anarchie, s'établir au sein de l'Église où chacun en prend et en laisse selon son gré, mais on peut dire en gros que la crise se fait jour dans deux domaines, d'une part dans le domaine sexuel et d'autre part dans le domaine politique en l'entendant au sens large, je veux dire dans les relations qui consti­tuent la vie de la communauté humaine, ou si vous voulez dans ce champ du "struggle for life", dans ce champ de la lutte pour la vie qui s'exprime dans tous les secteurs puisqu'on peut lutter pour le pouvoir, on peut lutter pour la gloire, on peut lutter pour la richesse, on peut lutter pour l'égalité : il y a donc dans ce secteur d'innombrables possibilités de rivalités et de compétitions.
Nous voyons en tout cas, j'ai sous les yeux un article, ou plutôt une lettre de Bernard Besret, l'ancien prieur de Boquen, écrite au "Monde" où il défend sa position qui est de rassembler sous le nom de l'Évangile les contestataires, les prêtres mariés, les divorcés remariés et les adhérents au parti communiste. Et il revendique pour ces trois états, il revendique la possibilité de s'exprimer sous le couvert de l'Évangile « qui est l'Évangile des pécheurs, dit -il, et non pas l'Évangile des saints accomplis ».
De toute manière il est certain que la révolte morale, la contestation morale, est encore plus passionnée et plus générale que la contestation métaphysique puisqu'elle touche davantage la vie de chacun, et le commun dénominateur de cette révolte, vous l'avez compris, c'est que la morale a eu, précisément, d'une part une origine collective : c'est le groupe qui l'a découverte, qui se l'est imposée, qui l'a imposée à l'individu auquel elle parvient en quelque sorte du dehors et, comme elle est négative, comme elle est faite surtout d'interdits, elle ne résout pas finalement le problème de l'homme, elle ne lui indique pas ce qu'il a à faire dans ce champ de possibilités qui s'ouvre au-dedans de lui-même.
Et alors ? qu'est-ce qui va se passer tout naturellement pour l'homme privé de l'appui des cadres traditionnels qui se sont effondrés puisque les seuls interdits qui demeurent sont ceux de vous enlever vos biens ou de vous enlever votre vie ? Qu'est-ce qui va se passer quand l'homme sans défense va se trouver seul devant ce champ de possibilités infinies et d'ailleurs inconnues ?
L’homme sait qu'il a un pouvoir d'initiative, il sait qu'il a des décisions à prendre, mais lesquelles ? Maintenant qu'il ne croit plus à la morale traditionnelle, maintenant qu'il repousse l'idée d'un frein qui s'imposerait à lui du dehors, dans quelle direction va-t-il se mouvoir ? Sur quoi prendre appui pour fonder ses décisions ?
Sartre nous dira que l'homme est libre, libre, libre absolument, qu'il n'y a aucune valeur qui s'impose à lui a priori, que c'est à lui de choisir ses valeurs, que c'est à lui de choisir les motifs de son action, et que ces motifs eux-mêmes, c'est à lui de les inventer, c'est-à-dire que rien a priori ne nous indique la route à suivre, alors, s'il est vrai, comme Pascal nous l'a fait entendre, que nous disposons d'un champ proprement illimité de possibles, s'il est vrai que nous sommes une capacité d'infini, où trouver cet infini ? Eh bien naturellement dans le sexe ! Pourquoi le sexe ? Parce que le sexe, c'est la pulsion la plus profonde de la vie, parce que le sexe, c'est ce qui porte la vie, parce que la vie dure à travers le sexe, parce que le sexe est dans l'inconscient une puissance océanique.
L'homme porte dans son inconscient l'histoire de toute l'évolution, il porte toute la vie depuis son origine à travers son développement, toute la vie à travers les végétaux et les animaux, à travers cette prodigieuse ramifi­cation, à travers ces inventions incroyables et inimaginables ! toute cette puissance de vie qui a grouillé d'abord dans les océans, ou tout au moins au bord des océans, toute cette puissance de vie est au fond de nous-même, et elle grouille dans l’obscurité, précisément, de notre inconscient, et les mécanismes sont tout prêts à fonctionner.
L'élan vital est là, puissant, séduisant, prodigieux d'inventions sauvages, féroces ou charmeuses selon les cas, mais toute cette puissance est là qui donne le sentiment d'un infini, et, tout naturellement, si l'on n'a pas découvert un autre Infini, on va se replier sur ces puissances de l'inconscient, on va se laisser séduire et charmer par ce vertige inconcevable de la vie où toute la vie de l'univers se résume, se concentre et se poursuit.
Le sexe, et d'autre part le "struggle for life"… car vous avez aujour­d'hui dans la crise de l'Église des prêtres qui étalent leur mariage, qui le célèbrent, qui parlent du prophétisme de leur situation : ils sont l'avenir de l'Église et de l'humanité !
Vous avez d'autre part le prêtre ouvrier (et donc pas seulement la contestation métaphysique) – si émouvant d'ailleurs, si grand souvent par ses sacrifices – le prêtre ouvrier qui avoue devant l'écran qu'il n'a d'autre espoir que dans le parti communiste. Il a donc donné son adhésion pleine et entière au parti communiste, il est un militant parce qu'il n'y a pas pour l'humanité d'autre possibilité d'atteindre à la justice que la révolution, comme Che Guevara en était convaincu ! Alors, prenons les armes, faisons la guerre, détruisons l'ennemi, et nous établirons un ordre juste. À quel prix ? bien sûr, nous le savons très bien, nous savons que ce sera la dictature, mais quoi ? il n'y a pas d'autre issue possible.
Nous rencontrons donc ces deux types dans l'Église d'aujourd'hui. Nous rencontrons ces hommes qui s'agitent, qui s'exhibent, qui donnent comme un évangile définitif leur message, qui sont d'ailleurs si souvent dignes d'estime et parfois d'admiration.
C'est-à-dire qu'il n'y a que deux issues possibles : ou bien on va se replier sur un infini que je peux dire "indéfini", sur ces puissances cosmiques qui grouillent au fond de nous-mêmes ! on va s'appuyer sur un mythe de l'homme considéré comme la valeur suprême avant qu'il ne se soit fait homme, ou bien on va s’ouvrir sur l’autre Infini ».
Bien sûr que l'homme est sacré ! bien sûr qu'il est une fin, comme le dit Kant, mais à condition qu'il se fasse homme, à condi­tion qu'il acquiert un dedans, à condition qu'il ne soit pas mû précisé­ment par des puissances cosmiques, à condition qu'il ne soit pas l'esclave de ses pulsions inconscientes. Si on veut fonder l'humanité et la justice humaine sur l'homme tel qu'il est, on fait de l'homme finalement une abstraction, un absolu, au nom de laquelle on instituera la pire des dictatures.
Une autre issue, l’issue créatrice, il faut bien le dire, est très difficile à trouver puisque, quand l'homme a cessé d'admettre les règles tradi­tionnelles, il se trouve devant le vide.
Comment remplir ce vide ? Comment substituer à l'écroulement de la morale traditionnelle une morale valable ? Comment ne pas, en critiquant la morale tradition­nelle, faire perdre toute conscience en une échelle quelconque des valeurs ? Comment plutôt encore ne pas précipiter l'homme dans la servitude de ses instincts ?
En effet, comme le dit un moraliste catholique : « Après tout, la morale traditionnelle n'a été qu'une histoire, c'est-à-dire une règle que chaque époque s'est donnée ! On a admis sur le terrain biblique la poly­gamie, on a admis le divorce, on a admis la guerre sauvage, la guerre avec l'anathème, la guerre jusqu'à l'extermination, et tout cela au nom de Dieu ! Ce sont évidemment des conceptions qui ont pu être utiles, qui ont pu être inévitables à une certaine époque, mais nous ne saurions nous sentir engagés par cette morale historique ! »
C'est pourquoi ce moraliste, ce professeur de religion, ce prêtre, pense qu'il faut tout remettre en question, qu'il ne faut pas s'alarmer des pratiques solitaires, qu'il ne faut pas s'alarmer des relations sexuelles avant le mariage, qu'il faut accepter la stérilisation artificielle comme allant de soi dans ces relations prénuptiales. Après tout, pourquoi ne pas admettre que le plaisir soit une fin ? Pour­quoi ne pas accorder la volupté avec Dieu ? Pourquoi Vénus n'établirait-elle pas son règne sur nous ? Quel mal y a-t-il ? (1)
Mais où est le bien, où est le mal si finalement chaque époque en décide selon ses besoins et ses convenances ? Nous sommes bien loin de l'intuition de Pascal qui, justement, nous rend sensible l'immensité de l'homme qui enferme tout l'univers dans sa pensée, comme un point : que reste-t-il de cette grandeur ? Ce champ de possibilités s'est replié finalement sur la vie instinctive, sur la vie animale ! et l'homme inachevé, l'homme avec son pouvoir d'initia­tive, l'homme replie toutes ses possibilités sur des déterminismes qu'il subit et dont il est esclave, il renonce donc du même coup à ce qui le caractérise, il renonce à se faire, à se créer, il renonce à être homme. Mais comment se faire homme et dans quelle direction ?
Une toute petite histoire peut symboliser la direction de notre recherche. Un homme, qui était très épris d'une femme et très passionnément, veut lui faire la surprise d'un restaurant qui vient de s'ouvrir à Paris et qui est organisé avec le luxe le plus raffiné et la cuisine la plus exquise. Il l'emmène donc dans ce lieu. Il jouit de sa surprise et il commande un dîner à la hauteur des circonstances.
Pendant qu'il attend avec elle d'être servi, il voit, collant leur nez contre la vitrine de l'établissement, un homme en guenilles avec ses enfants en haillons qui sont là, foudroyés par ce spectacle, ébahis, les yeux pleins d'envie devant ce spectacle dont ils sont si rigoureuse­ment exclus. Et cet homme tout d'un coup prend conscience de l'écart entre ce luxe et cette misère, il en a honte, il éprouve un sentiment invincible d'injustice.
Quant à la femme, qui a vu ces trois misérables, elle appelle un serveur et lui demande de chasser ces pauvres dont la vue l'offense. Alors l'homme découvre tout d'un coup que cette femme n'est qu'une écorce, qu'il n'y a rien dedans, qu'elle est une chair sans contenu, il est dégrisé de sa passion, il cesse d'aimer justement parce qu'elle n'a pas de dedans.
En effet toute la question est là : avoir un dedans, c'est-à-dire une source, être une origine, être une valeur, être un bien universel, être une dignité, être une inviolabilité.
Tant que je subis ma vie, tant que je subis mes options passionnelles, je ne suis qu'un objet, je suis "quelque chose" comme dira Flaubert, je ne suis pas "quelqu'un".Il faut que je porte en moi la source et l’origine de ma vie, il faut que je porte en moi un bien que les autres puissent reconnaître comme leur bien, un bien universel que toute l'humanité soit intéressée à défendre.
Il faut donc que j'aie un dedans, mais ce dedans, il faut que je l'acquière, que je le constitue. De quelle manière ? Comment puis-je, moi qui ne me suis pas fait, comment puis-je, moi qui subis tous les courants de l'univers, moi qui suis un besogneux, moi qui dois emprunter à toute la nature, moi qui ne peux pas subsister une seconde sans cet appui de l'univers physique, comment puis-je me porter moi-même ? Com­ment puis-je vaincre en moi mes nécessités ? Comment puis-je vaincre le sexe ? Comment puis-je vaincre le "struggle for life" ? Comment puis-je vaincre la compétition ? Comment puis-je vaincre la mort ?
Car c'est cela, ce sont ces victoires sur le donné primitif, ce sont ces victoires qui me donneront un dedans et qui feront de moi précisément un homme en réalisant dans le silence de moi-même tout ce champ infini de possibilités. Il faut donc que je rencontre au-dedans de moi-même un Infini qui corresponde au champ infini de mes possibilités.
Et c'est vrai, c'est vrai, c'est vrai ! tout le drame de l'amour humain, c'est précisément que ni les époux, ni les enfants dans les parents, ni les parents dans les enfants, ni les amis dans les amis ne rencontrent un véritable Infini.
On cherche toujours dans l'autre un dedans, et on trouve si souvent un dehors ! on trouve si souvent une dépendance, une servitude ! on trouve si souvent une comédie, un besoin de se poser devant les autres, de se donner un masque pour créer un divertissement, pour induire les autres en erreur sur ce que l'on est, pour recevoir des hommages que l'on ne mérite pas pour une grandeur que l'on n'est pas devenu.
Il est donc tout à fait certain que l'homme, l'homme d'aujourd'hui, l'homme qui n'est plus gardé par les cadres traditionnels, l'homme qui ne croit plus à l'absolu des commandements reçus, l'homme qui est devant un champ de possibilités qu'il perçoit confusément mais qu'il est incapable de définir, car tout le monde n'est pas Pascal ! il est certain que l'homme se trouve dans une situation particulièrement tragique et qu'il est tenté, pour échapper au frein d'une morale tradi­tionnelle qu'il refuse, de se livrer à l'anarchie de ses instincts et de les canoniser, de les transformer à leur tour en absolus pour justifier ses choix et ses décisions, pour avoir l'air de respecter en lui-même son pouvoir d'initiative et de décision.
Ce n'est donc que dans la mesure où il découvre en effet au fond de lui-même un Infini à qui consacrer toutes ses puissances d'émerveil­lement et d'amour, c'est dans cette mesure seulement qu'il pourra respecter le donné primitif, respecter ses possibilités créatrices et faire de soi un homme.
Est-ce que le cas est désespéré ? Non, il n'est pas désespéré puisque finalement, à travers toute l'histoire humaine en dépit de sa cruauté, en dépit de ses ruses et de ses mensonges, l'homme – au moins dans quelques-uns de ses représentants – l'homme a toujours cultivé la beauté. Il a peint les murailles de ses cavernes, il a représenté le mouvement des animaux, il s'est passionné au spectacle des forces de la nature, il en a fait éventuellement des dieux, il a ressenti dans la musique qui voulait exprimer le plus profond mystère de son incons­cient, il a éprouvé dans la musique une possibilité de délivrance dont Platon nous parle dans le Timée.
Il y a une immense procession de l'art à travers toute l'histoire et dans les époques les plus sombres, l'homme – au moins chez quelques-uns de ses représentants – est resté sensible à la beauté et capable de l'exprimer dans des arts immortels.
ET l'homme a cherché à comprendre, il a cherché à comprendre cet univers, il a cherché à l'expliquer ! mais davantage, il a cherché à le contempler, et les grands savants, les grands inventeurs, ceux qui ont ouvert des routes nouvelles dans la connaissance, qui se sont consacrés à la vérité avec une passion de mystiques, ils ont donné toute leur vie pour elle et ils l'ont chantée comme des mystiques parlent de Dieu. 
Il n'y a pas de doute qu'il y a dans l'humanité des jalons merveilleux. Il y a dans l'humanité des génies, il y a des hommes qui montrent la route et ont trouvé un absolu capable de les combler : la beauté qui ravissait le coeur de Saint Augustin, la vérité qui est la grande passion des véritables hommes de science.
Il y a une issue qui se couronne d'ailleurs, qui s'achève, dans la bonté, car il y a à l'usage de tous une possibilité encore plus universelle qui est celle de l'amour. Il y a des gestes de bonté qui transfigurent le visage humain, qui remuent le coeur humain et le ramènent à ses possibilités infinies, mais toutes ces voies aboutissent finalement à une libération de soi-même. Si une morale d'obligation n'est plus acceptée, si elle est de plus en plus contestée, il y a une morale de libération qui peut surgir et qui en fait s'est exprimée tout au cours de l'Histoire, et c'est cette morale de libération que nous avons à découvrir.
Elle est d'ailleurs d'une exigence incroyable car, si le problème est de me libérer de moi-même, de me donner un dedans, d'être vraiment la source et l'origine de toutes mes décisions, de ne pas les subir, de ne pas me les laisser dicter par mes options passionnelles, cela im­plique une purification qui va jusqu'à la racine de l'être. Il faut que je me délivre du joug de l'espèce, il faut que je virginise la vie, il faut que je lui donne un visage, il faut que je la rende infinie, il faut que j'en fasse une valeur universelle, il faut que je reprenne toute l'évolution pour qu'elle aboutisse en moi à la liberté, c'est-à-dire à l'offrande, c'est-à-dire au don, c'est-à-dire à l'amour, alors l'évolution, en effet, va trouver sa consommation, l'évolution va obtenir son véritable achèvement.
Si déjà l'étude de l'univers peut conduire le savant à l'émerveillement, faire de lui un contemplatif de la vérité, c'est qu'il y a dans l'univers donc une sorte de trace de l'esprit, c'est qu'il y a dans l'univers une sorte d'appel à la liberté puisqu'il aboutit en moi à cette possibilité de me libérer.
Nous avons donc une vocation immense, une grandeur illimitée ! et vraiment l'univers, en nous, nous pouvons le comprendre comme un point, mais nous pouvons surtout en faire, selon l'Évangile, la perle du Royaume. Car cet univers, comme nous-mêmes, est ina­chevé, et c'est dans notre achèvement, c'est dans notre libération que nous l'achèverons et que nous le libérerons, et que nous lui donnerons finalement un visage et un sens.
Rien donc moins qu'à l'anarchie morale, à une dissolution, à un érotisme absurde ou à une guerre sanglante des hommes entre eux, rien moins qu'à une telle anarchie aboutira, dans le refus d'une morale-frein, d'une morale-obligation, aboutira une morale de libération, mais c'est une morale dont l'exigence est intérieure, c'est une morale dont l'exigence est créatrice, c'est une morale où l'on se fait soi-même, c'est une morale où l'Infini se révèle au-dedans, c'est une morale où l'on atteint jusqu'à la racine de l'être en soi et dans les autres, car celui qui découvre au fond de son coeur un Absolu vivant, celui-là atteint les autres aussi dans leurs racines.
Nous avons les mêmes racines, nous sommes tous UN dans une Pré­sence intérieure, nous pouvons donc nous trouver les uns les autres à un degré de profondeur infinie sans d'ailleurs que nous intervenions indiscrètement dans les affaires les uns des autres.
Il y a tout un univers silencieux, magnifique, musical, un univers où l'amour jaillit dans le secret du coeur, un univers de dialogue intérieur qui nous met en relation avec toute la Création, avec tout l'univers, avec toute l'histoire, avec toute l'humanité, avec tout l'avenir dans ce "X" auquel on donnera le nom que l'on voudra, que l'artiste exprime dans la beauté, que le savant cherche dans la vérité, et que celui qui aime manifeste dans la générosité. L'Évangile, d'ailleurs, va tout à fait dans ce sens.
L'Évangile intro­duit en effet une donnée prodigieuse et magnifique, inconnue de l'immense majorité des chrétiens qui sont restés dans les cadres du décalogue et dans une morale d'obligation : c'est que l'Évangile nous révèle le Bien comme une Personne, le Bien est Quelqu'un, et c'est cela qui, tout d'un coup, parle à notre cœur : le Bien, ce n'est pas une loi, ce n'est pas un commandement, le Bien, c'est Quelqu'un.
Voyez la différence entre le récit de la Genèse et le tableau que nous font les synoptiques de l'agonie de Jésus. Dans les premières pages de la Bible, le Bien correspond à un commandement : "Tu ne mangeras pas le fruit de l'arbre de la science du Bien et du Mal, sinon tu mourras ! » Donc le Bien apparaît comme imposé du dehors par une puissance invin­cible dont la sanction tombera à coup sûr si la transgression se produit.
Dans l'agonie de Jésus, le Bien apparaît comme Quelqu'un qui est blessé à mort, le Bien apparaît comme Quelqu'un à aimer, et le Mal comme une blessure infligée à cet Amour, comme la mort qu'il doit subir pour continuer à s'affirmer comme l'Amour, et cela change absolument tout. Je ne suis plus devant une loi, je ne suis plus devant un commandement, je suis devant un Visage, je suis devant un Cœur, je suis devant Quelqu'un.
« Pourquoi vouloir être quelque chose, disait Flaubert, quand on peut être quelqu'un ? » Mais peut-on devenir quelqu'un s'il n'y a personne? Comment faire de moi quelqu'un si je ne suis que devant un univers-chose, ou devant un commandement extérieur, abstrait, inerte ? Je ne peux devenir quelqu'un qu'en face de Quelqu'un et pour Lui.
Et justement le Christ dans Son agonie nous révèle le Bien comme Quel­qu'un à aimer, comme Quelqu'un qui nous aime, Quelqu'un qui se donne totalement à nous. C'est finalement là que le problème se situe : nous aurons un dedans en effet dans la mesure où nous serons engagés dans un dialogue d'amour avec Quelqu'un qui est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même.
La morale deviendra donc, finalement, une mystique. Il ne s'agira pas de se soumettre à un commandement, d'observer une loi, non pas, bien sûr, qu'on puisse se livrer à toutes les fantaisies d'instincts non conquis ! ce serait la destruction de son être, la négation du champ illimité de possibilités que l'on porte en soi !
Mais quelle distance s'il s'agit uniquement de se donner, de se donner à Quelqu'un qui est l'Amour même ! et qui est d'ailleurs la clef de notre intimité et le seul chemin vers nous-même, vers nous-même et vers les autres bien sûr, et vers toutes créatures et toutes réalités puisqu'on ne peut con­naître la réalité de tout que dans le jour d'une Vérité qui est Quelqu'un, d'une Vérité qui est le jour de notre intelligence.
Et il est bien sûr, bien sûr que les contestataires, bien sûr que tous les révoltés, bien sûr que ce pauvre moine prêtre qui clamait : « Mais j'ai perdu 53 ans parce que je n'ai pas fait d'expérience sexuelle ! », bien sûr que tous ceux qui pensent qu'ils vont trouver l'épanouissement d'eux-mêmes en se libérant de tous leurs engagements, il est bien sûr qu'ils n'ont pas connu, ils n'ont pas connu cette intimité, ils n'ont pas connu cette délivrance, ils n'ont pas connu cette joie d'une découverte infinie, ils n'ont pas connu cette fragilité de la perle du royaume, ils n'ont pas connu cette fragilité de Dieu ! Ils n'ont pas compris que Dieu n'était pas un juge, n'était pas un souverain, n'était pas un maître, mais qu'il était l'Amour, et rien que l'Amour, ils n'ont pas compris que Dieu était remis entre leurs mains.
Et voilà finalement l'issue de cet immense débat, l'aboutissement de cette histoire interminable : il ne s'agit pas de bousculer la morale et de la jeter par-dessus bord, mais de l'intérioriser, de tout intérioriser, c'est-à-dire de tout libérer, de tout transfigurer, de tout donner, de tout diviniser.
La morale de l'Évangile est une morale d'incarnation. Ce Dieu qui entre dans l'histoire, ce Dieu qui s'exprime à travers nous, ce Dieu qui fait de nous des dieux, ce Dieu nous envoie pour apporter à toute créa­ture cette lumière du dedans qui lui confère son statut d'éternité : c'est à cette prise de conscience que nous avons à aboutir.
Il est dans la nature de l'homme de dépasser sa nature justement parce que sa nature est inachevée, parce qu'elle n'est pas fermée, parce qu'elle est ouverte sur un champ infini de possibilités, mais il ne peut cou­vrir ce champ de possibilités, il ne peut se réaliser dans sa grandeur et dans sa dignité qu'à la manière de Dieu, à la manière de ce Dieu qui nous attend silencieusement au-dedans de nous-même sans jamais nous contrain­dre.
Il n'y a qu'une seule manière de réaliser ses possibilités, c'est de tout donner, c'est de faire de nous un pur élan d'amour vers cet Amour qui est tout Amour et rien qu'Amour, et la raison précisément de nous libérer, la raison d'atteindre à la transparence de la vie et à la virginité de l'amour, c'est que nous engageons, nous engageons cette Présence infinie, car cette présence infinie est engagée si je porte Dieu dans ma main, comme dit Coventry Patmore, si je tiens Dieu dans ma main, s'Il ne peut devenir un événement de l’histoire qu'à travers moi, s'il ne peut apparaître dans les rues de cette ville que dans ma vie, si les hommes ne peuvent Le reconnaître que si mon existence est transformée ! car si je ne change rien, Il n'est rien ! et s'Il est Tout, il faut que tout soit changé.
Mais cela suppose une ouïe extrêmement subtile. Il faut être sensible à toutes les nuances de la musique intérieure pour ne pas passer à côté de cet immense trésor qui est la Vie divine confiée à notre amour, pour nous et pour toutes créatures, pour nous et pour toute l'humanité, pour nous et pour tout l'univers ! Il faut une oreille extraordinairement attentive, il faut un cœur ouvert, mais c'est vrai, c'est vrai finalement, et c'est là le don merveilleux de l'Évangile qui nous soustrait à tout esclavage.
Dieu est tellement peu celui qui nous contraint, Il est tellement peu celui qui nous limite et nous menace, que c'est nous, au contraire, qui, comme dit Saint Paul, pouvons L’éteindre, nous avons le pouvoir de L'éteindre : "N'éteignez pas l'Esprit !" dit-il aux Thessaloniciens, n'éteignez pas l'Esprit ! (1 Thess. 5,19) N'éteignez pas Dieu !
Voyez comment cette crise morale, inévitable si l'on part d'une morale d'obligation qui est une morale de frein, voyez comment cette crise peut être surmontée en découvrant une morale de libération qui est déjà d'ailleurs actualisée en partie tout au long de l'histoire humaine et qui trouve dans l'Évangile son expression suprême dans cette révélation du bien comme de Quelqu'un, comme d'une Personne, comme d'un Visage, comme d'un Cœur.
C'est pourquoi nous sommes pressés par la crise même que la chrétien traverse, nous sommes pressés de revenir à une vie intérieure toujours plus intense, à un silence contemplatif sans cesse reconquis, pour ne jamais perdre de vue ce champ infini de possibilités dont Pascal nous a donné la formule, parce que c'est nous qu'il faut remettre en question, nous avec toutes nos servitudes, si nous ne voulons pas éteindre l'Esprit. Avec quel émerveillement, avec quelle reconnaissance, avec quelle joie découvrirons-nous ce bien qui est Quelqu'un et s'est remis totalement entre nos mains !
Ne biaisons pas, il ne s'agit pas d'autre chose : nous ne pouvons pas nous donner des permissions parce qu'il ne s'agit pas de nous, il ne s'agit pas de nous ! Au commencement est la Révélation, et notre vie est une relation avec le Dieu Vivant, avec l'Amour qui sera en agonie jusqu'à la fin du monde si nous ne prenons pas soin de Le ressusciter à chaque battement de notre cœur.
Claudel eut cette révélation quand il découvrit le jour de Noël, quand il découvrit à travers le mystère de Noël, à travers les antiennes de Noël, dans le grand vaisseau de Notre Dame de Paris, quand il découvrit soudain, lui qui venait là en dilettante et en incroyant, « l'innocence déchirante et l'éternelle enfance de Dieu ».
C'est cela qui est au coeur d'une morale qui est une mystique, d'une morale de libération, d'une morale créatrice, d'une morale où l'on se fait homme, d'une morale où l'on devient soi-même, d'une morale où la seule question, c'est d’être, et pour être, d'aimer !
"Aime et fais ce que tu voudras", comme dit Augustin. C'est là, finalement, le centre de tout, ce centre que nous découvrirons en retrouvant, comme Claudel, dans un Noël sans cesse actualisé, l'innocence déchirante et l'éternelle enfance de Dieu.

Note. Quand on se demande quelle est la place du plaisir dans la morale chrétienne et qu’on lui redonne, légitimement, sa place dans l’enseignement de la morale aujourd’hui, il ne faut jamais oublier la joie, indescriptible, celle de Jésus incarné sur la terre, celle de LA bienheureuse Vierge Marie, celle de Marthe Robin, celle de tous les saints et de tous ceux qui sont en voie de le devenir : en comparaison de cette joie intérieure toute joie légitime, et humainement épanouissante, et humainement nécessaire, née du plaisir, paraît bien fade. Dans cette joie il n’est plus question de maîtriser son corps mais seulement de l’offrir et de se donner, offrande et don de soi le plus parfait possible en lequel cette maîtrise… peut n’être plus, n’être aucunement un problème ou une question.